Lettres de Fernand Cortes à Charles-Quint/Lettre II

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Traduction par Désiré Charnay.
Hachette et Cie (p. 29-133).

LETTRE SECONDE

Envoyée à Sa Majesté sacrée, l’Empereur notre Seigneur, par le capitaine général de la Nouvelle Espagne, appelé Fernand Cortes.

Lettre dans laquelle il parle des contrées et provinces innombrables qu’il a nouvellement découvertes dans le Yucatan et en ce pays, en l’année 1519, et qu’il a soumises à la couronne royale de Sa Majesté ; — il y parle spécialement d’une grandissime province très riche appelée Culua, dans laquelle il y a de très grandes villes, de merveilleux édifices, d’une architecture et d’une richesse incomparables ; — parmi ces villes, il en est une, plus merveilleuse et plus riche que les autres, appelée Tenochtitlan, qui, par un art prodigieux, se trouve construite sur une grande lagune. — Le roi de cette ville est un très grand seigneur appelé Muteczuma ; ville où les aventures les plus extraordinaires arrivèrent au capitaine et aux Espagnols. Cette lettre parle longuement du grand empire de Muteczuma, des rites et cérémonies et de sa manière de vivre.

Très Haut, Très Puissant Prince Très Catholique, Invincible Empereur et notre Seigneur : dans un navire que j’expédiai de cette Nouvelle Espagne à Votre Majesté sacrée le 16 juillet 1519, j’envoyais à Votre Altesse un long rapport sur les choses qui s’étaient succédé dans le pays depuis mon arrivée ; j’avais chargé de cette relation Alonso Fernandez Porto-Carrero et Francisco de Montejo, procureurs de la Ville Riche de la Veracruz, que j’ai fondée au nom de Votre Altesse. Depuis lors, n’en ayant pas eu l’occasion, manquant de navires et me trouvant absorbé par la conquête et la pacification de cette contrée, n’ayant du reste reçu aucune nouvelle ni du navire ni de mes envoyés, j’ai cessé de relater à Votre Majesté ce que j’ai fait depuis : Dieu sait combien j’en ai souffert ! je désirais naturellement tenir Votre Altesse au courant des choses de ce pays ; et ces choses sont telles que, comme je l’écrivais dans mon premier rapport, Votre Majesté peut prendre le nom d’empereur de cette Nouvelle Espagne, au même titre que celui d’empereur d’Allemagne qu’elle possède déjà. Quant à vouloir parler de toutes les choses de cette contrée et nouveaux royaumes de Votre Altesse, en vouloir conter tous les détails et particularités, ce serait se lancer dans l’infini, et je supplie Votre Majesté sacrée de me pardonner si je ne puis lui faire un rapport aussi détaillé que je le devrais ; en les circonstances où je me trouve, je n’en aurais ni le pouvoir ni le temps ; cependant je m’efforcerai de dire la vérité à Votre Altesse le moins mal que je pourrai et de lui conter tout ce que pour le présent il est nécessaire que Votre Majesté sache. Je supplie de nouveau Votre Altesse de me pardonner si je ne dis pas tout, le quand et le comment des choses, si je donne mal certains noms, tant de villes que de villages et de leurs seigneurs qui ont offert leurs services à Votre Majesté et se sont déclarés ses sujets et vassaux ; car par suite d’un accident dont je rendrai compte à Votre Majesté, j’ai perdu toutes mes notes et les pièces diverses que j’avais réunies sur les Indiens, ainsi que beaucoup d’autres choses.

Dans la première relation, Très Excellent Prince, je disais à Votre Majesté les villes et villages qui jusqu’alors avaient offert leurs services et que j’avais conquis et assujettis. Je disais aussi qu’il y avait un grand seigneur appelé Muteczuma, dont les naturels m’avaient parlé, qui demeurait selon leurs appréciations à quatre-vingt dix ou cent lieues de la côte et du port où j’abordai. Confiant en la grandeur de Dieu, appuyé du nom royal de Votre Altesse, je résolus d’aller le voir, quelque part qu’il fût. Je me rappelle encore qu’il m’offrit, pour ne pas y aller, beaucoup plus que je ne l’eusse pensé ; cependant j’ose assurer Votre Altesse que je l’aurai, mort ou vif, soumis à la couronne royale de Votre Majesté. Dans cette résolution je quittai Cempoal, que j’ai appelé Séville, le 16 août, avec quinze cavaliers et trois cents fantassins, le mieux équipés que les circonstances me le permirent. Je laissai dans la ville de la Veracruz cent trente hommes et deux cavaliers occupés à la construction d’une forteresse qui est presque achevée, et je quittai cette province de Cempoal et toutes les montagnes environnantes qui comprennent cinquante villes et forteresses, avec environ cinquante mille hommes de guerre, entièrement pacifiées ; les habitants y resteront les loyaux et fidèles serviteurs de Votre Majesté comme ils l’ont été et le sont aujourd’hui ; et cela d’autant mieux, qu’ils étaient sujets de ce seigneur Muteczuma, qui les avait subjugués il y a peu de temps ; et comme je leur ai parlé de Votre Altesse et de son grand et royal pouvoir, ils m’ont dit qu’ils désiraient être mes amis et les vassaux de Votre Majesté ; qu’ils me priaient de les défendre contre ce grand seigneur qui les avait soumis au joug le plus dur, qui leur prenait leurs fils pour les tuer et les sacrifier à ses idoles, et me firent à son sujet mille autres plaintes. C’est pourquoi ils ont été et sont encore les serviteurs loyaux de Votre Majesté. Je crois qu’ils le seront toujours, pour être délivrés de la tyrannie de Muteczuma, et parce que, de mon côté, je les ai toujours traités avec la plus grande bienveillance.

Pour la plus grande sécurité de ceux qui restaient dans la ville, j’emmenais plusieurs des principaux personnages du pays, avec un assez grand nombre de leurs gens, qui me furent très utiles pendant la route. Je crois me rappeler avoir écrit à Votre Majesté dans ma première lettre, que quelques-uns des soldats qui vinrent en ma compagnie étaient amis de Diego Velazquez ; ces gens avaient paru chagrins des services que j’avais rendus à Votre Altesse, et quelques-uns d’entre eux voulurent se révolter et s’enfuir du pays ; notamment quatre Espagnols, nommés Juan Escudero, Diego Cermenio, pilote, Gonzalo de Ungria, autre pilote, et Alonso Peñate, lesquels, comme ils l’avouèrent spontanément, avaient résolu de s’emparer d’un brigantin qui se trouvait dans le port tout approvisionné, d’en tuer le commandant et de s’en aller à l’île Fernandina pour faire savoir à Diego Velazquez, comme quoi j’envoyais un navire à Votre Altesse, ce qu’il portait et quelle route il devait prendre, pour que Velazquez mît d’autres navires à ses trousses afin de s’en emparer ; ce qu’il fit en effet, ainsi que je l’appris plus tard. Car, selon les rapports, il envoya une caravelle à la poursuite de mon navire qu’elle eût capturé, s’il n’eût déjà passé. Les coupables avouèrent que d’autres personnes avaient conçu ce même projet, d’aviser Diego Velazquez. À la suite de ces dispositions, je châtiai les délinquants selon toute justice et comme en telles circonstances me parut le demander le service de Votre Altesse. Mais outre les gens et amis de Diego Velazquez qui voulaient abandonner la contrée, il y en avait d’autres, qui, en la voyant si grande, si peuplée eu égard à notre nombre d’Espagnols, se trouvaient dans les mêmes intentions. Craignant donc que si les navires restaient à l’ancre, tous ceux qui voulaient me quitter se soulevassent et ne me laissassent à peu près seul, ce qui réduirait à néant les services rendus jusqu’à ce jour à Dieu et à Votre Altesse, j’imaginai que les navires n’étaient plus en état de naviguer et, sous ce prétexte, je les fis jeter à la côte. Tous perdirent alors l’espoir d’abandonner le pays ; je pus ainsi me mettre en route moins inquiet et persuadé que malgré mon éloignement les troupes que je laissai derrière moi dans la ville, me resteraient fidèles. Huit ou dix jours après avoir échoué mes navires, ayant quitté Veracruz et me trouvant à Cempoal qui est à quatre lieues de là, j’allais poursuivre mon chemin, quand un émissaire de la ville vint m’apprendre que quatre navires croisaient sur la côte ; que mon lieutenant s’était rendu à bord en canot et qu’on lui avait dit qui ces navires appartenaient à Francisco de Garay, gouverneur de l’île de la Jamaïque, qui les avait envoyés à la découverte. Mon lieutenant leur apprit comment, au nom de Votre Majesté, j’avais occupé le pays et construit une ville à une lieue environ de l’endroit où se trouvaient les navires ; qu’ils pouvaient y venir et qu’on m’avertirait de leur arrivée ; que s’ils avaient besoin d’une réparation quelconque, ils trouveraient aide et protection dans le port, où il pourrait les guider. Les autres répondirent qu’ils avaient bien vu le port, puisqu’ils étaient passés devant et qu’ils acceptaient l’invitation. Mon homme revint donc dans sa barque, mais les navires ne le suivirent pas, n’entrèrent point au port et continuaient à croiser le long de la côte sans rien laisser deviner de leurs intentions. Dès que je fus au courant de la chose, je partis aussitôt pour la ville, où j’appris que les navires se trouvaient à trois lieues, le long de la côte nord, et que personne n’avait mis pied à terre. De là, accompagné de quelques personnes, je m’en fus de ce côté pour m’informer ; lorsque me trouvant à une lieue de la flottille, je rencontrai trois hommes de son équipage dont l’un se donna pour notaire ; il me dit s’être fait suivre des deux autres hommes pour l’assister comme témoins dans certaine notification que son capitaine l’avait chargé de me faire de sa part et qu’il me présentait.

