Lettres de Fadette/Première série/01
Malgré les plus vives instances de ma part et le sentiment du public dont je me croyais volontiers l’écho, Fadette a constamment refusé de paraître en face de l’objectif. Par surcroît de malheur et, sans doute, pour racheter ma présomption, me voici contraint d’offrir à ce même public, si profondément déçu, un vague profil d’âme au lieu d’une frimousse authentique, ou, si l’on veut, un trois-quarts littéraire au lieu du solide portrait en pied, lequel, mieux que des pages et des pages, eût expliqué le caractère de l’œuvre et le succès de l’écrivain. Et pour mieux corser ta sentence, on m’impose, au cours de cette ébauche, la vertu la moins familière aux gens de mon métier : la discrétion. Qu’au moins le lecteur, — de nouveau condamné aux mêmes recherches, aux mêmes disputes, aux mêmes gageures autour d’un nom, — ménage au préfacier son plus bénévole accueil. Je suis assez puni.
Cependant, l’énergique refus de Fadette me facilite la tâche, en ce qu’il me révèle un trait dominant de son caractère. Homme ou femme, ange ou…, vétéran de nos lettres canadiennes ou recrue de la veille, l’admirable artiste qui nous apporte chaque semaine sa prose enchanteresse, à l’abri du pseudonymat, appartient à la lignée des modestes et ce n’est pas là sa moindre originalité. Étonnerai-je le lecteur en disant que cette obscurité voulue et recherchée fait un peu le secret de sa constante réussite ?
« Le ciel n’est plus le ciel, quand il n’a plus d’étoiles. »
Au contraire en va-t-il de notre Fadette. C’est dans la paix de l’ombre, loin, très loin du scintillement de sa gloire littéraire, que l’écrivain paraît se sentir véritablement lui-même. C’est au cœur d’une villa mystérieuse, fréquemment visitée, même en hiver, qu’il nous adresse la plupart de ses lettres. Et cela lui permet de faire de la vie, de livrer son âme sans souci de pose à adopter, de rôle à assumer, de personnes à ménager. Ne songeant alors qu’à produire son rêve intérieur et sa philosophie, (je puis risquer le mot) peu lui importe la matière ou le point de départ : il suffira d’un propos villageois, d’une sentence remémorée de ses amis les psychologues, d’un vieux conte de fée reproduit et condensé en douze lignes, d’un fugitif aspect de la nature, d’imperceptibles nuances dans la couleur et le parfum des jours, pour qu’il parte à l’instant vers les hauteurs et nous emporte au vol de sa méditation. En vérité, pourquoi lui tenir rigueur de se dérober sans cesse et de voiler obstinément son nom et son visage, puisque nous avons ainsi sa personnalité toute vive emprisonnée dans les phrases ?
La modestie chez Fadette me paraît s’allier à une autre vertu réputée aube de siècle et pompeusement louée par les écrivains modernes : la bonté. Elle date de plus loin ! Mais il est possible que l’homme d’aujourd’hui, reconnaissant enfin l’inutilité ou les bas motifs de tant de luttes fratricides, se soit subitement résolu à plus de bienveillance envers son semblable. Ce serait la première fois que le monde eût profité de la formidable expérience des âges. En tout cas, la bonté est une vertu nécessaire au moraliste. Et si l’on observe chez Fadette la connaissance minutieuse des différentes classes sociales, jointe à une perception très aiguë de nos travers de race, il convient d’ajouter que son grand cœur atténue les effets de sa clairvoyante ironie. Que de choses elle a su dire dans cette page féminine du Devoir où tout le monde, à tour de rôle, se sent atteint, mais où personne ne se croit visé ! Ce moraliste possède en propre une façon de parler et une façon de se taire véritablement apostoliques. Il accompagne un instant le coupable sur la route des réflexions sages, puis bientôt se retire ; le coupable, aiguillé de la sorte, continue seul l’âpre chemin ; et parvenu au terme, il peut savourer secrètement sa honte. Voilà, je pense, une grande leçon offerte aux sempiternels censeurs dont la maladroite insistance n’éveille les bons désirs que pour les étouffer l’instant d’après. Ô Fadette ! Allez toujours, versez, versez sans cesse votre douceur sur nos plaies, car nous n’avons rien à attendre de ces cœurs durcis, contournés, repliés et distillant l’amertume comme les coquillages de l’océan.
Un certain nombre de lecteurs sont d’avis que l’écrivain du Devoir possède un cerveau d’homme et un cœur de femme. Cela n’avance guère le problème de son identification…, mais peut nous aider à caractériser son style où se révèle, en effet, un salutaire mélange de poésie et de raison, d’intuition et d’analyse. Tous s’accordent à vanter l’abondance et la netteté de ce style tributaire de tous les genres, admirablement diversifié suivant le thème entrepris, mais toujours conforme aux exigences de la lettre. Tel jeudi, l’auteur nous offre un poème, tel autre, une anecdote, plus tard, une épigramme et la semaine suivante, il nous arrive avec un plan de tragédie. Mais sans cesse l’aimable épistolier nous parle et se raconte. Chacun de ces morceaux ressemble à un jardinet de campagne exigu, plantureux, sarclé, ratissé et de toutes parts bien clos. Un sage y trouverait néanmoins sa subsistance, car le suc et la vertu de l’étendue voisine y pénètrent et le vaste ciel y verse tous ses rayons !
Le principal tort du recueil, à mon avis, c’est d’être le résidu d’un choix auquel présida la main impitoyable de l’auteur. Je veux bien croire que tout ne fut point d’égale venue dans sa correspondance hebdomadaire. Mais il avait une si drôle façon de le dire et de s’en affliger, en boudant l’inspiration, que le précieux déchet pourra peut-être nous manquer. En tout cas, ce léger défaut, uni aux autres imperfections de l’ouvrage, est infiniment plus excusable que les lacunes de cette préface. Que voulez-vous ? Pauvre tâcheron mécanique, habile tout au plus à capter les attitudes et emprisonner le regard, j’aurais dû refuser jusqu’au bout cette incursion périlleuse à travers les replis de la pensée et de l’âme et les nuances de beauté littéraire. Je me suis laissé vaincre, et je m’en accuse.