Lettres de Fadette/Quatrième série/38

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 106-108).

XXXVIII

Le Rouet


De ma fenêtre, j’ai vu le ciel mauve et rose descendre sur le clocher pointu, sur les maisons grises et sur les cottages blancs : il a plongé dans la rivière, et, sous sa caresse, elle est devenue mauve et rose aussi et elle a ressemblé à un arc-en-ciel qui se joue dans les vagues.

Quelques minutes ont suffi pour que s’éteigne cette splendeur : la nuit a jeté sa cendre grise sur le soir lumineux ; il en est tombé un peu sur mon âme, peut-être ; elle est devenue triste comme les choses qu’elle a touchées.

Dans la pièce, l’ombre enveloppe doucement toutes les formes et absorbe toutes les couleurs : les contours s’effacent, et, pendant quelques minutes, seule, une statuette de Psyché dans les bras de l’Amour paraît suspendue, toute blanche dans l’obscurité presque complète. Puis elle se fond dans l’ombre comme le reste, et je ferme les yeux, recommençant par jeu, ce geste de mon enfance, quand j’attendais ce qui sortirait du noir en les ouvrant après quelques minutes.

Et j’aperçus, se profilant dans le coin opposé à la fenêtre, la silhouette vague du rouet, reçu hier, legs de ma vieille bonne, une ancienne de l’ancien temps, qui servit notre famille pendant trois générations. Elle est morte heureuse, en nous bénissant de l’avoir aimée, elle, la toute bonne, qui ne connut d’autre joie que de se dévouer en nous servant fidèlement.

Elle m’a souvent parlé de son rouette, comme elle disait ; il lui venait de sa mère qui le tenait de la sienne. Il est bien vieux, et il nous dirait de longues et belles histoires si nous l’interrogions. Que de mains ont fait tourner son fuseau, que de pieds ont pédalé pour faire chanter sa roue.

Le lin, la laine, les jours ont été filés et ne sont plus, et le vieux rouet, silencieux dans la pénombre, me fait penser à l’heure où je serai aussi, l’une du passé, dont ils rêveront, ceux qui resteront, en se faisant mille questions et en évoquant mon fantôme qui ne leur répondra pas.

— Ce rouet, c’est le passé de la brave famille pour laquelle il travailla si joyeusement, c’est aussi le passé de notre race qui ne cultive plus le lin et qui commence à dédaigner de filer la laine.

Je n’ai qu’à me souvenir des récits de ma vieille Marie pour voir l’humble demeure des champs, peuplée d’enfants, dont la mère pourvoyait à tous les besoins : langes pour les bébés, droguet pour les robes, étoffes épaisses pour les hommes, toiles pour les lits, catalognes pour les planchers, bas, chaussures, chapeaux, la mère filait, tissait, tricotait, cousait, tressait ; tout passait par ses mains actives et ingénieuses qui ne se reposaient guère.

Levée avant le soleil, la mère ne finissait toujours qu’à la lueur de la chandelle les tâches innombrables qu’elle s’était données pour la journée. Et pendant que les bébés dormaient dans les bers, qu’au ronronnement monotone et doux du rouet, les plus grands s’assoupissaient autour du poêle, que le père fumait sa pipe en songeant aux moissons prochaines, la maman, infatigable, travaillait pour que sa nichée fût vêtue, nourrie et heureuse.

Ce travail patient, ce dévouement humble et inlassable, reproduits d’une génération à l’autre, ont formé un trésor de vaillance, où puisent encore les jeunes mères d’aujourd’hui, plus fragiles, hélas ! mais dont le dévouement sublime ne se lasse pas ; elles aussi donnent leur vie, l’usent et quelquefois la sacrifient au service des petits qu’elles aiment comme les mères seules savent aimer.