Cette notification me faisait savoir qu’il avait découvert cette contrée et qu’il comptait la coloniser : il me signifiait donc que j’eusse à en fixer les limites, car il entendait établir le siège de cette colonie à cinq lieues sur la côte nord, au-delà de Nautecal, ville située à douze lieues d’une autre ville qui s’appelle aujourd’hui Almeria. Je répondis que le commandant n’avait qu’à se rendre avec ses navires au port de la Veracruz ; que là nous causerions, qu’il pourrait me dire dans quelles intentions il était venu, et que si ses navires et ses hommes avaient besoin de quelque chose, je ferais mon possible pour les secourir. Comme il se disait envoyé pour le service de Votre Majesté sacrée et comme je n’avais d’autre désir que de servir les intérêts de Votre Altesse, je l’eusse fait connue je le disais ; ils me repartirent que jamais en aucune façon le capitaine, ni aucun de ses gens ne mettrait pied à terre là où je me trouvais.

Craignant qu’ils n’eussent fait quelque mauvaise action, puisqu’ils refusaient de paraître devant moi ; la nuit venue, je me cachai de mon mieux près de la côte, juste en face où les navires avaient jeté l’ancre, et je restai là jusqu’au midi du jour suivant, espérant que le capitaine ou les pilotes viendraient à terre, où je me proposais de les interroger, de savoir ce qu’ils avaient fait et où ils étaient allés ; dans le cas où ils eussent commis quelque délit, je m’en serais emparé pour les envoyer à Votre Majesté ; mais personne ne vint. Voyant qu’ils ne paraissaient point, je fis enlever les vêtements de ceux qui étaient venus me présenter la notification et j’en revêtis les Espagnols de ma compagnie avec ordre de se rendre à la plage dans leur accoutrement et d’appeler les gens des navires : lorsqu’on les eut aperçus, une barque se détacha portant une douzaine d’hommes armés d’arbalètes et d’arquebuses ; mes Espagnols qui les avaient appelés, quittèrent alors la plage sous prétexte de rechercher l’ombre d’un bosquet voisin où ils se retirèrent ; quatre de ces hommes débarquèrent, deux arbalétriers et deux arquebusiers, qui aussitôt entourés de mes gens furent faits prisonniers. L’un d’eux, commandant de l’une des caravelles, mit le feu à son arquebuse et aurait tué mon capitaine de la Veracruz si grâce à Dieu la mèche n’eût fait long feu. Les hommes qui étaient restés dans la barque prirent la mer et s’en furent à la voile sans attendre que nous pussions rien savoir d’eux. Mais je sus de ceux qui me restèrent, qu’ils étaient arrivés à une rivière à trente lieues de là sur la côte nord, après avoir passé Almeria (c’est le Panuco), qu’ils y avaient été bien accueillis par les naturels ; qu’ils avaient obtenu des vivres par échange et qu’ils avaient vu de l’or entre les mains des Indiens, mais peu. Cependant ils avaient récolté trois mille castellanos d’or ; ils n’étaient point descendus à terre, mais ils avaient vu plusieurs villages sur les bords de la rivière, et si près, que des navires on les voyait parfaitement. Il n’y avait là aucun édifice de pierre, mais des cabanes de paille dont les planchers se trouvaient à une certaine hauteur au-dessus du sol. J’appris tout cela beaucoup mieux de ce grand seigneur Muteczuma et de certaines gens de ce pays qu’il avait à sa cour.

Je m’emparai également d’un Indien que les navires avaient amené de cet endroit et que j’envoyai avec d’autres messagers de Muteczuma au cacique de cette rivière qui s’appelle Panuco, afin de le gagner au service de Votre Majesté sacrée. Ce cacique me les renvoya, accompagnés d’un gros personnage qu’on me dit seigneur d’un village et qui m’apporta de sa part des étoffes, des pierres précieuses et des plumes ; ajoutant que lui et tous les gens du pays étaient fort heureux d’être mes amis et vassaux de Votre Majesté. Moi je lui fis cadeau de diverses choses venant d’Espagne, ce dont il fut très satisfait ; à tel point, que quand arrivèrent d’autres navires de Francisco de Garay (j’en parlerai plus tard à Votre Altesse), le seigneur de Panuco m’envoya dire que ces navires étaient à cinq ou six journées de là. Il me demandait de lui faire savoir si ces gens étaient de ma compagnie, qu’il leur donnerait, dans ce cas, tout ce dont ils auraient besoin. Il m’apprit aussi que ces étrangers leur avaient enlevé quelques femmes, des poules et autres vivres.

Je voyageai, Très Puissant Seigneur, je voyageai trois jours dans la province de Cempoal où les naturels me reçurent de la façon la plus hospitalière. Le quatrième jour j’entrai dans une autre province appelée Sienchimalen, où se trouve une ville très forte, placée dans un lieu d’accès difficile, sur la déclivité d’une montagne à pentes rapides ; l’entrée se compose d’un passage très étroit accessible seulement aux gens de pieds, et presque inabordable, si les naturels veulent le défendre dans la plaine. Il y a de nombreuses fermes et des villages de deux, trois et cinq cents travailleurs, qui pourraient ensemble constituer un corps de cinq ou six mille guerriers. Nous entrions là dans le royaume de Muteczuma ; j’y fus très bien reçu et l’on m’y prodigua les vivres dont j’avais besoin. Les gens me dirent qu’ils savaient bien que j’allais voir Muteczuma leur seigneur ; que je pouvais être sûr qu’il était mon ami, qu’il leur avait donné ordre de me faire la plus cordiale réception et qu’il leur en saurait gré. Je répondis à leur bon accueil, en les assurant que Votre Majesté connaissait leur souverain, qu’il m’avait chargé de lui rendre visite et que je n’étais venu que pour cela. Peu après nous arrivâmes à un défilé de cette province que nous appelâmes Nombré dé Dios, pane que c’était le premier que nous traversions dans cette province. Ce défilé est d’un accès si difficile qu’on n’en saurait trouver un pareil en Espagne. Je le passai sans difficulté. À la descente, je me trouvai au milieu des exploitations rurales d’une ville appelée Ceyconacan qui appartient également à Muteczuma. Nous y fûmes reçus comme à Sienchimalen ; on nous y fit les mêmes compliments, auxquels je répondis de la même façon.

De là, je marchai trois jours durant dans un véritable désert, contrée inhabitable par suite du manque d’eau, de sa stérilité et des grands froids. Dieu sait quelles fatigues nous y avons éprouvées, mes hommes souffrant de la faim et de la soif, et quels périls nous avons bravés par suite d’un tourbillon d’eau et de pierres où je craignis de perdre une partie de mes gens. Là, moururent quelques Indiens de l’île Fernandina qui étaient insuffisamment vêtus. Après ces journées nous rencontrâmes un autre défilé moins agreste que le premier ; sur le sommet se trouvait une petite tour, espèce de chapelle, où les Indiens renfermaient leurs idoles et autour de cette chapelle plus de mille charges de bois coupé fort bien empilé, d’où nous baptisâmes l’endroit Passage du bois coupé. À la descente du défilé, entre des montagnes à pentes rudes, se trouve une vallée très peuplée de gens d’apparence pauvre. Après deux heures de marche au milieu de cette population sans en avoir rien appris de particulier, j’arrivai dans un pays moins montueux, que me parut habiter le cacique de cette vallée, où s’élevaient les maisons les plus belles et les mieux construites que nous ayons vues jusqu’à ce jour ; elles étaient en pierres taillées fort bien sculptées, elles paraissaient neuves et contenaient de grandes et belles salles fort bien distribuées. Cette vallée et ce village se nomment Caltanmi. Le cacique et ses gens me reçurent admirablement. Lui ayant parlé de la part de Votre Majesté, et lui ayant donné la raison de ma venue dans ces contrées, je lui demandai s’il était aussi le vassal de Muteczuma ou de quelque autre seigneur ? Fort surpris de ma demande, il me répondit : Qui donc n’est point le vassal de Muteczuma ? voulant dire qu’il était bien le maître de l’univers. À mon tour je lui dis le grand pouvoir et les seigneuries de Votre Majesté, et les nombreux et plus puissants princes que Muteczuma qui tous étaient vassaux de Votre Altesse et qui la tenaient en si grand honneur ; j’ajoutai que Muteczuma et tous les caciques de ce pays devaient vous rendre hommage, ce que je le priai de faire, parce qu’en se déclarant votre vassal, il en tirerait un grand profit, tandis que s’il refusait, il en serait puni. Je l’engageai donc en reconnaissance de sa vassalité de me donner de l’or que j’enverrais à Votre Majesté. Il me répondit qu’il ne me donnerait l’or qu’il avait, que sur l’ordre de Muteczuma et que sur cet ordre, il donnerait son or, sa personne et tout ce qu’il possédait. Ne voulant point le blesser et me susciter des empêchements pour mon voyage, je dissimulai du mieux que je pus et lui dis que bientôt Muteczuma lui enverrait l’ordre de livrer son or et tout ce qu’il possédait.

J’eus aussi la visite de deux autres caciques propriétaires dans cette même vallée, l’un quatre lieues en aval, et l’autre deux lieues en amont, qui me donnèrent quelques colliers d’or de peu de valeur et sept ou huit esclaves femelles. Je partis au bout de quatre jours, laissant tout le monde satisfait, et je m’en fus à la demeure du cacique qui vivait à deux lieues de là, en amont, en un village appelé Iztacmastitan. Cette seigneurie comprend une population espacée sur une étendue de trois ou quatre lieues, où toutes les maisons se groupent et s’étalent le long d’un ruisseau dans le milieu de la vallée. Sur une colline très élevée se trouvent les palais du cacique avec une forteresse comme nous en avons peu en Espagne, avec ses murs, ses créneaux et ses fossés ; sur le haut de la colline habile une population de cinq ou six mille âmes dans de jolies maisons et paraissant plus riche que celle de la vallée. Là, je fus également bien reçu par le seigneur de l’endroit, qui me dit être aussi le vassal de Muteczuma.

