Lettres de Fadette/Quatrième série/61
LXI
À l’aube
Les clairs rayons du matin illuminent les
collines : peu à peu, paresseusement, la
vallée sort des pénombres bleues et le village s’éveille à son tour : les volets s’ouvrent,
des cheminées roses s’élancent des panaches
légers que la brise fait ondoyer en courant
secouer les fins arômes des bois d’alentour,
et le soleil monte glorieux dans un
ciel sans nuages. La sonnaille au cou, les
vaches regagnent paisiblement le pacage,
escortées par les gamins qui culbutent dans
les fossés en criant de joie. La route blanche
se déroule comme un ruban, elle escalade
une pente rapide et contourne de gros
buissons : je la vois semblable à une collerette
de dentelle enveloppant un bouquet
de fleurs vertes. Je longe un champ où
le bruit d’une faulx siffle dans l’herbe fraîche ;
de l’autre côté, comme une mer blonde,
les blés ondulent avec une petite musique
crépitante. Puis, c’est un bois que le chemin
traverse, les rayons et les ombres y
dansent et s’y poursuivent pendant que les
chansons des oiseaux et des pins remplissent
l’air de rumeurs douces.
Je regarde, émerveillée, ce jour nouveau frais comme une fleur, et je pense que cette aube si jeune est cependant l’aube ancienne qui prit, au premier jour, la terre nouvellenée pour l’envelopper de son manteau de lumière et l’envoyer parmi les étoiles dans son long pèlerinage : si ancienne et toujours jeune, chaque matin, elle apparaît dans la rosée perlée, vêtue de lumière fine, fraîche et parfumée !
Le vieux, vieux jour de la terre, après son grand plongeon dans l’abîme de la nuit, sort étincelant et beau ; s’il n’y avait pas de nuit obscure, le jour deviendrait sans doute vieux et poussiéreux.
Nos âmes ont des ressemblances étonnantes avec le vieux jour : c’est après nos descentes et nos chutes dans les abîmes de l’ignorance et de la faiblesse qu’elles remontent comme des aubes claires, éveillées aux pensées neuves, attentives à ce qu’elles n’avaient pas vu encore, jeunes et renouvelées en dépit de toutes les années passées, car pour les âmes comme pour les jours, c’est un perpétuel recommencement.
À la vérité nos âmes ne sont vivantes qu’à la condition de se transformer sans cesse. La mort, pour elles, c’est de ne plus sentir l’impulsion qui les porte vers la perfection et de s’immobiliser dans des limites étroites où elles cherchent un bonheur immédiat.
La souffrance, heureusement, délivre l’âme de cette petite mort et l’appelle à réaliser le désir profond de l’infini que recèle chacune mais qui n’est senti par elles que lorsque leur échappe ce qui ne peut durer.
Quand je regarde courir le fleuve, j’entends les vagues qui chantent : « Je serai la mer »… et c’est la vérité, le fleuve ne peut faire autrement que d’aller à la mer, il sera la mer, et il le sait. Sur ses rives il y a des champs et des villages, des forêts et des villes : il reflète leur vie, il leur prête de la sienne, il est pour eux un plaisir ou un danger, mais il ne peut ni s’arrêter, ni ralentir sa course : il va à son but, à la mer profonde et il s’y perdra en se confondant avec elle.
Il me semble que c’est ainsi que nous devons aller vers l’infini, vers Dieu, touchant aux choses de ce monde, participant à la vie universelle, mais toujours entraînés vers notre fin dans un mouvement qui soit notre joie et notre fierté. C’est quand nous entrerons dans l’infini, dans cet océan de repos, que toutes nos activités et toutes nos angoisses auront leur pleine signification. En attendant, je crois que la perfection de notre but prête une grande beauté aux imperfections de nos efforts pour l’atteindre.