Lettres de Fadette/Quatrième série/57

La bibliothèque libre.
Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 160-162).

LVII

Nos soldats


Hésitant et capricieux, notre printemps est arrivé avec ’ sa succession de jourpéos douces et frileuses ; de caresses alternant avec des bourrasques rudes. Il est charmant quand même avec ses couchers de soleil roses, et ses promesses de résurrection dans les bourgeons frêles qui se recroquevillent par les nuits glacées.

Il est charmant comme tout ce qui est jeune, frais et palpitant de vie. Nous l’aimons après avoir eu froid si longtemps, nous l’aimons par ce besoin immense de croire à ce qui ne meurt pas, à ce qui recommence, nous qui sommes si cruellement blessés par ce qui est éphémère. Chaque printemps nous apporte le même message, la même assurance que la vie ne meurt pas, que c’est la mort qui meurt dans les résurrections.

Écoutons bien ses voix innombrables : elles parlent à tous d’amour, d’activité, d’énergie et de joie. Le printemps apporte au monde la joie même de Dieu, la joie créatrice : il crée et renouvelle tous les coins de terre nus où il passe léger et fleuri, semant la vie. J’entends le cri désolé des mères : « Vous parlez de joie, et nos fils s’en vont et nos cœurs sont déchirés ! » Comment pouvez-vous croire que j’oublie la tristesse des départs prochains, de cet arrachement que nous n’avons pas voulu et auquel il faut consentir ! Et je dis pourtant que le printemps apporte la joie divine même à celles qui pleurent. Faites un grand silence en vous-mêmes, regardez au profond de votre cœur, vous l’y découvrirez, cette joie profonde d’avoir fait à vos fils une âme qui s’élève dans l’épreuve et qui l’accepte ; ils vous étonnent par leur fermeté, vous sentez qu’ils feront honnêtement et bravement le devoir dur mais grand et beau qui leur est imposé. Tout ce qui est généreux et viril en eux grandira dans l’oubli d’euxmêmes, et vous serez fière de votre soldat, pauvre mère qui cachez vos larmes afin de donner tout votre courage à votre petit qui compte sur vous.

Nos petits ! Sont-ils autre chose à vingt ans ? Et ne les sent-on pas davantage, nos petits, lorsqu’on nous les prend ? Et ils nous sont toujours pris par quelqu’un ou par quelque chose. Ils ne sont bien à nous que lorsque nous leur faisons un berceau de nos bras et qu’ils ne peuvent se passer de leur maman. Plus tard, ils sont de nous, faits de nos tendresses, de nos sollicitudes, de la sève de nos âmes, et notre suprême consolation, c’est de les découvrir un jour des hommes sincères, énergiques et bons. Cet orgueil des mères bénies dans leurs fils est l’une des joies douloureuses que chante ce printemps : sûrement vous l’entendez.

Un officier m’a dit : « Ils sont merveilleux, nos petits conscrits, énergiques et gais. » Je sais : ils sont courageux et fiers, et ils feront payer cher aux Allemands les larmes de leurs mères.

Ils partiront sans amertume et sans récriminations. À l’appel du devoir impérieux ils ont répondu : Présent ! — Et pendant que nous prierons pour eux, que nous travaillerons pour eux, ils feront honneur au Canada, honneur à la race française que les soldats de France reconnaissent en nos soldats canadiens.

Ils s’en vont dans le grand bouleversement qui ensanglante le monde, ils rêvent de victoire et ils se sentent dans les mains de Dieu qui est leur père où qu’ils soient. Ils n’ont pas peur et ils se battront bien, et si hélas ! quelques-uns ne reviennent pas, ils n’auront pas été des vaincus, car ils seront partis avec la certitude que Dieu c’est la Vérité, que le Bien et la Justice c’est la vérité, que l’accomplissement de son devoir c’est la vérité, et qu’il n’y a pas de mort, mais « une porte qui s’ouvre », pour les admettre dans la meilleure vie où il n’y a plus ni guerre, ni angoisses.