Je restai trois jours dans ce village, tant pour reposer ma troupe des fatigues qu’elle avait endurées dans le désert, que pour attendre quatre messagers, Indiens de Cempoal, que, de Catalmi, j’avais envoyés dans une grande province appelée Tlascala, qu’on m’avait dit être voisine du village, et dont les habitants, disait-on, étaient leurs amis et les ennemis déclarés de Muteczuma. On m’engageait à contracter alliance avec eux, car ils étaient nombreux et fort aguerris ; leur territoire confine de tous côtés à l’empire de Muteczuma avec lequel ils avaient des guerres continuelles ; on croyait qu’ils se joindraient à nous et me porteraient secours dans le cas où Muteczuma entreprendrait quelque chose contre moi. Mais pendant les huit jours que je restai dans la vallée, les messagers ne revinrent pas. Je demandai aux gens de Cempoal qui étaient avec moi pourquoi ces messagers ne revenaient pas. Ils me répondirent que c’était loin, et qu’ils ne pouvaient revenir aussi vite. Voyant que leur retour tardait, les principaux de Cempoal m’assurant de l’amitié des Indiens de cette province, je partis pour m’y rendre.

À la sortie de la vallée je tombai sur une grande muraille de pierres sèches, de neuf à dix pieds de hauteur qui traversait toute la vallée, d’une montagne à l’autre. Cette muraille avait vingt pieds de large, elle était garnie sur toute sa longueur d’un parapet d’un pied et demi d’épaisseur, pour d’en haut combattre à l’abri ; elle n’avait qu’une seule entrée de dix pas de large où les deux murailles se croisaient en forme de ravelin d’une largeur de quarante pas, de manière que l’entrée était circulaire au lieu d’être droite. Je demandai la raison de cette muraille et l’on me dit que les gens de Tlascala l’avaient construite pour défendre leur frontière ; car ils étaient ennemis de Muteczuma et toujours en guerre avec lui. Les habitants de la vallée m’engagèrent, puisque j’allais voir Muteczuma leur seigneur, à ne point passer chez ses ennemis, qui peut-être pourraient m’attaquer et me faire beaucoup de mal ; qu’ils me serviraient de guides auprès de Muteczuma, dont nous ne quitterions pas le territoire et que partout nous y serions bien reçus.

Mais ceux de Cempoal me supplièrent de ne pas les écouter et de prendre par Tlascala ; affirmant que ce qu’on m’en disait n’était que pour me priver de l’appui de cette province ; que tous les gens de Muteczuma étaient traîtres et mauvais, et qu’ils me conduiraient en quelque endroit d’où je ne pourrais sortir. Comme j’avais plus confiance dans les gens de Cempoal que dans les autres, je suivis leur conseil et m’engageai sur le chemin de Tlascala, entraînant mes hommes dans la destinée que je pensais la meilleure. Alors, à la tête de six chevaux, je pris l’avance d’une demi-lieue, ne pensant guère a ce qui allait m’arriver. Je m’avançai pour voir le pays, éclairer la marche et pourvoir à tout événement.

Après avoir fait quatre lieues, deux de mes cavaliers qui allaient en avant virent quelques Indiens avec les coiffures de plumes qu’ils portent en cas de guerre, armés d’épées et de boucliers ; dès qu’ils aperçurent les hommes à cheval, ils prirent la fuite. J’arrivais alors : je les fis appeler, leur disant qu’ils vinssent et n’eussent aucune crainte. Je m’avançai et j’en comptai quinze. Ils se réunirent, tirèrent leurs épées et appelèrent à grands cris leurs camarades qui se dissimulaient dans un ravin ; puis ils nous attaquèrent de telle sorte qu’ils nous tuèrent deux chevaux et blessèrent trois de mes hommes, dont deux cavaliers ; d’autres Indiens vinrent alors au nombre de quatre à cinq mille. Huit cavaliers m’avaient rejoint et nous luttâmes de notre mieux, attendant les Espagnols auxquels j’avais envoyé l’ordre de hâter leur marche ; dans ces charges, nous leur fîmes un certain mal, leur tuant une cinquantaine d’hommes, sans perdre un seul des miens, encore que ces Indiens combattissent avec grand courage ; mais comme nous étions à cheval, nous chargions au galop, pour nous retirer de même. Dès qu’ils virent les nôtres s’approcher, ils se retirèrent, nous abandonnant le champ de bataille. Quand ils eurent disparu, nous vîmes arriver des messagers, qui nous dirent être des caciques de la province ; deux de mes envoyés se trouvaient en leur compagnie, qui m’assurèrent que ces caciques ignoraient pourquoi l’on nous avait attaqués ; que le pays était divisé en communes indépendantes, qu’on nous avait attaqué sans les consulter et qu’ils en étaient désolés ; qu’ils nous paieraient les chevaux que nous avions perdus, qu’ils voulaient être nos amis, que nous pouvions avancer sans crainte et que nous serions très bien reçus. — Je les remerciai, me déclarai leur ami, et je leur dis que j’irais de l’avant comme ils m’y engageaient.

Cette nuit, je fus obligé de dormir dans le lit d’un ruisseau à une lieue de la scène que je viens de conter, parce qu’il était tard et que ma troupe était fatiguée. Là, je m’installai du mieux que je pus avec mes gardes et sentinelles tant à pied qu’à cheval. Le jour venu, je partis, mon avant-garde et mon arrière-garde bien organisées, avec éclaireurs sur mes côtés. Au lever du soleil, en arrivant à un petit village, nous rencontrâmes les deux autres messagers tout en larmes ; ils nous dirent qu’on les avait attachés pour les tuer et qu’ils s’étaient échappés cette nuit même. Sur ces entrefaites, apparut une multitude d’Indiens parfaitement armés et poussant de grands cris. Ils nous attaquèrent aussitôt à coups de lances et de flèches.

Je leur fis faire une sommation en règle par mes interprètes et par-devant notaire ; mais plus je m’efforçais de les calmer et de leur affirmer mes intentions pacifiques, plus ils mettaient de rage à nous faire du mal.

Voyant enfin que mes protestations étaient inutiles, nous commençâmes à nous défendre et nous suivîmes, combattant au milieu d’une masse de cent mille guerriers qui nous entouraient de toutes parts. Nous combattîmes tout le jour jusqu’au coucher du soleil, heure à laquelle ils se retirèrent ; de sorte que, avec une demi-douzaine de couleuvrines, cinq ou six arquebusiers, quarante arbalétriers, et les treize cavaliers qui me restaient, je leur fis subir de grandes pertes, sans recevoir d’autres dommages de leur part que la faim et la fatigue de cette journée de combat. Il me parut manifeste que Dieu combattait pour nous, puisque nous sortîmes indemnes des mains de cette multitude de guerriers, si animés contre nous, si courageux et si bien armés de toutes pièces. Cette nuit je me fortifiai dans une tour, temple d’idoles et située sur une colline ; au jour, je laissai dans le campement deux cents hommes et toute l’artillerie et, voulant prévenir l’attaque des Indiens, je marchai sur eux avec mes cavaliers, cent fantassins, quatre cents des hommes de Cempoal et trois cents de ceux de Iztaemestiran. Avant que l’action s’engageât, je leur brûlai cinq ou six petits villages d’une centaine de cases ; je fis quatre cents prisonniers tant hommes que femmes, et je me retirai toujours combattant jusqu’à mon camp où j’arrivai sans avoir aucun mal. Le jour suivant, de bonne heure, ils attaquèrent le campement avec plus de cent quarante-neuf mille hommes ; ils se ruèrent sur nous avec une telle rage qu’ils pénétrèrent dans le camp, ou ce fut une affreuse mêlée à l’arme blanche ; nous parvînmes cependant à les chasser. Dieu nous protégeait encore ouvertement, car en quatre heures de temps, nous mîmes le campement en tel état de défense que les Indiens ne pouvaient plus rien contre nous : quoiqu’ils revinssent plusieurs fois à la charge, nous continuâmes donc à combattre jusqu’au soir, où les ennemis se retirèrent

Le lendemain, avant qu’il fît jour et sans être observé, je me dirigeai d’un autre côté avec mes cavaliers, cent hommes à pied et mon contingent indien ; je détruisis aux Ttascaltecs dix villages dont quelques-uns de plus de trois mille cases, et là je n’eus à combattre que les gens de ces villages. Comme nous marchions sous l’étendard de la croix et que nous combattions pour notre foi et les intérêts de Votre Majesté sacrée, Dieu dans sa miséricorde nous accorda une telle victoire, que nous tuâmes un grand nombre d’ennemis sans perdre aucun des nôtres. Un peu après midi, alors que les Indiens se réunissaient de toutes parts, nous rentrions au camp, victorieux.

Le jour suivant, des envoyés des caciques arrivèrent au camp, chargés de me dire que leurs maîtres désiraient être mes amis et les vassaux de Votre Altesse et qu’ils me priaient de pardonner le passé. Ils m’apportaient des vivres et certains plumages dont ils se servent et tiennent pour fort précieux. Je leur répondis qu’ils avaient très mal agi, mais que je leur pardonnais.

Le lendemain, arrivèrent cinquante autres Indiens qui, selon les apparences, devaient être des principaux ; ils nous apportaient des vivres et se mirent à examiner les entrées et les sorties du camp et les logements où nous étions installés. Mes alliés de Cempoal m’engagèrent à prendre garde à ces Indiens, m’assurant que c’étaient de mauvaises gens qui venaient pour espionner et pas autre chose. J’en fis enlever un sans que ses compagnons s’en aperçussent et l’interrogeai secrètement au moyen de mes interprètes ; je lui fis peur pour qu’il me dît la vérité : il m’avoua que Sintengal (Xicotencatl), capitaine général de la province, s’était caché derrière certaines élévations voisines de notre camp avec une multitude d’Indiens, pour nous attaquer pendant la nuit ; nous ayant trouvés invincibles le jour, ils voulaient essayer la nuit, parce qu’alors ils craindraient moins les chevaux, les couleuvrines et uns épées. On les avait donc envoyés pour étudier le camp, les entrées et les sorties et voir comment ils pourraient incendier nos paillotes.

