Lettres de Fadette/Première série/47
XLVI
Nos morts
Voici revenue l’époque des longues promenades sous les ciels gris si doux, dans les sentiers perdus que l’automne fait plus larges et plus éclairés. Sur les buissons rouges, les feuilles tiennent à peine : un frisson du vent, une caresse de la main, et elles se détachent une à une, et tombent tout doucement. On n’entend qu’un léger froissement, et cependant… ne perçoit-on pas comme les pas d’un être invisible qui marche avec nous ! C’est le pas de l’Automne qui avance grave et triste, enlevant aux arbres tout vestige de vie, portant avec lui dans son parfum de feuilles fanées, tant de souvenirs qui tressaillent et remontent des profondeurs de notre âme, formant des tableaux successifs où toute notre vie apparaît comme dans un merveilleux cinématographe.
Voilà nos jeux d’enfants, nos plongeons dans les amas de feuilles roses et or qui sentent bon, nos retours d’école, et nos récoltes de senelles et de noix dans les sacs de cuir où les livres disparaissent sous nos trésors ; voilà les rêveries de la fillette prise par la griserie de l’automne et sentant sur ses joies d’enfant de petits brouillards vagues qui la charment et l’ensorcellent. Voici les heures d’ombre lourde, et les heures de grands bonheurs radieux ! Tant d’espoirs, d’amour, de regrets, de mélancolie ont pris ce parfum doux des feuilles qui meurent en octobre ! Et cette fantasmagorie nous suit, nous enveloppe, et nous allons comme dans un rêve, toujours plus loin sur la route et plus profond dans notre cœur.
Tout ce passé remué nous rend vivants nos chers disparus, et pour les retrouver, leur parler de très près, nous allons dans le grand cimetière solennel et silencieux, nous nous agenouillons sur les tombes où dorment nos aimés, et c’est là un bonheur, un bonheur voilé d’une tristesse mystérieuse et chère, où notre cœur vit, parle et balbutie comme lorsque, tout petits, nous étions bercés dans les bras qui se sont glacés. Nous entendons fredonner les berceuses et l’écho des contes qui nous ont charmés… un profil fin s’estompe vaguement dans un geste de caresse au-dessus de notre petit lit d’enfant… puis tout s’efface, car les yeux d’étoiles se sont fermés, les lèvres aimées se sont tues… et il y a de cela si longtemps, si longtemps ! Les feuilles qui tournoient dans l’air amolli ont tant d’années recommencé leur ronde de mort depuis que la mère couchée là, sous le gazon, s’est endormie pour toujours ! Les petits ont grandi, ont souffert, ont compris un jour de quelle tendresse la mort les a privés, mais ils sentent, aux heures graves de la vie, que dans leur âme, il en est resté quelque chose de très bon qui les pousse au bien, qui les garde du mal.
Mais il faut se relever, laisser les morts dormir, et revenir vers la Vie, la Vie mieux aimée, peut-être, malgré ses duretés et ses tristesses. Car on apprend des morts le prix de la vie, et ils nous disent bien éloquemment qu’il faut vivre pleinement et mieux.
Quand nous serons partis à notre tour, notre souvenir devra être un principe d’activité et de force pour ceux qui nous suivent. Ils seront forts de notre courage, bons de notre charité, rayonnants de l’amour que nous leur aurons prodigué ; mais pour cela, il ne faut pas laisser flotter notre vie au caprice des heures, sans direction sage et sans but utile.
Ayons donc le courage d’embrasser notre tâche quotidienne à pleins bras, et pensons que c’est l’enchaînement de nos innombrables petits devoirs qui fait l’unité, et la beauté des vies de femmes dignes de ce nom.
Aimons nos morts ; et pensons souvent à ceux dont l’exemple plane comme une lumière au-dessus de nos vies.