Lettres de Fadette/Quatrième série/39

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 108-110).

XXXIX

Petite grand’mère


Par cet après-midi clair et dans l’air frais tout chargé des bonnes senteurs printanières, l’auto file entre les talus reverdissants. Les chemins ne sont pas fameux, et nous sommes souvent retardés par de larges flaques boueuses où les pneus s’enfoncent d’une façon inquiétante… et voilà qu’au sortir d’un village, nous nous enlisons pour tout de bon. presque en face du cimetière. Il faut de l’aide et du temps pour dégager l’auto, et j’entre avec ma compagne dans le cimetière propret où un vieil homme est en train de ratisser les allées. Dans tous les enclos, le gazon est fin et vert et les plantes poussent leurs petites têtes rousses à travers la terre brune. Un grand Christ, au centre, étend ses bras au-dessus de tous ces morts qui dorment dans le printemps sans le voir : le vent est caressant, les oiseaux pépient et on ne sent dans ce cimetière ensoleillé que de la douceur et de la paix. Nous suivons lentement les allées en lisant les inscriptions et nous nous arrêtons devant celle-ci : Stéphanie X, épouse de X, morte à vingt-six ans, le cinq juillet 1891. Autour de la croix de pierre, cinq petites croix de bois portent des noms de bébés de trois mois à deux ans, morts depuis 1912.

C’est étrange… et pendant que nous nous livrons à des suppositions, le vieux jardinier s’approche de nous. — Vous êtes des parentes ? dit-il en étendant la main vers le monument. — Non, et nous sommes intriguées. Qui est cette jeune femme au milieu de tous ces petits enfants ? — C’est la grand’mère des p’tits. — Leur grand’mère ! à vingt-six ans ! fait étourdiment mon amie. Il sourit narquoisement : — À vingt-ans ans on peut avoir eu plusieurs enfants, à preuve qu’elle en a laissé quatre. Ils sont tous mariés, et tous les ans, ma chère dame, ça achète ! Alors sur le nombre, il en meurt quelques-uns, et c’est dans le terrain de la famille qu’ils sont enterrés… c’est grand… il peut en tenir gros ! achève-t-il gravement

Pauvre petite grand’mère ! Morte en pleine jeunesse et qui se disait en se sentant mourir : tout est fini !

Mais rien n’était fini, et ses enfants l’ont continuée, et des enfants de ses enfants naîtront d’autres enfants encore…

C’est la chaîne, la longue chaîne humaine, qui, dans chaque famille, s’étend entre le ciel et la terre, et dont chacun de nous est l’un des anneaux ; et dans ce cimetière, il me semblait qu’elle était visible, et que la jeune femme, au ciel, la regardait s’allonger, et qu’elle souriait d’être l’aïeule de tant de petits-enfants.

De l’autre côté du grand voile de mystère, elle ne s’étonne plus de ce qui nous trouble. Elle comprend pourquoi les mères sont enlevées aux petits enfants, et pourquoi la mort vient chercher les bébés dans les berceaux pour les coucher dans les tombes. Elle voit que ce douloureux mystère n’est pas cruel et elle ne se demande pas comme nous pourquoi Dieu donne aux mères des enfants qu’Il leur reprend si vite. Elle poursuit sa vie du côté des grandes lumières, et elle attend dans la joie que la destinée des siens s’accomplisse. L’imagination humaine peut-elle concevoir cette paix et cette félicité planant au-dessus de la souffrance humaine qui gémit et se lamente inlassablement sur la terre ?