Lettres de Fadette/Première série/29

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 65-68).

XXVIII

Les pauvres petits


Les lilas embaumaient ce soir-là, et leur parfum entrait comme une joie subtile dans mon âme redevenue rustique et reprise à la vie vraie de la campagne. J’allais au mois de Marie par le sentier qui conduit au cimetière et de là à l’église. Je me sentais si heureuse de vivre, qu’à l’entrée du cimetière j’hésitai, prise du scrupule d’apporter ce rayonnement de vie parmi les pauvres morts. Mais là aussi les lilas bercés par un vent léger jetaient le parfum de leur beauté, là aussi l’air était très doux et toutes les tombes ressemblaient à de grandes corbeilles fleuries. Je traversai légèrement cet étrange dortoir où dormaient tant d’inconnus ; machinalement je m’agenouillais avant de franchir la grille, quand j’entendis distinctement un sanglot, et me retournant, j’aperçus un petit garçon qui pleurait à chaudes larmes. Je le questionnai d’abord vainement : il ne répondait pas et tenait son visage caché sur son bras. Mais je m’assis près de lui et à force de diplomatie, j’arrivai à lui faire lever la tête. Je le reconnus alors : un bon petit gamin que nous appelons l’étourneau au village, à cause de ses mines d’oiseau vif et de son étourderie où il n’entre pas un grain de malice. Mais voilà ! La vieille parente qui le garde depuis deux ans que son père est mort, n’a peut-être pas beaucoup de patience et elle traite tragiquement les sottises du pauvre gosse. Or, dans l’après-midi, mise au courant par une voisine d’une nouvelle espièglerie du petit diable, elle conclut la gronderie par ces paroles cruelles : « Serais-tu un mauvais cœur, et vas-tu ressembler à ton père qui a fait mourir ta mère de chagrin ? »

En répétant ces mots, le petit se remit à pleurer et à travers ses sanglots. — Ce n’est pas vrai, dites, que mon père a été méchant pour maman ! Il était bon, bon pour moi, et je ne suis pas un méchant, non plus !

Je niai tout énergiquement ; j’assurai que la tante étant très fâchée avait dit plus que sa pensée, que je savais que son père était bon, que sa mère avait été heureuse, et que lui était bien un peu espiègle mais un brave petit homme qui ne penserait plus jamais à cette vilaine histoire.

Il m’écoutait avec des yeux navrés, une petite figure crispée qui faisait pitié. Ah ! le pauvre petit étourneau ! Voilà que la vie lui faisait bien mal déjà, et le blessait au plus vif : dans son culte pour la mémoire de son père. Oh ! la vilaine femme qui voulait tuer une seconde fois ce mort, je lui en voulais tant à ce moment que je la trouvais inexcusable !

Mais à la réflexion, je revis sa figure niaise, et je me souvins de sa bêtise : mais être bête à ce point, c’est peut-être pire que d’être méchant ! On ne se doute pas des chagrins désespérés que peuvent avoir les enfants ; on ne sait pas assez le mal qu’on leur fait en leur disant du mal des autres, surtout de leurs parents, et cette vieille folle, qui va à l’église quatre fois par jour, fera peut-être un mauvais sujet du bon petit cœur qui s’est révélé à moi ce soir-là, simplement en parlant à tort et à travers et en se laissant aller sur la pente de son incorrigible bêtise !