Je fis aussitôt saisir un autre Indien qui confirma ce qu’avait dit le précédent ; j’en arrêtai cinq ou six autres qui tous avouèrent la même chose. Alors je m’emparai sur l’heure des cinquante ; je leur fis couper les mains et les renvoyai à leur maître, les chargeant de lui dire, que de nuit comme de jour, quand et comme il lui plairait, il pouvait venir et trouverait à qui parler.

Je fortifiai le camp du mieux que je pus ; je posai des vedettes dans les environs et je fus sur le qui-vive jusqu’au coucher du soleil. Aussitôt la nuit venue, les ennemis commencèrent leur approche par deux vallées, croyant venir inaperçus et nous entourer pour exécuter leurs desseins. Comme j’étais sur mes gardes, je les vis et il me parut fâcheux de les laisser venir jusqu’au camp, où de nuit, ne nous voyant pas, ils pourraient approcher sans trop de crainte ; je redoutais aussi que mes Espagnols dans l’obscurité n’eussent quelque faiblesse et que les Indiens ne missent le feu à nos paillotes, auquel cas, aucun de nous n’aurait échappé. Je résolus donc de sortir à leur rencontre avec tous mes cavaliers pour, si possible, les disperser. Ce fut justement ce qui arriva. Car nous entendant venir, ils se jetèrent en silence dans les maïs, dont les champs étaient couverts : ils abandonnèrent même une partie de leurs vivres pour nous assaillir avec plus de vigueur. Mais la nuit se passa sans incident. Après cette alerte, je restai quelques jours sans sortir de mon camp : je n’en sortis que pour pousser quelques pointes aux environs, où j’eus à repousser des troupes d’Indiens qui venaient nous harceler en poussant leurs cris de guerre.

Après m’être un peu reposé, je sortis une nuit après la première garde, avec cent de mes fantassins, ma cavalerie et nos alliés indiens ; à une lieue de là, cinq de nos chevaux s’abattirent, et nos efforts pour les faire avancer restèrent vains : je les fis s’en retourner. Tous les gens de ma compagnie m’engageaient a retourner aussi, disant que c’était de mauvais augure, mais je poursuivis mon chemin, sachant que Dieu est au-dessus de tout. Avant que le jour parût, je tombai sur deux villages où je tuai beaucoup de monde. Je ne brûlai pas les maisons pour que les lueurs de l’incendie ne jetassent point l’alarme parmi les populations environnantes. Quand le jour parut, je tombai sur un autre village, si important, qu’il contenait d’après notre estimation plus de vingt mille cases. L’ayant pris par surprise, les Indiens sortaient désarmés, les femmes et les enfants couraient nus par les routes et je leur fis beaucoup de mal. Voyant que toute résistance était impossible, les principaux habitants vinrent me trouver, me suppliant de les épargner ; ils demandaient à ce que je voulusse bien les accepter pour mes amis et les vassaux de Votre Altesse et qu’ils se repentaient de ne pas m’avoir écouté, mais que dorénavant, ils feraient tout ce que je leur commanderai au nom de Votre Majesté, dont ils seraient les vassaux fidèles. Ils vinrent alors plus de quatre mille, qui me conduisirent à une fontaine où ils m’apportèrent à manger. Je les laissai donc pacifiés et retournai à mon camp, où je trouvai les hommes que j’y avais laissés, fort inquiets du retour des chevaux que j’avais abandonnés la veille, craignant qu’il me fût arrivé quelque malheur ; mais lorsqu’ils eurent appris la victoire que Dieu nous avait donnée et comment j’avais pacifié les villages, tous se réjouirent ; car je peux le certifier à Votre Majesté, c’est qu’il n’y avait pas un de nous qui n’éprouvât certaine anxiété, nous sachant au milieu de cette contrée et de tant de gens hostiles, sans espérance de secours d’aucune part. Aussi m’arriva-t-il souvent d’entendre mes hommes chuchoter et quelquefois dire publiquement que c’était Pedro Carbonero[1] qui les avait attirés en un piège d’où ils ne pourraient sortir. Un jour qu’on ne soupçonnait pas ma présence, j’entendis même dire à certains de mes compagnons, que si j’étais assez fou pour m’engager dans une entreprise impossible, pour leur compte, ils ne l’étaient pas ; qu’ils voulaient regagner la côte ; que si je voulais les accompagner, bien ; que sinon ils partiraient sans moi. Plusieurs fois, ils vinrent me sommer de partir. Je m’efforçais de ranimer leur courage, leur rappelant qu’ils étaient les sujets de Votre Altesse, que jamais Espagnols n’auraient failli à ce point, et que nous étions en voie de gagner à Votre Majesté les plus grands royaumes et seigneuries qu’il y eût dans le monde ; que non contents de faire ce que comme chrétiens nous étions obligés de faire, c’est-à-dire de combattre les ennemis de notre foi, nous avions à gagner le bonheur éternel dans l’autre monde sans compter que dans celui-ci nous atteindrions la gloire la plus grande à laquelle aucun peuple atteignit jamais. Je leur dis qu’ils se convainquissent bien que Dieu était avec nous, que rien ne lui était impossible, qu’ils en avaient la preuve dans les victoires que nous avions remportées, où nous avions tué tant d’ennemis sans perdre aucun des nôtres ; je leur dis encore d’autres choses que je pensais devoir les toucher, ce qui, appuyé de l’invocation de Votre Royale Majesté, releva leur courage et les ramena soumis à mes desseins, qui étaient de poursuivre notre grande entreprise.

Le jour suivant, vers les dix heures, Xicotencatl, le capitaine général de la province, accompagné de cinquante personnages importants, vint me voir et me prier, tant en son nom qu’en celui de Magiscatzin, chef suprême de la contrée, de vouloir bien leur accorder mon amitié et les admettre au service de Votre Majesté ; que je voulusse bien leur pardonner le passé ; qu’ils ne savaient pas qui nous étions et qu’ils avaient essayé leurs forces de jour comme de nuit, ne voulant se reconnaître les sujets de personne ; que cette province n’avait jamais été tributaire et n’avait jamais eu de maître ; que de temps immémorial ils avaient vécu libres, s’étant toujours défendus avec succès contre le grand pouvoir de Muteczuma, de son père et de ses aïeux qui tenaient toute la terre en sujétion, sans avoir pu les soumettre quoique les tenant enserrés de toutes parts, sans permettre à pas un d’eux de sortir ; qu’ils ne mangeaient point de sel n’en ayant pas dans leur pays ; qu’ils n’avaient point d’étoffes de coton parce que le froid les empêchait de le cultiver, et qu’il leur manquait encore une foule de choses dont ils s’imposaient la privation, pour rester libres et indépendants ; qu’ils avaient voulu faire de même avec moi ; qu’ils y avaient usé leurs forces ; qu’ils voyaient bien que tout ce qu’ils avaient pu entreprendre n’avait servi de rien, et qu’ils préféraient se reconnaître les vassaux de Votre Majesté plutôt que de s’exposer à une destruction complète.

Je leur répondis qu’ils étaient responsables du mal que je leur avais fait ; que je venais à eux croyant venir en terre amie, les Indiens de Cempoal m’ayant affirmé qu’ils étaient mes amis et désiraient l’être ; que je leur avais envoyé des messagers pour leur faire savoir comment je venais en toute confiance, comptant sur leur amitié, et qu’ils m’avaient traîtreusement assailli, m’ayant tué deux chevaux et blessé trois autres ; que, de plus, après m’avoir combattu, ils m’avaient envoyé des messagers pour m’assurer que l’attaque avait eu lieu sans leur participation ; que certains villages s’étaient déclarés contre nous sans leur en faire part, mais qu’ils les en avaient repris, car, pour eux, ils recherchaient mon amitié, — et moi, les croyant sur parole, je leur avais dit que c’était parfait et que je me rendrais le jour suivant dans leurs maisons comme en maisons d’amis et qu’ils s’étaient jetés sur moi, en combattant jusqu’à la nuit, quoique je leur eusse demandé la paix ; — je terminai, leur rappelant tout ce qu’ils avaient encore fait contre moi et autres choses que je passe sous silence pour ne pas importuner Votre Majesté. Finalement, ils se reconnurent sujets et vassaux de Votre Majesté, et mirent à votre service leurs personnes et leurs biens, engagement qu’ils ont rempli jusqu’à ce jour et qu’ils rempliront à l’avenir comme le verra Votre Majesté. Je restai néanmoins dans mon campement pendant six ou sept jours, ne me fiant pas entièrement à eux ; ils me priaient de me rendre dans une grande ville où tous les seigneurs de la province avaient leur résidence, et ils revinrent à tour de rôle me supplier d’y aller : que je serais fort bien reçu et mieux pourvu de toutes choses que dans mon camp. Ils étaient honteux, disaient-ils, de voir que j’étais si mal logé, avec mes amis et les vassaux de Votre Altesse. Je cédai à leurs instances et je vins à la ville qui se trouve à six lieues de mon camp. Cette ville est si grande et si belle que je n’en dirai pas la moitié de ce que j’en pourrai dire, et le peu que j’en dirai est presque incroyable, car elle est plus grande que Grenade ; elle est mieux fortifiée ; ses maisons, ses édifices et les gens qui les habitent sont plus nombreux que ceux de Grenade au temps où nous en fîmes la conquête, et mieux approvisionnée de toutes les choses de la terre, pain, oiseaux, gibier, poissons des rivières, légumes et autres vivres dont ils font usage et mangent excellents. Il y a dans cette ville un grand marché tous les jours, où se pressent plus de trente mille acheteurs et vendeurs, sans compter une foule d’autres petits marchés disséminés dans la place. Il y a dans ce grand marché toutes espèces de marchandises en vivres, étoffes et vêtements que les gens peuvent désirer ; on y voit des joyaux d’or, d’argent, de pierres précieuses et des ouvrages de plumes d’un fini merveilleux, qu’on ne saurait égaler dans les marchés les plus célèbres du monde ; on y rencontre des poteries de toutes les formes et peut-être meilleures qu’en Espagne ; ils vendent du bois et du charbon, des herbes comestibles et médicinales ; il y a des maisons de barbiers où l’on vous coupe les cheveux et lave la tête ; il y a des bains. Enfin un ordre parfait règne dans cette ville dont les gens paraissent sages et policés comme aucune ville d’Afrique n’en pourrait offrir un tel exemple.

