Lettres de Fadette/Quatrième série/56

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 157-160).

LVI

Des ombres passent


Il y a des jours indécis où le soleil n’arrive pas à percer les nuages, le vent déplace les vagues grises, sans cesse remplacées par d’autres vagues grises : le soleil, en arrière, argente leurs contours, mais il ne réussit pas à les traverser. La journée passe sans pluie et sans soleil, dans l’attente du triomphe de la lumière.

Il y a des jours semblables dans l’amitié : des ombres passent qui étendent entre les amis du gris où tremblent des frissons : un silence, un mot injuste, une défiance que l’on sent, et voilà tristes des heures que l’amitié devait illuminer.

Le grand Artiste nous a créés vibrants, sensibles aux plus légères nuances, et il ne faut jamais nous en plaindre. De la même source viennent les angoisses sourdes et les joies radieuses, les souffrances aiguës et les bonheurs profonds. Notre esprit perçoit vite et notre cœur répond instantanément, semblable à la harpe éolienne que le plus léger souffle fait vibrer, et ce qui rend la vie belle c’est d’avoir toutes les cordes de son âme d’accord et bien tendues.

Que ce soit une journée sombre ou une journée de lumière, le soir vient toujours, et il absorbe les rayons et les ombres.

Et c’est bon, quand on est las, d’entrer dans les églises dont les portes grandes ouvertes vous attirent comme des bras protecteurs.

Dans l’air parfumé d’encens et de lilas, il palpite encore des prières, et l’on va tout près de l’autel déposer le fardeau de la journée. Les heureux même ont besoin de ce repos : certaines joies sont si lourdes à porter ! Et quand dans un soupir, on a laissé tomber son âme devant Celui qui la sait faible, on n’a plus qu’à se taire ou à murmurer son nom dans le grand silence des prières muettes.

On dit : « Mon Dieu ! » sans d’autres mots, sans une autre intention que celle de l’appeler, comme le petit enfant dit cent fois dans la journée « maman ». Il ne sait que ce mot et il le répète sans cesse sur tous les tons avec l’instinct que sa mère le comprend bien.

Cette fin de jour dans l’église sombre et silencieuse me représente si bien les dernières heures de notre vie. Nous serons las, seuls au milieu des êtres les plus chers, nous ne parlerons plus, et nous ne saurons que murmurer : mon Dieu !

J’aime à croire qu’au soir de notre vie comme aux soirs de nos journées, nous sentirons la douceur d’être venus tout près de Dieu, d’avoir déposé à ses pieds tous les fardeaux de notre vie, de lui avoir rendu nos âmes que la vie humaine ne retient plus. Et ce sera bon comme dans l’église, je crois.

Les heures de silence du soir font plus pleines les heures d’activité de la journée et leur font acquérir une importance qui les pare de beauté, même si elles sont remplies par de pauvres petites occupations.

C’est parce que nous ne les voyons pas de haut que nos petites actions nous fatiguent et nous écrasent. Si nous pouvions enfin comprendre et sentir que rien n’est perdu, que tout notre devoir est nécessaire dans le plan divin, et que nous servons en étant fidèles même à ce qui nous semble insignifiant. Le service de la sentinelle, du soldat qui aplanit la grande route, de celui qui donne à manger aux bêtes, n’est-il pas aussi nécessaire au bon fonctionnement de l’armée que le service du soldat qui se bat à la baïonnette ? Dans les églises désertes, le soir, on pense à ces choses…