Lettres de Fadette/Quatrième série/25

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 71-74).

XXV

La poignée d’argile


Le vent furieux et fou, dont les longs crescendos emplissent la cheminée de plaintes lamentables, ressemble à d’autres vents de mars lointains, ils évoquent l’image d’une petite fille, pelotonnée en rond, comme une chatte paresseuse, dans un fauteuil immense ; elle lit de vieux contes anglais, et l’un d’eux pénétra un jour dans sa mémoire et s’y blottit dans un coin d’où il surgit, aux heures grises, où lasse, mécontente de soi ou de son sort, on est disposée à critiquer les dispositions de la mystérieuse Providence.

Ce conte que je n’ai pas inventé, est devenu mien cependant par l’usage que j’en ai fait. Je veux vous le dire, et plaise à Dieu, que pour vous comme pour moi, il éclaire parfois les parties sombres de votre âme où se groupent en murmurant les questions angoissantes.

Sur les bords d’une rivière, il y avait une poignée d’argile : c’était de l’argile commune et lourde, mais elle était remplie d’orgueil, et elle rêvait d’emplir le monde de sa gloire… quand on aurait découvert sa valeur. Elle vivait dans cette attente. Elle avait vu si souvent les arbres secs se garnir de feuillage, les plantes se couvrir de fleurs, la terre noire se parer de verdure ! Muette et désolée, la poignée d’argile avait assisté à ces transformations, elle avait entendu ces voix triomphantes chanter dans le soleil, et elle se consolait en se disant : « Mon heure viendra… je deviendrai belle aussi un jour ! »

Il arriva que l’argile fut prise et emportée dans un tombereau rempli d’autre argile. Après un voyage pénible, on la jeta dans un immense mortier où elle fut roulée, pétrie et écrasée. Au milieu de cette torture, elle était soutenue par la pensée qu’une beauté sortirait de sa souffrance. Mais elle pensa mourir quand elle fut saisie par une meule qui la faisait tourner si rapidement qu’elle avait la sensation de s’éparpiller en atomes. Mais non, un pouvoir étrange la maintenait, la façonnait, et à travers son étourdissement elle sentit qu’elle se modifiait, qu’elle prenait une forme.

Hélas, à peine cet espoir était-il né, qu’une main brutale la glissa dans un four où la chaleur pénétrante, horrible, était plus intense que toutes les chaleurs de tous les étés réunis qu’elle avait endurées au bord de la petite rivière fraîche où elle s’était trouvée si à plaindre !

Elle ne perdait pas courage cependant, et elle éprouvait une confiance grandissante dans sa gloire future : « Puisqu’on se donne tant de peine pour moi, c’est que je deviendrai belle. »

La cuite terminée, elle fut sortie du four et déposée sur une planche, au bord d’un ruisseau ni profond, ni limpide, mais assez clair, toutefois, pour refléter les objets qui s’y miraient.

Et alors la poignée d’argile s’aperçut dans sa forme nouvelle, la récompense de sa patience, de son endurance, le terme de son ambition et de ses grands espoirs ! — Elle était devenue un pot de terre ! Un misérable pot à fleur rouge, laid et bête !

Indignée, désespérée, elle cria à son créateur inconnu : « Pourquoi m’as-tu faite ainsi ! »

Les jours passèrent, des jours de tristesse amère et de révolte, et un soir, le pot à fleur fut rempli de terre humide, et une vilaine petite boule, sèche comme une chose morte, fut placée avec soin au milieu de cette terre noire et collante. Nouvelle indignation aussi vaine que les autres.

Bientôt, porté dans une serre, il fut réconforté par le bon soleil, et il vit qu’on s’occupait de lui avec sollicitude… et peu de jours après, il sentit frémir en lui comme un espoir de vie nouvelle : il ne comprenait pas ce que c’était, mais il était moins malheureux. Les jours passèrent, et la poignée d’argile, sentant toujours l’étrange palpitation savait qu’enfin elle vivait.

Un matin, elle vit autour d’elle des figures émerveillées ; des murmures d’admiration la tirèrent de sa béate tranquillité. Se penchant vers un autre pot à fleur elle lui dit : « Pourquoi me regarde-t-on avec tant de plaisir ? » — Ignores-tu donc que tu portes un lys royal ? Ses pétales sont plus blancs que la neige et son cœur brille comme un or pur. Cette fleur est une merveille et sa racine est dans ton cœur. »

Alors la pauvre poignée d’argile fut heureuse. Elle avait subi tant d’humiliations et de douleur qu’elle n’avait plus d’orgueil. Elle n’était pas la Beauté, mais elle avait contribué à la faire croître et fleurir… et elle comprenait son utilité. Détachée d’elle-même, elle se complaisait dans la magnificence de la fleur royale sortie de ses propres abjections.