Cette province renferme de nombreuses et belles vallées si bien cultivées que pas une parcelle de terre n’en est perdue. La province a quatre-vingt-dix lieues de tour et les habitants se gouvernent eux-mêmes comme cela se pratique à Venise, Gênes ou Pise, où il n’y a pas de souverain. Il y a beaucoup de seigneurs et tous habitent la ville ; à la campagne résident les cultivateurs qui sont leurs vassaux, car chacun de ces grands seigneurs est propriétaire. Ils sont plus ou moins riches, mais en cas de guerre, ils se réunissent tous et la décident entre eux. Ils ont leurs cours de justice pour châtier les méchants. Un naturel de cette province vola un peu d’or à l’un de mes Espagnols ; je m’en plaignis à Magiscatzin, le chef de la république, qui fit une enquête ; on suivit les traces du voleur jusqu’à une ville voisine qui s’appelle Cholula ; il y fut pris. On le ramena, et les seigneurs remirent le voleur entre mes mains ainsi que l’or volé, en me disant que je le fisse châtier. Je les remerciai de leur diligence ; mais je répondis qu’étant leur hôte je ne saurais empiéter sur leurs droits en châtiant un de leurs sujets et qu’ils voulussent bien le punir suivant leur coutume. Ils me remercièrent, le prirent, et, après avoir fait publier son crime, ils le transportèrent au marché, où ils le déposèrent au pied d’une espèce de théâtre qui se trouvait au milieu de la place ; l’accusateur public y monta et à haute voix répéta la nature de délit ; après quoi, chaque assistant le frappa de son bâton sur la tête jusqu’à ce qu’il en mourût. Nous en avons vu beaucoup d’autres en prison, où ils étaient détenus pour diverses fautes. Il y a dans cette province, d’après l’étude que j’en fis faire, cinq cent mille habitants en y joignant la petite province voisine qui se gouverne comme celle-ci et n’a pas de souverain ; c’est la petite république de Guajozinco dont les habitants se sont, à l’exemple des Tlascaltecs, déclarés vassaux de Votre Altesse.

Lorsque je me trouvais encore dans mon campement et que je guerroyais contre toutes les forces de cette province, je reçus la visite de six seigneurs des principaux sujets de Muteczuma, suivis de plus de deux cents hommes pour leur service. Ils me dirent qu’ils venaient de la part de leur maître me dire combien il désirait être mon ami et le vassal de Votre Altesse ; que je n’avais qu’à spécifier le tribut qu’il aurait à payer chaque année à Votre Altesse, tant en or, argent, pierres précieuses, esclaves, étoffes de coton et autres qu’il pouvait avoir ; qu’il donnerait tout cela tant que je n’occuperai aucune de ses possessions ; et que s’il m’en priait c’est qu’elles étaient stériles et qu’il lui serait pénible d’apprendre que moi et les miens nous puissions manquer du nécessaire. Il m’envoyait par ces gens mille piastres d’or et mille pièces de l’étoffe de coton dont ils se vêtent. Ils demeurèrent près de moi presque tout le temps que dura la guerre ; ils en virent la fin et comprirent ce que pouvaient les Espagnols. Ils furent témoins de la soumission de la province, des offres de service des caciques à Votre Majesté sacrée, ce qui me parut déplaire grandement aux envoyés de Muteczuma, car ils firent tout leur possible pour me brouiller avec mes nouveaux alliés ; m’affirmant qu’ils me trompaient, que l’amitié jurée était fausse, que tout cela n’était que pour endormir ma vigilance et préparer quelque trahison. De leur côté, ceux de la province me disaient à leur tour qu’il fallait me défier de ces vassaux de Muteczuma ; que tous étaient des traîtres ; que c’était par mensonges et trahisons qu’ils avaient subjugué toute la terre et qu’ils m’en avisaient en amis et comme les connaissant de longue date. Voyant la contradiction des uns et des autres, j’en éprouvai un grand plaisir, car ils me paraissaient tellement tenir à mon alliance qu’il me serait plus facile de les subjuguer ; et je me rappelai cette parole évangélique, qui nous dit que tout royaume divisé sera détruit : « Omne regnum in seipsum divisum desolabitur. » Je négociais donc avec les uns et avec les autres et je remerciais chacun en secret de l’avis qu’il me donnait, en les assurant tous les deux de mon amitié.

Apres un séjour de trois semaines en cette ville, les messagers de Muteczuma qui tous étaient restés dans ma compagnie, m’engagèrent à me rendre à une ville appelée Cholula qui se trouve à six lieues de Tlascala ; les habitants, me disaient-ils, étaient les alliés de Muteczuma leur maître ; c’était là que j’apprendrais la résolution qu’il aurait prise au sujet de ma visite à sa cour ; que quelques-uns d’entre eux iraient le voir, lui dire ce que j’avais fait et me rapporteraient sa réponse. Quoique je susse fort bien que dans leur nombre il y en avait plusieurs qui auraient pu me renseigner sur l’heure, je répondis que j’irais, et que je partirais tel jour que je leur signalai. À la nouvelle que j’avais accepté de me rendre à Cholula, les gens de Tlascala vinrent me trouver fort inquiets, pour me supplier de ne point me rendre en cette ville, où m’attendait une trahison organisée pour m’exterminer moi et mes compagnons ; que dans ce but Muteczuma avait envoyé cinquante mille hommes, qu’il avait mis en garnison à deux lieues de Cholula ; qu’on en avait barré la route royale par où nous devions passer ; qu’on en avait ouvert une autre, semée de chausse-trapes et de pointes de bois aigu, pour y taire tomber les chevaux et les estropier ; que la plupart des rues de la ville étaient barricadées et toutes les plates-formes des maisons garnies de pierres, pour qu’à notre entrée dans la ville les habitants pussent nous exterminer à leur aise ; que si je voulais me convaincre de la vérité de leurs assertions, je n’avais qu’à me rappeler la négligence des seigneurs de cette ville à me rendre visite, eux mes voisins, tandis que les gens de Guajozingo, beaucoup plus éloignés, s’étaient empressés de venir. « Faites-les appeler, me dirent-ils, et vous verrez s’ils viendront. »

Je les remerciai de leur conseil et les priai de me donner quelques-uns des leurs, pour sommer les Cholultecs de venir me parler. Ils me les donnèrent et je les envoyai avec un message aux autorités de la ville, d’avoir à se rendre près de moi afin que je puisse les entretenir au nom de Votre Majesté et leur expliquer le but de mon arrivée dans le pays.

Ces Indiens se rendirent donc à Cholula et remirent mon message aux autorités. Ils revinrent avec deux ou trois personnages d’un rang inférieur, qui me dirent être envoyés par leurs seigneurs, malades et qui ne pouvaient venir, mais que je n’avais qu’à leur confier ce que je désirais.

Les Tlascaltecs me dirent que c’était une insigne comédie ; que ces messagers étaient des gens de rien et que je ne m’en allasse point avant d’avoir vu les autorités de la ville. Je répondis aux messagers qu’une ambassade envoyée à un aussi grand prince que Votre Majesté, ne devait pas être composée de gens de leur condition et que leurs caciques eux-mêmes étaient peu dignes d’en faire partie ; que de toutes façons, si dans trois jours leurs seigneurs ne paraissaient pas devant moi pour jurer obéissance à Votre Altesse et se déclarer ses vassaux, je marcherais contre eux, je les détruirais et je procéderais comme il est de coutume envers toute personne rebelle qui refuse de se soumettre à l’autorité de Votre Majesté. Je leur envoyai en même temps un acte signé de mon nom et notarié, où je parlai de la loyale personne de Votre Majesté sacrée et de ma venue dans le pays ; je leur disais comment toutes ces terres et beaucoup d’autres plus belles seigneuries appartenaient à Votre Altesse et que ceux qui se déclareraient ses vassaux seraient comblés de faveurs, tandis que les autres seraient traités de rebelles et, comme tels, châtiés en toute justice.

Le lendemain les seigneurs de la ville se présentèrent en grand nombre, s’excusant de venir si tard, sur ce que les gens de Tlascala étaient leurs ennemis, et qu’ils ne se croyaient pas en sûreté sur leur territoire. Ils supposaient bien, disaient-ils, qu’on avait dû me mal parler d’eux ; que je n’en crusse pas un mot, que je me rendisse dans leur ville, que là, je verrais que tout ce que l’on m’avait rapporté était faux et que tout ce qu’ils m’avaient dit était vrai. Ils ajoutaient qu’à partir de ce jour ils se déclaraient à perpétuité les vassaux de Votre Majesté sacrée et se tenaient prêts à souscrire à toutes choses qui leur seraient commandées pour le service de Votre Altesse. Je fis dresser procès-verbal de cette déclaration ; puis je me résolus à partir avec eux : c’est que d’abord je ne devais pas montrer de faiblesse et qu’ensuite sachant que leurs terres avoisinent celles de Muteczuma et que les rapports entre les deux peuples sont fréquents, j’espérais développer mes relations avec ce grand seigneur.

Quand les Tlascaltecs apprirent ma résolution, ils en furent fort attristés et me jurèrent que j’avais tort ; mais que, puisqu’ils s’étaient déclarés mes amis et les vassaux de Votre Majesté, ils viendraient avec moi pour m’aider en toute occasion ; quoique je m’y opposasse et les priai de n’en rien faire, que cela était inutile, ils me suivirent au nombre de cent mille et arrivèrent avec moi jusqu’à deux lieues de Cholula ; puis, cédant à mes instances ils s’en retournèrent, non sans me laisser encore cinq ou six mille d’entre eux qui restèrent en ma compagnie. Je passai la nuit dans le lit d’un ruisseau qui se trouvait près de la ville, pour renvoyer les gens de Tlascala, de peur qu’ils ne fissent quelque esclandre et parce qu’il était trop tard pour faire mon entrée. Le lendemain de bonne heure, une grande foule vint à ma rencontre au son des trompettes et des tambours ; elle était accompagnée de prêtres en costumes de cérémonie qu’ils portent dans leurs temples. C’est dans cet appareil qu’ils nous conduisirent à la ville et nous installèrent dans un grand édifice où tous mes gens purent se loger à l’aise. On nous y apporta des vivres mais avec parcimonie. Sur notre parcours, nous avions remarqué plusieurs des choses que nous avaient signalées les gens de Tlascala : nous trouvâmes en effet la route royale barrée et l’autre ouverte, il y avait de-ci de-là des trous, certaines rues de la ville étaient barricadées et les plates-formes des maisons étaient chargées de pierres. Sur ce, je devins pensif et plus défiant.

