Lettres de Fadette/Première série/20

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 44-46).

XIX

La trop bonne


« Moi, ce n’est jamais mon tour d’être fatiguée ou malade : le jour de ma migraine il y en a toujours une autre à soigner, à la maison. Je me secoue et ça se passe », me disait, en riant, une vaillante petite femme, un peu maigre et pâlotte, dont le tour de se reposer ne devrait pas être passé trop souvent, si on veut la conserver jolie dans ce monde où il y a tant de laides personnes.

On rencontre ainsi de ces femmes si naturellement dévouées et empressées à servir les autres, que ceux qui vivent avec elles finissent par oublier qu’elles sont sujettes à la fatigue et à la faiblesse.

C’est à elles que l’on demande la sortie imprévue, le service qui dérange, la visite ennuyeuse, quand on ne demande pas les trois à la fois, et le tout arrive par surcroît, dans une journée déjà remplie.

Toujours souriante et bonne, cette ange à qui des ailes seraient si utiles va à droite et à gauche, monte au grenier ou descend à la cave, réparant la gaucherie de celui-ci, finissant le travail de celle-là, cherchant les choses introuvables, remédiant aux négligences et aux oublis de tous, et — c’est sur cela que j’attire votre attention, — se fatiguant outre mesure. Sa maison se transforme tour à tour en hôpital, en hôtel et en ouvroir. On vient s’y jeter comme en un refuge béni : on s’y installe, on s’y meurt, elle nous héberge et nous guérit.

Et ce sont là des faits qui n’étonnent personne, parce que c’est si naturel pour cette femme d’aider les autres et de les tirer d’embarras, qu’il ne vient à l’idée de personne qu’elle se met elle-même dans de gros embarras pour leur rendre service.

Elle s’oublie elle-même si totalement, si parfaitement que les autres l’imitent : elle est bonne aussi naturellement que vous et moi respirons !

Mais quand on a une bonté d’ange, il faudrait en avoir aussi la nature pour ne pas souffrir des conséquences. Et cela n’est pas, et bien des dévouements faits femmes ont payé de leur vie cet excès de bonté dont généralement les gens abusent.

À celles qui sont si bonnes, il est inutile de dire : « ménagez vos forces, soyez raisonnables. » Si vous disiez à la rivière d’être immobile, aux étoiles de ne plus briller, elles ne sauraient vous obéir : ces femmes sont faites pour ne jamais s’immobiliser et pour rayonner sans cesse.

C’est donc ceux qui vivent de leur mouvement et que vivifie leur rayonnement qu’il faut avertir. Prenez garde, veillez sur cette activité excessive, si mal servie parfois par la force physique. Une femme n’est pas une machine. Vous êtes tous des égoïstes d’exploiter les forces vives de ce grand cœur. N’attendez pas qu’elle soit disparue, pour vous rendre compte de tout ce qu’elle fait pour vous et du peu de souci que vous avez d’elle. Les regrets stériles et les remords tardifs ne vous la rendraient pas ! Ouvrez les yeux maintenant, et rendez en attentions délicates, en tendresse protégeante, ce dévouement qu’elle vous prodigue si largement.