Lettres de Fadette/Première série/18

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XVII

En carême


Je serais désespérée de prendre ma plume pour vous écrire aujourd’hui si nous n’étions en plein carême ! Je me sens stupide, ni plus ni moins, et je vous paraîtrai ennuyeuse, c’est sûr, mais ne serai-je pas tout à fait dans l’esprit du carême et en même temps je vous y mets : alors… allons-y !

Ah ! le béni temps tout de même où l’on peut se reposer de s’amuser, où, du moins, il est possible de trouver un prétexte pour se dispenser de s’amuser ! Je vous ferai un aveu, mes petites amies, et si vous êtes sincères, plusieurs d’entre vous seraient prêtes à dire comme moi : c’est que je trouve parfois plus ennuyeux de s’amuser que de s’ennuyer ! Au moins on choisit le lieu où l’on s’embêtera en paix, mais on subit les salons et les compagnies où il faut s’amuser malgré soi. Et il vient facilement ce dégoût des fades plaisirs mondains, toujours les mêmes ! Que les très jeunes filles ne se lassent pas de danser, de se pomponner, de faire les belles, et de se l’entendre dire, je le comprends ; mais que des jeunes femmes ayant mari et enfants et une maison à conduire, se laissent entraîner dans la ronde folle, qu’elles y sacrifient leur santé et la paix de leur foyer, vrai, cela me dépasse ! C’est vous dire que je suis souvent « dépassée », car de ces folles petites femmes, il y en a !

Comme le Monde choisit toutes les occasions possibles de créer une mode, il profite du carême pour mettre à la mode un des prédicateurs. Le pauvre homme n’y peut rien : il est peut-être un saint qui ne songe au Monde que pour le combattre, le monde l’a élu et c’est par lui qu’il fait marcher les petites dames snob ! Et les voilà toutes prises d’une belle ardeur peu sainte pour aller entendre les sermons de carême : « Oh ! ma chère ! il est superbe ! » — C’est le mot d’ordre. C’est très amusant de constater que souvent les bons petits tours du diable tournent contre lui, et cette manie d’aller entendre le prédicateur à la mode est une de celles qui réussit le moins à la politique de messire Satan. C’est que parmi tant de petites âmes frivoles et légères qui sautillent sur le chemin de la vie, se contentant d’être jolies, adulées et parées, il y en a de très pures, dont le cœur n’est pas gâté. Elles vivent dans la griserie d’une fête perpétuelle sans penser à rien, et si tout d’un coup, et plusieurs jours de suite, il leur arrive d’entrevoir la vérité ; si elles s’aperçoivent que leur vie de poupée est une fantasmagorie, et que derrière la joie et les plaisirs frelatés du monde, il y a pour tous des devoirs sérieux, des sentiments profonds, un autre sens à la vie, elles s’arrêtent pour y penser… c’est leur âme qui s’éveille, et l’on peut tout espérer ! Car, si durant six semaines, les idées sérieuses entrent dans l’esprit, si le cœur est remué par des sentiments nobles et sincères, si l’enfant consent à laisser ses jeux et à vivre en personne raisonnable, si cette personne raisonnable comprend qu’il y a une vie chrétienne à laquelle elle a le droit et le pouvoir de participer… Ah ! vous voyez d’ici la grimace du diable qui s’amusait tant de voir les offices du carême transformés en réunions à la mode !