Je rencontrai là divers envoyés de Muteczuma qui venaient conférer avec les gens de la ville ; ils me dirent qu’ils venaient uniquement s’informer de ce qui avait été arrêté entre les chefs de la ville et moi pour en informer leur maître : puis, après avoir causé, ils s’en allèrent avec eux tous, emmenant même le chef de l’ambassade qui jusqu’alors était resté près de moi. Pendant les trois premiers jours, les habitants pourvurent d’une façon de plus en plus maigre à nos approvisionnements, et mes entrevues avec les personnages de la ville devinrent de plus en plus rares. J’étais alors assez inquiet, lorsqu’une femme de Cholula s’en vint confier à mon interprète, une Indienne qui me fut donnée à Potunchan, cette grande rivière dont je vous parlai dans ma première relation, que les gens de Muteczuma étaient réunis en grand nombre tout près de là, que les habitants de la ville avaient renvoyé leurs femmes et leurs enfants, qu’ils avaient mis leurs valeurs en sûreté et qu’ils devaient tomber sur nous pour nous massacrer. Elle l’engageait donc à se sauver avec elle, répondant de sa personne. L’Indienne, par le moyen de ce Jéronimo de Aguilar que j’avais ramené du Yucatan, me tint au courant de cette conspiration. Je me fis amener un naturel qui passait près de nous. Je l’emmenai sans qu’on le vit, dans mon appartement ; je l’interrogeai, et il confirma tout ce que m’avaient dit l’Indienne et les Tlascaltecs. Il fallait agir promptement pour ne pas être prévenu. Je convoquai quelques-uns des notables de la ville, disant que je voulais leur parler ; ils vinrent et je les enfermai dans une salle. Je fis prévenir mes hommes de se tenir prêts à tous événements et qu’au bruit d’un coup d’escopette qui servirait de signal, ils eussent à se jeter sur la foule d’Indiens qui remplissaient la cour et les environs. Mes gens obéirent ; j’attachai les notables dans la salle, je donnai le signal, nous montâmes à cheval et nous tombâmes sur les masses d’Indiens dont en deux heures nous égorgeâmes plus de trois mille. Il faut que Votre Majesté sache que tout avait été si bien préparé avant même que nous sortions de notre maison, que les rues étaient déjà barricadées et les Indiens à leur poste ; si nous les prîmes un peu par surprise et s’ils furent si promptement défaits, c’est qu’ils manquaient de chefs, que j’avais emprisonnés. Je fis mettre le feu à des tours et à des maisons fortifiées don l’on nous faisait quelque mal : je continuai combattant par la ville, non sans avoir laissé une bonne garnison dans notre demeure, et je finis avec l’aide des six mille Tlascaltecs et des quatre cents Cempoaliens par jeter les habitants hors la ville.

De retour à mon palais, je fis venir les notables que j’avais fait incarcérer et leur demandai pourquoi ils avaient voulu me tuer ; ils me répondirent que ce n’étaient pas eux mais les gens de Culua qui les avaient entraînés dans cette affaire ; que comme vassaux de Muteczuma ils avaient dû obéir et que ce prince qui avait organisé le complot, tenait à cet effet cinquante mille hommes en garnison à une lieue et demie de la ville ; mais qu’ils comprenaient maintenant combien ils avaient été trompés ; que je n’avais qu’à délivrer l’un d’eux ; qu’il rappellerait les habitants et ramènerait les enfants et les femmes avec leur bien. Ils me priaient de leur pardonner ; ils me juraient qu’à l’avenir, personne jamais ne les tromperait de nouveau et qu’ils seraient mes amis et les sujets fidèles et loyaux de Votre Altesse. Après leur avoir reproché leur perfidie, je donnai la liberté à deux de ces notables et le jour suivant la ville était repeuplée, pleine de femmes et d’enfants, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. Je libérai immédiatement tous mes autres prisonniers qui me promirent de servir loyalement Votre Majesté. Pendant les quinze jours que je passai à Cholula, la ville et les environs jouirent d’une paix profonde, il y avait dans les rues un tel mouvement qu’on n’aurait pu se douter que personne y manquât, car les affaires se traitaient et les marchés se tenaient comme de coutume.

Je fis en sorte que les habitants de Cholula et les Tlascaltecs devinssent amis ; ils l’étaient auparavant et il n’y avait pas longtemps que Muteczuma par son astucieuse politique avait attiré les Cholultecs dans son alliance en les éloignant de leurs anciens alliés. Cette ville de Cholula est située dans une plaine ; elle renferme plus de vingt mille maisons dans la cité et tout autant dans ses faubourgs. C’est une seigneurie indépendante avec frontières bien déterminées ; les gens n’obéissent à aucun maître et se gouvernent entre eux comme les habitants de Tlascala. Les Cholultecs sont en quelque sorte mieux vêtus que les Tlascaltecs ; les citoyens notables portent par-dessus leur costume ordinaire une espèce de burnous quelque peu différent de ceux d’Afrique en ce qu’ils ont des poches, mais par la forme et les franges ils sont à peu près semblables. Tous ont été et sont restés depuis notre affaire les fidèles sujets de Votre Majesté. Tous obéissent à ce que je leur commande en votre nom royal et je crois qu’ils seront toujours aussi soumis. Cette ville a toute sa campagne admirablement cultivée, parce que la terre en est fertile et d’une irrigation facile ; c’est en même temps une ville aussi belle qu’aucune d’Espagne, se développant dans une plaine et parsemée de hautes tours. Je puis affirmer à Votre Altesse, que du haut de l’une de ces tours j’en comptais plus de quatre cents autres, qui toutes sont des temples. C’est la ville où les Espagnols pourraient prospérer le mieux, par suite de ses plaines bien irriguées où l’on pourrait se livrer à l’élevage des bestiaux, ce que je n’ai encore observé nulle part. La population y est si dense, qu’il n’y a pas un morceau de terre qui n’y soit cultivé, et cependant combien manquent de toutes choses et soutirent de la faim. Beaucoup de pauvres gens, en effet, s’en vont par les rues et les marchés, implorant les riches, comme cela se passe en Espagne et autres pays civilisés.

J’entretins les messagers de Muteczuma du complot qu’avaient organisé contre moi les gens de la ville, et comment les notables m’avaient affirmé qu’ils n’avaient agi que d’après les conseils de leur prince ; je leur dis que cela était indigne d’un grand seigneur comme lui, de m’envoyer les plus hauts personnages de sa cour pour m’assurer de son amitié, et de me faire attaquer par des étrangers, pour se déclarer irresponsable, si la chose ne réussissait pas. J’ajoutai que, puisqu’il m’avait manqué de parole, qu’il m’avait trompé, je changerai moi aussi de résolution.

J’avais jusqu’alors l’intention d’aller le voir pour rechercher son amitié et causer avec lui, de bonnes relations et de paix ; maintenant j’entrerai dans son royaume en ennemi, bien décidé à lui faire la guerre et tout le mal que je pourrai ; que cela me coûterait d’autant plus, que j’avais ardemment désiré son amitié et que j’aurais toujours voulu prendre son avis sur les choses qu’il convenait de faire en ce pays.

Ces gens me répondirent qu’il y avait longtemps qu’ils étaient près de moi ; qu’ils ne savaient du complot rien de plus que les choses dont ils avaient été les témoins involontaires ; qu’ils ne pouvaient croire que rien eût été fait par les conseils et l’ordre de Muteczuma ; qu’ils me priaient de bien m’informer de la vérité sur toutes choses avant de lui déclarer la guerre, ou rien faire pour perdre son amitié ; que je permisse à l’un d’eux d’aller le voir et qu’il reviendrait aussitôt. Il y a de cette ville à la résidence de Muteczuma une vingtaine de lieues.

J’acceptai la proposition, et laissai partir le messager qui revint six jours plus tard ; il me rapportait dix plats en or, quinze cents pièces d’étoffe, des milliers de poules et de vases pleins d’une boisson dont ils font usage. Il me dit que Muteczuma avait été fort peiné de la conspiration organisée à Cholula, mais que je ne devais pas croire qu’il y était pour rien ; que cela était absolument faux ; que les troupes qui campaient dans le voisinage étaient bien à lui, mais qu’on les avait envoyées sans ordre de sa part et sur la demande des Cholultecs ; cette troupe, ajoutait-il, venait, il est vrai, de deux provinces qui lui appartenaient, dont l’une s’appelait Acazingo et l’autre Izucar ; elles confinaient à Cholula et comme il y avait entre elles et cette ville des traités d’alliance pour s’entr’aider en cas de besoin, on avait tout naturellement appelé ces troupes sans le consulter ; mais que dorénavant, ses œuvres me prouveraient si oui ou non il m’avait dit la vérité : que maintenant encore il me priait de ne point insister pour aller le voir ; que le pays était stérile, que nous manquerions de bien des choses et qu’en quelque endroit que je me trouvasse, je n’avais qu’à lui demander ce dont j’aurais besoin, pour qu’il me l’envoyât immédiatement.

Je lui répondis que ma visite à Muteczuma ne pouvait se remettre ; que j’avais à rendre compte du royaume et du souverain à Votre Majesté ; mais que je voulais bien croire ce qu’il m’envoyait dire ; que, somme toute, il voulût tenir pour bien cette visite que j’étais obligé de lui faire et qu’il ne se hasardât point à ce sujet dans une nouvelle conspiration qui pourrait lui coûter fort cher, ce qui je regretterais infiniment.

