Lettres de Fadette/Première série/02
I
Feuilles mortes
Il y a du bonheur épars dans la douceur de l’air : les feuilles d’or pleuvent, c’est la fin de la saison, mais rien n’est triste dans la lumière voilée, et nous aimons à aller par les chemins où les passants sont rares et où l’on garde pour soi, sans l’éparpiller, la joie de cette beauté resplendissante qui se meurt.
Je vous dirai une de mes petites faiblesses parmi toutes les grandes moins louables que je ne vous dirai pas. C’est une pitié tendre pour les feuilles encore si jolies et si fraîches que le vent jette sous nos pas ; je les relève et j’en apporte des paquets à la maison.
Hier soir, j’en avais une collection étendue sur la table : sous le large abat-jour, elles semblaient de fines mosaïques incrustées dans le chêne brillant.
J’en cherchai inutilement deux semblables.
Le bon Dieu les a faites toutes différentes, comme nos âmes dont quelques-unes sont ardentes comme les feuilles empourprées de l’érable, d’autres lumineuses comme les feuilles d’or de l’orme, il y en a des grises comme celles des chênes, des blanches comme celles des trembles, des vivantes comme les feuilles vertes que la gelée a épargnées.
Toutes différentes et si ressemblantes, pourtant, que lorsqu’on parle de nous en disant « les femmes », chacune se sent atteinte par la louange ou la critique, et les plus dissemblables s’unissent pour sourire ou protester, avec une arrière-pensée qu’on a pourtant dit bien vrai !
C’est que rien n’est moins simple qu’une âme de femme. Dieu tout seul n’y avait mis que de la Beauté, mais lorsque le Diable, sur l’invite de notre pauvre grand’mère Ève, y voulut mettre la main, les contradictions, les complications, les subtilités surgirent, au grand plaisir du Malin qui voyait où mènent les chemins de brouillard.
« Bonne affaire ! se disait-il, j’ai donné des vices aux hommes, des faiblesses aux femmes et beaucoup de jolis voiles pour les leur cacher, ça ira bien ! »
Mais il y a un bon moyen d’attraper ce Grand attrapeur ! C’est de n’avoir jamais peur de tirer au clair les affaires qui ne sont pas claires. C’est d’aller au fond des petits problèmes qu’on préférerait ne pas résoudre. C’est de faire une lumière impitoyable sur les choses imprécises de son âme : ses intentions, ses désirs, ses tristesses, ses affections. C’est de savoir toujours où aboutiront nos démarches, nos gestes, nos initiatives. Enfin, c’est de ne rien confier au hasard et de ne s’aveugler sur aucune de nos arrière-pensées : elles sont souvent nos pensées directrices.
Et tous ces beaux conseils à propos des feuilles !
Oui, des feuilles dont le froissement doux accompagne ma plume qui court comme le vent d’aujourd’hui, légère, un peu pressée, confiante et heureuse, car je sens qu’entre les âmes de mes lectrices et la mienne, se tendent des liens, à peine visibles encore, fragiles comme des fils de la Vierge, mais aussi délicats et aussi charmants.