Lettres de Fadette/Quatrième série/24

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 67-70).

Cette admission faite une fois pour toutes nous arme contre les surprises et contre l’illusion si chèrement entretenue de l’irresponsabilité due au hasard qui gouverne notre existence.

Notre faiblesse trouve son compte dans cette doctrine, mais l’admettre c’est croire à l’injustice et à la dureté de Dieu qui nous jetterait avec insouciance sur la terre pour être menés par les forces aveugles, bonnes ou mauvaises, parmi lesquelles le hasard nous fait vivre.

Croire cela et endurer certaines heures d’agonie est impossible et fait comprendre les pires désespoirs.

Comme c’est bon et plus simple de croire à l’Amour qui gouverne le monde, au mystère que nous comprendrons un jour, au commandement divin, le seul, celui qui sauve : le commandement de l’Amour qui embrasse et comprend tous les autres.


XXIV

Protestation


« Ah ! madame Fadette, c’est facile quand on est tranquillement assise à son bureau, de prodiguer les bons conseils aux jeunes femmes : « Souriez à vos maris grognons ; ne vous croyez pas malheureuses parce que vous avez beaucoup d’enfants ; soyez économes et travailleuses ; que votre mari ne s’aperçoi- ve pas de vos ennuis ; sacrifiez-vous sans cesse… et vous serez heureuses ! » Ô madame, il est bien chimérique le bonheur que vous créez, avec votre plume active, au moyen de devoirs accumulés les uns sur les autres ! Mais n’avez-vous jamais pensé qu’il finit par y avoir tant de devoirs, et de formes si disparates, que l’équilibre est rompu, et qu’ils s’écroulent en écrasant celle qui a eu la présomption de les accepter tous ? Vous dites des choses sages : à les lire, elles paraissent la vérité facile à vivre, mais la réalité est plus vraie encore, et aucune jolie phrase ne l’empêchera d’être dure et, dans certains cas, d’une injustice révoltante. La réalité, c’est ma vie et celle de tant de jeunes femmes sacrifiées à la légèreté, à l’égoïsme et à l’immoralité des hommes qui nous ont épousées par caprice et qui nous délaissent pour satisfaire de nouveaux caprices.

Ils viennent à la maison pour y manger et quelquefois pour y dormir ; ils fréquentent leur club, les buvettes, et autres lieux encore moins respectables. Leur travail leur donnerait de quoi faire vivre leur famille dans l’aisance, mais ils prennent la part du lion pour leurs plaisirs, et ils crient ensuite à l’extravagance quand il leur faut pourvoir aux nécessités de la famille. Leur femme travaille plus qu’aucune servante ne consentirait à le faire même pour un salaire élevé, mais elle n’a jamais un sou à elle, et il faut qu’elle mendie de son mari l’argent qu’elle doit au boulanger et au laitier. Du matin au soir elle travaille, et elle passe bien des nuits sans sommeil à prendre soin de ses petits enfants ; elle ne se trouverait pourtant pas malheureuse si elle était aimée et si son mari était bon pour elle. D’ailleurs, elle ne se plaint pas, c’est lui qui est la victime. Sa maison est mal tenue, son argent est gaspillé, les enfants crient le jour et la nuit parce qu’ils sont mal élevés et mal soignés ! etc., etc.

Et ce féroce égoïste devient si fatigué de toute la lassitude de sa femme qu’il sort sans cesse pour se distraire et qu’il voyage pour se reposer. Sa femme maigrit et s’épuise ; il ne le voit pas, ou plutôt, oui, il remarque qu’elle enlaidit et il le lui fait entendre. Quand, par hasard, ils sortent ensemble, il ne la trouve pas chic, et il lui signale madame X, qui est élégante et jolie, elle. Notez bien qu’il ne décolère pas quand sa femme lui demande de l’argent pour sa toilette, et que celle qui vous écrit n’a rien acheté pour s’habiller depuis dix-huit mois. Elle ne s’en plaindrait pas, si son mari ne lui reprochait pas son manque d’élégance. Ce que je vous demande, chère madame Fadette, c’est que les hommes aient leur part de vos bons conseils. Dites-leur donc que la jeune fille dont ils ont fait leur servante était heureuse et choyée chez elle, qu’elle a eu confiance en eux quand ils promettaient de la rendre heureuse. Elle accepterait joyeusement les ennuis inévitables de la vie conjugale si elle était la compagne protégée et respectée, et si de bonnes paroles remplaçaient les grogneries perpétuelles. Dites-leur donc qu’il ne suffit pas à une femme d’être logée, nourrie et pas battue pour être heureuse. Dites-leur donc qu’ils ne supporteraient pas un mois la vie qu’ils font à leur femme depuis des années !

… Me croyez-vous une révoltée ? Vous vous tromperiez… j’endure, j’endure, et quand je n’aurai plus la force d’endurer, je me laisserai mourir avec un grand soulagement. Mes enfants ?… ce sont des garçons, ils se tireront d’affaire… comme leur père ! Il ne se fait pas de misère, allez ! Vous pensez que je déteste mon mari ? Il n’en vaut pas la peine : je le méprise pour sa lâcheté, sa veulerie, ses mensonges, sa mesquinerie. Il n’a ni cervelle, ni cœur ; c’est un mannequin bien mis qui fait la roue sur les boulevards pour se faire admirer des femmes qui lui ressemblent.

Madame, ce n’est pas de la littérature ce que j’écris là, c’est mon cœur qui vous crie son indignation et sa misère : c’est la première fois et probablement la dernière, qu’il prend une si grande liberté, il faut l’excuser et en avoir pitié pendant qu’il retourne s’enfermer dans sa coquille. »