Quand Muteczuma apprit que j’étais bien résolu à l’aller voir, il m’envoya dire que c’était chose convenue, qu’il m’attendrait dans sa grande ville ; et il m’envoya une suite de personnages pour m’accompagner puisque j’allais entrer sur ses terres. Ceux-ci voulurent me faire prendre certain chemin où l’on nous avait certainement dressé quelque embûche, comme j’en eus la preuve plus tard. Il y avait sur ce chemin tant de ponts et de passages difficiles, que si nous l’avions suivi, les Indiens auraient eu toutes chances de réussir dans leur projet. Mais comme Dieu a toujours semblé prendre en main les intérêts de Votre Majesté depuis sa plus tendre enfance, et comme moi et mes compagnons nous sommes au service de Votre Altesse, il voulut bien nous montrer une autre route, route quelque peu difficile, mais moins dangereuse que celle qu’on voulait nous faire prendre ; cela nous arriva de la manière suivante :

À huit lieues de cette ville de Cholula s’élèvent deux montagnes très hautes et très merveilleuses ; à la fin d’août, elles sont couvertes de tant de neige que de leur cime en bas, on ne voit pas autre chose. De la plus haute de ces montagnes s’échappent souvent, la nuit et le jour, des masses de fumée comme de grandes maisons qui s’élancent droit comme une flèche en colonnes épaisses jusqu’aux nuages, et avec une telle force que les vents très violents qui règnent dans le haut de la montagne ne les font point fléchir. Comme j’ai toujours désiré faire à Votre Altesse les rapports les plus complets sur tout ce qui touche à cette contrée, je résolus de découvrir le secret de ce phénomène, qui me semblait merveilleux. J’envoyai dix de mes compagnons les plus aptes à bien étudier la chose, accompagnés d’Indiens pour leur servir de guides, leur recommandant d’atteindre la cime de la montagne et de découvrir le secret de cette fumée et comment elle sortait de là. Ils partirent et firent leur possible pour atteindre le sommet ; mais ils ne purent y parvenir à cause de la grande quantité de neige dont la montagne est couverte, des nombreux tourbillons de cendre qui s’en échappent et du grand froid qui régnait dans les hauteurs. Cependant ils arrivèrent assez près ; car de l’endroit qu’ils avaient atteint, ils virent sortir la fumée, et elle sortait avec une violence et un tel bruit, qu’il semblait que la montagne allait s’écrouler. Ils descendirent donc et rapportèrent une quantité de neige et de glaçons afin que nous les examinions de près, car cela nous paraissait très extraordinaire, dans un pays qui, selon l’opinion de nos pilotes, appartient à la zone torride.

Ils nous disent en effet que nous sommes sous le vingtième degré qui est la latitude de l’île Espagnola où il fait continuellement une grande chaleur. C’est en allant voir cette montagne que mes hommes remarquèrent un chemin ; ils demandèrent aux Indiens où il conduisait ? À Culua, dirent-ils, et celui-ci est un bon chemin, tandis que celui par où l’on veut vous conduire est fort mauvais. Les Espagnols suivirent cette route jusqu’aux pieds des montagnes où il vient passer entre les deux. De là, ils découvrirent les plaines de Culua, la grande ville de Tenochtitlan et les lagunes qui s’étendent au milieu de la plaine et dont je parlerai plus tard à Votre Altesse. Ils revinrent fort heureux d’avoir rencontré un aussi bon chemin, et Dieu sait combien je me réjouis de leur découverte. Lorsque mes gens furent de retour et que j’eus reçu d’eux et des Indiens tous les renseignements ayant trait à la route en question, je fis venir les envoyés de Muteczuma qui étaient restés pour me servir de guides et je leur dis que je voulais prendre le chemin de la montagne, plus court que celui qu’ils avaient choisi. Ils me répondirent, qu’en effet, il était plus court et moins accidenté et que s’ils n’avaient pas voulu m’y conduire c’est qu’il traversait le territoire de Guajozingo, république ennemie de Culua, où nous manquerions de vivres ; mais que, puisque je voulais le prendre, ils feraient en sorte de m’y ravitailler de toutes choses comme sur l’autre chemin. Nous partîmes donc, craignant que les gens ne poursuivissent le dessein de nous dresser des embuscades ; mais comme nous avions hautement affirmé que ce serait là notre chemin, je crus bon de persévérer et de ne point reculer, ce qu’on aurait pu prendre pour un acte de faiblesse de ma part. Le jour de mon départ de Cholula, je fis quatre lieues et je campai dans certaines fermes appartenant à la ville de Guajozingo où les naturels me reçurent fort bien, et me donnèrent quelques esclaves, des étoffes et de minces pièces d’or de peu de valeur. Ils en ont peu et ils sont pauvres, par suite de leur alliance avec les Tlascaltecs ; car ils sont comme eux entourés des possessions de Muteczuma, qui coupent leurs communications avec toutes les autres provinces. Le lendemain, j’atteignis le poste situé entre les deux montagnes dont j’ai parlé, d’où nous découvrions les terres de Muteczuma. Nous nous engageâmes sur le territoire d’une de ses provinces appelée Chalco, où, deux lieues avant d’arriver à la ville, je trouvai un campement tout récemment établi et de telles dimensions que nous pûmes tous nous abriter, nous, les quatre mille Indiens de Tlascala, ainsi que ceux de Guajozingo, de Cholula et de Cempoal ; il y avait des vivres pour nous tous et dans chaque hangar de grands feux et beaucoup de bois, pour nous garantir du froid qui règne aux alentours de ces montagnes neigeuses. Ici, quelques Indiens qui paraissaient de grands personnages vinrent m’entretenir, dont l’un, me dit-on, était frère de Muteczuma : ils m’apportaient pour environ trois mille piastres d’or. Ils me dirent, de sa part, qu’il m’offrait ce présent et me priait de m’en retourner, et que j’abandonnasse le projet d’aller à sa capitale, car la contrée était dénuée de ressources, que les chemins étaient fort mauvais, que la ville était entourée d’eau, que je ne pourrais y pénétrer qu’en canots et autres difficultés qu’ils m’énuméraient pour me dissuader de continuer ma route. Ils ajoutaient que je n’avais qu’à formuler mes demandes pour qu’elles fussent aussitôt accordées ; qu’ils s’engageaient à me payer un quantum chaque année, quantum qui me serait livré au port de mer, ou partout où je voudrais.

Je les accueillis de la meilleure grâce et leur fis distribuer divers de nos produits d’Espagne, de ceux qu’ils estiment le plus, principalement à celui qui se disait frère de Muteczuma : et je lui répondis que, s’il dépendait de moi, je m’en retournerais pour ne point désobliger leur maître ; mais que j’étais venu d’après les ordres de Votre Majesté, avec mission toute spéciale de lui faire un rapport sur Muteczuma, sa grande ville, son empire, dont depuis longtemps déjà il avait entendu parler. Qu’ils lui disent, de ma part, de ne point m’en vouloir pour cette visite, qui ne saurait nuire à sa personne, ni à son pays ; que je devais obéir, et que sitôt que je l’aurai vu, je m’en irai dans le cas où il ne lui plairait pas que je restasse près de lui : qu’il nous serait d’ailleurs beaucoup plus facile de régler entre nous les questions touchant le service de Votre Majesté que de les confier à des personnes tierces quelque expérimentées qu’elles fussent. Ils s’en retournèrent avec cette réponse.

Dans le campement dont j’ai parlé, nous comprîmes à certains indices que les Indiens avaient conçu le dessein de nous attaquer cette nuit ; mais ils s’aperçurent que j’étais sur mes gardes, renoncèrent à leur projet et très secrètement firent filer une foule d’Indiens qu’ils tenaient cachés dans les bois près de notre demeure ; nos gardes et nos sentinelles les ont vus.

Au jour, je partis pour un village qui se trouve à deux lieues de là, appelé Amecameca, de la province de Chalco, qui peut compter entre ville et campagne plus de vingt mille habitants ; on nous y logea dans de fort belles maisons appartenant au seigneur de l’endroit. Plusieurs personnes d’un rang élevé vinrent m’y trouver, me disant que Muteczuma leur maître les avait envoyés pour m’accompagner et veiller à ce que je ne manquasse de rien. Le cacique de cette province me donna quarante esclaves, trois mille castellanos, et, pendant les deux jours que nous restâmes chez lui, fournit généreusement à tous nos besoins. Le jour suivant, accompagné des nobles mexicains, j’allai dormir à quatre lieues de là, dans un petit village placé sur le bord d’une lagune et dont la moitié est construite sur l’eau ; dans la partie terre s’élève une montagne très abrupte ou l’on nous logea fort bien. Là encore, ils avaient résolu d’essayer leurs forces contre nous ; mais ils voulaient le faire en toute sécurité en nous surprenant pendant la nuit. J’étais averti et je sus prévenir leur mauvais dessein. Je fis donc si bonne garde, que le matin ces malheureux avaient perdu de quinze à vingt de leurs espions, qui, soit en canot venant de la lagune, soit à pied venant de la montagne, s’étaient avancés pour nous surprendre ; de sorte que bien peu d’entre eux purent aller porter des nouvelles. Nous voyant toujours si bien gardés, ils renoncèrent dès lors à nous surprendre.

Le jour suivant de bonne heure, comme j’allais partir de ce village, arrivèrent douze Indiens de Culua qu’on me dit être de hauts personnages et au milieu d’eux un grand seigneur, jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, à qui tous montraient le plus grand respect ; à tel point, que lorsqu’il fut descendu de l’espèce de palanquin dans lequel il était venu, tous se mirent à enlever les pierres et la paille du chemin qu’il allait fouler. Arrivés près de moi, ils me dirent qu’ils venaient de la part de Muteczuma leur maître pour me servir d’escorte ; qu’il me priait de lui pardonner s’il n’était pas venu me recevoir en personne, parce qu’il était indisposé ; mais que, la ville étant proche, et puisque j’étais toujours résolu à m’y rendre, nous nous verrions bientôt, et que là, je serai édifié sur sa bonne volonté à l’égard de Votre Altesse. Cependant, il insistait toujours sur les dangers de ma venue dans sa capitale : j’y souffrirais, disait-il, mille fatigues ; il serait honteux de ne pouvoir suppléer à nos besoins comme il le désirait ; toutes choses que les douze seigneurs appuyèrent avec violence ; enfin, il ne leur restait plus qu’à me barrer la route si je voulais encore passer.

