Lettres de Fadette/Quatrième série/50

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 140-143).

L

Révélations


Suzanne est assise dans la fourrure auprès d’un joli feu clair qui accroche des lumières aux dorures des cadres et des lueurs d’or dans ses boucles soyeuses. Son livre d’images est tombé de ses mains, elle regarde dans le vague et elle se sent un peu malheureuse. Sa maman vient de sortir : elle entend encore le tintement gai des clochettes de l’attelage qui lui disent : « Bonsoir, Suzette, bonsoir ! »

Oh ! ce n’est pas parce que sa maman est sortie que Suzanne est triste… à sept ans, on est raisonnable et Suzanne se pique de l’être. Elle se met à chercher, s’il n’y a pas eu dans la journée, quelque mal qui n’a pas été défait, car c’est le souci de son bon petit cœur de défaire le mal, que ce soit une tache à effacer, une blessure à guérir par une caresse, ou une faute à avouer. Mais non… ce jour-là tout a été bien.

Alors, elle examine si rien n’est changé parmi les êtres qui peuplent son petit monde, ces êtres que nous appelons froidement des choses, mais que Suzanne sent bien vivre, et dont elle respecte la sensibilité mystérieuse.

Elle jette un regard autour d’elle : chaque objet est bien à sa place… la pendule, au-dessus des volumes de la bibliothèque rose, continue à jeter ses petits grains de vie sonores, la poupée dort dans son berceau d’osier, l’ours Teddy semble trouver fort plaisant d’être écartelé sur le tapis dans un coin, car ses gros yeux ronds luisent de gaieté… et au fond de la chambre, le lampion allumé fait tout rose le Jésus de cire, dont la crèche minuscule, remplie de paille, est entourée de fleurs blanches aux feuillages givrés…

Alors, alors, pourquoi cette grosse envie de pleurer qui lui gonfle le cœur ? Elle s’allonge dans la fourrure blanche si douce, et elle regarde le feu qui chantonne pour la consoler ; peu à peu ses grands yeux se ferment.

L’oiseau agite ses ailes dans sa cage : — Tu ne dors pas, Botrel, fait-elle plaitivement. — Non, petite, et toi tu t’ennuies ? — Oh ! moi, dit Suzanne dans un grand soupir, je suis triste… j’ai été sage pourtant aujourd’hui, et il n’y a rien de changé dans la maison, ah ! mon pauvre Botrel, tu ne sais pas comme c’est ennuyeux de ne pas savoir seulement pourquoi l’on a tant de chagrin !

L’oiseau penche la tête avec des airs de vieux philosophe : — Je te le dirai bien moi : tu es triste, parce qu’une belle fleur vient de mourir dans la serre. — Tu l’as vue mourir ? — Non, mais je le sais, il en meurt tout le temps : elles s’épanouissent, elles embaument, elles s’ouvrent, elles s’ouvrent éperdument pour donner tout leur cœur au soleil, puis un à un leurs pétales tombent sur la terre noire au pied des plantes… elles finissent toutes ainsi.

Et ce n’est pas tout, continue l’oiseau, tu es triste aussi parce qu’une étoile du ciel est tombée dans le vide : vite, vite, plus vite qu’on ne peut penser, comme si elle avait peur du ciel d’où elle s’enfuyait, elle s’est précipitée dans le noir de la nuit qui l’a engloutie.

L’enfant écoute, toute pâle d’angoisse, en serrant ses petites mains sur son cœur.

— Il y a autre chose encore qui te rend triste, c’est la voix du vent qui passe sur le monde… L’entends-tu appeler ?… il arrête son souffle pour écouter si le monde lui répondra, mais on ne s’occupe pas de lui, et il recommence à soupirer et à gémir.

— Et, dis-moi, Botrel, est-ce que, la nuit, il y a beaucoup de fleurs qui meurent, beaucoup d’étoiles qui tombent, beaucoup de ces voix qui appellent et auxquelles personne ne répond ? — Oui, répond l’oiseau gravement : toutes les fleurs meurent dès qu’elles sont belles ; j’ai vu bien des étoiles qui resplendissaient se jeter dans les ténèbres, et le monde est rempli d’appels auxquels rien sur la terre n’a jamais répondu.

L’enfant et l’oiseau se taisent, l’une dort dans sa fourrure, l’autre dort sur son perchoir, mais l’enfant a appris dans son rêve pourquoi elle est triste, et qu’on peut avoir du chagrin sans avoir été méchante. Dans le mystère de son âme qui s’éveille, tout un monde lui a été révélé et la pitié, la divine pitié qui fait le cœur des femmes si grand est née cette nuit en elle.

Elle va aujourd’hui aux fleurs qui s’effeuillent, aux étoiles qui tombent, au vent qui pleure, mais Suzanne grandira, et la douce compassion grandira aussi, pour s’élancer vers tout ce qui souffre, et aux voix qui éternellement appellent, elle saura répondre avec la tendresse des femmes qui ont compris qu’aimer, se sacrifier et pardonner, c’est tout un.