Lettres de Fadette/Quatrième série/62

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Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 173-176).

LXII

Les nénuphars


Le silence m’isole délicieusement dans la beauté de ce clair après-midi : le soleil inonde les champs d’or, et l’eau, à mes pieds, sans une ride, est un miroir sur lequel courent des nuages vaporeux, et où s’allongent les longues tiges brunes des nénuphars, dont les petites têtes blanches et fermées se tournent vers le soleil, avides de plus de chaleur et de plus de lumière. J’essaie de lire, mais mes yeux reviennent aux grands champs où pas une tige ne bouge, au lac immobile et brillant, aux nénuphars qui seuls ne semblent pas dormir, et dont l’effort vers le plein épanouissement est presque visible et les rend très vivantes.

Elles ressemblent aux âmes tendues aussi vers la lumière, mais dont les racines, comme celles de grands lis d’eau, sont retenues dans la vase qui les tirent en bas. C’est la lutte pour grandir et devenir belles, et les fleurs et les âmes s’épanouiront dans leur bonne volonté chercheuse et constante. La Bonne Volonté ! La vertu encourageante entre toutes, puisqu’elle n’est, en somme, que le désir sincère de toutes les perfections et l’effort persévérant de toujours « faire de son mieux ».

Pendant que les nénuphars entr’ouvrent leurs pétales au parfum subtil, que les cigales percent le silence de leur petite chanson monotone, je me dis que l’instant est bien choisi pour bavarder chers lecteurs amis. Quelques-uns d’entre vous m’ont déjà dit : « Vous nous aidez » ; j’en suis fière sans m’en enorgueillir : je connais ma faiblesse, et je sais bien que l’aide que j’apporte, c’est ma profonde sympathie pour toutes les âmes, toutes leurs joies et toutes leurs angoisses : je vous la dis simplement, et les heureux et les tristes s’écrient : « Elle nous comprend», et ils se sentent moins seuls, quand ce sont des silencieux qui n’expriment pas volontiers leurs impressions.

Ma grande flânerie reposante d’aujourd’hui n’est pas sans ombres. Je ne puis m’empêcher d’évoquer des silhouettes connues de femmes qui ne se reposent que le dimanche, et encore !

Le travail manuel qui prend la couturière par exemple, et l’assujettit de l’aube à la soirée avancée, me paraît l’un des plus pénibles, et la vie de celle qui n’entend parler que de chiffons et de modes pour les autres est curieuse à étudier. Condamnée à subir les exigences et les caprices des femmes dont la mode est une déesse qu’elles servent dans le désappointement de n’être pas plus belles malgré leurs sacrifices d’argent et de temps, la couturière, si elle est intelligente et sérieuse, juge bientôt et méprise la vie creuse des mondaines. Dans son atelier, les bonheurs, les deuils, les drames intimes se frôlent comme les satins roses et les crêpes noirs : personne ne lui fait de confidence, mais le long miroir qui reflète les visages détendus et sans défiance, garde pour l’ouvrière le secret des mystères auxquels elle songe en tirant l’aiguille pendant les longues soirées solitaires. À deviner tant de choses, à tant observer et réfléchir, il y en a de ces dispensatrices de mode qui deviennent des sages, j’en connais même qui sont des saintes. Elles ne comprennent pas bien pourquoi c’est leur destin de parer le bonheur des autres sans avoir jamais eu le loisir de chercher le leur, mais elles ont compris les vérités hautes- qui font leur âme sereine. À voir se briser tant de rêves, à regarder les vies si légères d’apparence devenir si lourdes à porter, elles sentent qu’elles ne sont pas si à plaindre après tout. Dans l’isolement de leur vie laborieuse, elles ont un coin de leur âme où elles conservent les bonnes paroles, les pages réconfortantes, les pensées que les anges leur suggèrent pendant qu’elles drapent les étoffes soyeuses : c’est leur petit paradis, où elles gardent même les rêves purs irrêalisés ; elles aiment à les retrouver et elles peuvent leur sourire avec une douceur attendrie, puisqu’ils ne furent jamais piétinês par ceux qui font pleurer les femmes.