Lettres de Fadette/Première série/28

La bibliothèque libre.
Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 64-65).

XXVII

Flânerie


Flâner ! Se donner un grand congé où l’on se dispense d’avoir des tas de choses à faire, où l’on écarte les soucis, les devoirs, les obligations, les conventions, les cérémonies, les indifférents et même les amis ! Et l’on s’en va seule dans un coin plein d’arbres, de lumière, de petits sentiers qui mènent nulle part, de gros rochers gris qui vous ménagent des repos exquis après de rudes ascensions. On ne se dit jamais : « Il est l’heure de rentrer, on m’attend, il faut aller là ou voir celui-là ! » On est libérée, enfin, des autres et de soi-même, puisque pour être un succès, ce beau congé comporte une absence absolue de pensées, d’observations et de réflexions introspectives. Car ça, vous le savez bien, exclut tout repos. Quand on pense, ou bien l’on tourne dans un cercle, ou bien l’on vrille dans les profondeurs sans jamais percer à jour. C’est très fatigant et si décevant !

Mes chers amis, je jouis actuellement d’une semblable trêve ! Je n’entends que le bavardage des oiseaux, les beuglements des vaches, et aux heures des repas, les remarques quotidiennement répétées de mon hôtesse, dont la sollicitude heureusement ne se préoccupe que de mon bien-être matériel. Je me repose si profondément, j’ai l’âme si doucement engourdie par la paix et le silence environnants que je cherche en vain une pensée à vous communiquer. Elles dorment toutes et je n’ai pas le courage de les appeler. Il suffit d’en faire lever une pour agiter les autres, et elles recommenceraient autour de moi leurs « pourquoi », leurs « si » et leurs « comment », et moi je recommencerais à vivre comme avant et comme vous !

Vous allez donc excuser Fadette cette fois ? Elle ne vous envoie que son sourire qui évoquera peut-être à vos yeux la vision d’un pays où l’on végète délicieusement et où l’herbe est si verte qu’on en mangerait, si on pensait devenir ainsi une bonne petite bête paisible, douce, jamais tourmentée, qui ne cesse de brouter que pour mourir.

Ah ! ne rien faire et surtout n’avoir rien à faire, se taire autant qu’on veut, n’entendre que les voix du bon Dieu dans la nature, ne rien désirer, ne rien regretter, c’est plus bon que vous ne sauriez l’imaginer, mortels actifs qui me lisez ! Et je termine en vous souhaitant ce bonheur en ce monde et un paradis tout semblable dans l’autre.