Lettres de Fadette/Quatrième série/42

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 117-119).

XLII

Le secret de son cœur


La lumière se meurt, le vent fatigué s’est tu, aucune étoile ne brille au ciel sombre, et le soir est triste comme la guerre et lourd comme les deuils de la terre.

Les mains calleuses du vieux maître de poste n’ont rien trouvé pour moi dans le sac regardé avec tant de convoitise, et je reviens lentement par la petite rue étroite et vieillotte où l’herbe pousse entre les planches du trottoir. L'angélus, tout à l’heure, la remplissait de sonorité dévote, mais c’est maintenant un silence à me faire croire que je suis seule dans ce village assoupi.

Pourtant en approchant des dernières maisons, je vois quelqu’un qui veille dans l’ombre grise. Assise sur le perron, la jeune fille regarde vaguement, très loin ; sur ses genoux il y a une enveloppe : elle la prend et la passe comme une caresse sur ses joues, puis sur ses lèvres, et elle la repose sur ses genoux et ses yeux recommencent à fixer son rêve. Intriguée, je ralentis le pas, et, la petite étant presque ma voisine je lui souris : « Bonsoir ! il fait lourd ce soir, c’est de l’orage qui se prépare. Vous êtes bien heureuse, vous ! il y avait pas de lettres pour moi ce soir. — Oh ! la mienne n’est pas arrivée ce soir… » Elle la passe encore sur sa joue, avec son petit geste tendre, et je vois qu’elle n’est pas décachetée. « Mais elle n’a pas été ouverte, votre lettre ! — Cela ne servirait à rien… je ne sais pas lire. — Mais on peut la lire pour vous ? — Oh ! non. C’est de mon ami qui est à la guerre. Il écrit pour moi toute seule. Je sais qu’il est bien, puisqu’il m’écrit, et, ajouta-t-elle en rougissant, je sais bien tout ce qu’il me dit encore. »

Sa voix tremblait et ses yeux s’emplirent de larmes.

Après un petit silence rempli d’émotion, j’offris en hésitant : « Si jamais vous vouliez connaître les mots de sa lettre, et peut-être lui faire écrire une réponse, voulez-vous me le demander ? Je serais très discrète, et je comprends si bien votre délicatesse et votre chagrin. — »

Elle serra l’enveloppe dans ses petites mains jointes : — « Merci, madame, j’irai peut-être… »

Et je la laissai, si mignonne avec ses grands yeux clairs qui illuminaient son visage mince et pâle dans l’obscurité grandissante. Je la laissai avec sa lettre fermée entre les doigts, demandant aux feuilles bruissantes de lui murmurer ce mystérieux message, et percevant la douceur des mots qu’elle « savait » mais qu’elle ne pouvait lire. Cette petite enveloppe intacte, quel acte de foi touchant ! Il vit et il l’aime… Risquerat-elle de livrer les précieux aveux à des indifférents ? Elle n’a rien à apprendre, elle sait si bien… elle se souvient.

Elle est bien étrangère à nos ingénieuses complications, la petite âme confiante et fidèle, gardant pieusement ses lettres fermées, et attendant patiemment son soldat qui se bat en cette France lointaine qu’elle ne sait même pas imaginer. Et je pensais, en rentrant chez moi, à ces lettres reçues dans un délire de joie, puis relues et disséquées jusqu’à ce qu’elles créent de l’angoisse. Après avoir tiré des mots toute leur valeur, c’est entre les lignes que nous lisons, pour y chercher plus ou moins que les mots ne semblent dire.

Elle a des larmes dans les yeux, la petite fiancée, mais la joie habite son cœur, puisqu’elle vit dans le royaume de l’Amour qui est bien « le royaume des certitudes ».