Je les apaisai du mieux que je pus, leur affirmant qu’aucun mal ne leur pouvait venir de ma visite, mais au contraire nombre d’avantages. Ils s’en allèrent avec quelques présents que je leur fis. Pour moi je continuai ma route derrière eux, accompagné d’une foule de personnes de haute qualité. Je suivais le chemin qui longe la grande lagune, quand à une lieue de l’endroit d’où j’étais parti, je vis au milieu de l’eau à deux portées d’arbalète, une petite ville d’environ deux mille habitants, entièrement bâtie sur l’eau, inaccessible et qui me parut très fortifiée. Une lieue plus loin, nous atteignions une grande chaussée, d’une largeur de deux lances (lanza gineta), bordée des eaux de la lagune, et qui, à deux tiers de lieue, nous conduisit à une ville toute petite, mais la plus belle que nous ayons jamais vue. La distribution en était parfaite ; ses maisons et ses temples étaient magnifiques et elle était entièrement bâtie sur l’eau. Dans cette charmante ville d’environ deux mille habitants, nous fûmes admirablement reçus et traités. Le cacique et les principaux personnages vinrent me voir et me prièrent de vouloir bien passer la nuit chez eux. Les émissaires de Muteczuma m’en dissuadèrent, m’engageant à pousser jusqu’à trois lieues de là, pour atteindre une autre ville qui s’appelle Iztapalapa et qui appartient à l’un de ses frères ; je m’y rendis. Le chemin de la ville d’où nous venions, où nous avions mangé et dont je ne me rappelle plus le nom se dirigeait par une autre chaussée longue d’une lieue et qui aboutit à la terre ferme. À mon arrivée à Iztapalapa, le cacique vint au-devant de moi accompagné du seigneur d’une autre ville située à trois lieues de là, appelée Culuacan : il y avait aussi une foule de seigneurs venus pour me voir : je fus admirablement reçu, et l’on me fit présent de trois ou quatre mille castellanos, de quelques esclaves et des étoffes.

Cette ville d’Iztapalapa peut avoir quinze mille habitants, elle s’élève sur le rivage d’un grand lac salé, elle est bâtie moitié sur l’eau et moitié sur terre. Le cacique a des palais, qui, quoique inachevés, sont aussi beaux que les plus beaux que nous ayons en Espagne : je dis bien, des plus beaux, des plus ornementés et des mieux organisés, aussi bien pour le corps de bâtisse, la charpente, les planchers et la perfection des services dans l’intérieur ; sauf les ornementations en relief et autres riches détails, d’usage courant en Espagne et dont ils ne se serrent pas ici. En beaucoup de quartiers et à différentes hauteurs, se trouvent de beaux jardins pleins de grands arbres et de belles fleurs avec de grands bassins d’eau douce aux bords cimentés et munis d’escaliers qui descendent au fond des bassins. Il y a un immense jardin potager près du palais au-dessus duquel s’élève un belvéder orné de galeries et de salles magnifiques ; dans ce potager, se développe un immense réservoir d’eau douce de forme carrée avec ses murailles admirablement construites, et tout autour une promenade pavée de briques, assez large pour quatre promeneurs de front et d’une longueur de quatre cents pas, ce qui fait seize cents pour le tour. De l’autre côté de ce trottoir jusqu’à la muraille, clôture du jardin, s’étend un champ de cannes à sucre et, au delà, de charmants bosquets et des parterres de fleurs parfumées. Dans le réservoir, il y a beaucoup de poissons et beaucoup d’oiseaux, tels que sarcelles, canards sauvages et autres espèces d’oiseaux d’eau en si grand nombre, que parfois ils couvrent l’entière surface du bassin. Le surlendemain de mon arrivée, je partis, et, à une demi-lieue de là, j’enfilai une chaussée qui se dirige tout droit dans la lagune et qui, deux lieues plus loin, vient déboucher sur la grande ville de Tenochtitlan qui s’élève au milieu du lac. Cette chaussée, large de deux lances, est superbement entretenue ; huit cavaliers peuvent passer de front. Dans ces deux lieues, d’un bout à l’autre de la digue se trouvent trois cités : la première, qui s’appelle Mexicalzinco, s’élève en grande partie dans la lagune même, et les deux autres, qui se nomment Niciaca et Churubusco, sont bâties sur ses bords, à l’exception de quelques maisons construites sur l’eau. La première peut compter trois mille habitants, la seconde plus de six mille et la troisième de quatre à cinq ; dans toutes, les maisons et les édifices sont remarquables, surtout les palais des seigneurs, les oratoires et les temples où ils tiennent leurs idoles.

Il se fait dans ces villes un grand commerce de sel que les Indiens tirent de l’eau de la lagune et de la surface de la terre que baigne cette lagune. Ils font évaporer l’eau et mettent le sel en pains qu’ils vendent aux naturels des environs. Je suivis donc la chaussée ; à une demi-lieue de la ville de Tenochtitlan, à l’entrée d’une autre chaussée qui de la terre ferme vient se réunir à celle-ci, s’élève un poste très fortifié, flanqué de deux tours, entouré de murs de douze pieds de hauteur et garni d’un parapet crénelé pour toute l’enceinte qui embrasse les deux chaussées ; il n’y a que deux portes, l’une pour sortir et l’autre pour entrer. Je rencontrai là un millier des notables habitants de la grande ville qui venaient me voir ; tous portaient le même costume, fort riche selon leur habitude ; en s’approchant de moi, chacun faisait une petite cérémonie en usage chez eux et qui consistait à toucher la terre d’une main et à la baiser ; je restai là plus d’une heure attendant que tous m’eussent rendu leur devoir. Plus loin, près de la ville, se trouve un pont de bois de dix pas de lame : c’est une grande ouverture, qui permet à l’eau de la lagune d’entrer et sortir, car elle monte ou baisse tour à tour ; c’est en même temps une défense pour la ville ; car on n’a qu’à enlever les grands madriers qui composent le tablier du pont toutes les fois qu’il est nécessaire. Il y a beaucoup de ces ouvertures par la ville, comme plus tard je le ferai savoir à Votre Altesse.

Ce pont passé, l’empereur Muteczuma vint me recevoir suivi d’environ deux cents seigneurs, tous pieds nus et vêtus d’une espèce de livrée très riche à leur usage, et plus riche que celle des autres ; ils venaient en file indienne rasant les murs de la rue qui est fort large, très belle, et toute droite, si bien qu’on la voit d’un bout à l’autre, avec ses grandes maisons et ses temples. Muteczuma marchait au milieu de la rue accompagné de deux seigneurs, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite ; l’un d’eux était le personnage qui était venu au-devant de moi dans la montagne et l’autre était le frère de Muteczuma, seigneur de cette ville d’Iztapalapa d’où j’étais parti la veille : tous trois étaient vêtus de la même manière, sauf que l’empereur portait des brodequins tandis que les deux autres avaient les pieds nus ; chacun le soutenait par le bras. Lorsque nous fûmes près l’un de l’autre, je descendis de cheval et j’allais l’embrasser, lorsque les deux seigneurs intervinrent pour m’empêcher de le toucher. Tous trois baisèrent la terre selon la coutume et cette politesse accomplie, Muteczuma donna l’ordre à son frère de m’accompagner en me tenant le bras, tandis qu’il prenait l’avance accompagné de l’autre seigneur. Lorsqu’il m’eut adressé quelques paroles, tous les seigneurs qui formaient la procession vinrent à tour de rôle m’entretenir pour reprendre ensuite leur rang de marche. Au moment où j’abordais le prince, je quittai mon collier de perles et de diamants de verre que je lui passai autour du cou, et peu après vint un de ses serviteurs avec deux colliers de camarones enveloppés dans une étoffe ; ces camarones sont faits avec la conque de coquillages marins de couleur rouge et qu’ils tiennent en haute valeur. De chaque collier pendaient huit perles d’or d’une grande perfection et grosses comme une noix et lorsque cet homme les apporta, le prince se tourna vers moi et me les passa au cou ; puis il continua sa marche dans le même ordre qu’avant, et nous suivîmes jusqu’à notre arrivée dans un beau et grand palais qu’on avait tenu prêt à nous recevoir. Là, il me prit par la main et me mena dans une grande salle qui donnait sur la cour par laquelle nous étions entrés. Là, il me fit asseoir sur une très belle estrade qui avait été faite pour lui, me dit de l’attendre et partit. Peu après, lorsque mes gens furent installés, il revint avec des joyaux de toutes sortes en or, en argent, en plumes éclatantes et nous apportait cinq à six mille pièces d’étoffes de coton très riches, tissues et brodées de différentes manières. Après m’avoir fait ce présent, il s’assit sur un siège qu’on venait de lui dresser près du mien et m’adressa les paroles suivantes :

« Il y a bien longtemps que, par tradition, nous avons appris de nos ancêtres, que ni moi, ni aucun de ceux qui habitent cette contrée n’en sommes les naturels ; nous sommes étrangers et nous sommes venus de pays lointains. Nous savons aussi que ce fut un grand chef qui nous amena dans ce pays, où nous étions tous ses vassaux ; il retourna dans sa pairie d’où il ne revint que longtemps après, et si longtemps, qu’il retrouva ceux qu’il avait laissés derrière lui, mariés avec les femmes de la contrée et vivant en famille dans les nombreux villas qu’ils avaient fondés. Il voulut les emmener avec lui ; mais ils s’y refusèrent et ne voulurent même pas le reconnaître pour leur seigneur.

« Alors il repartit. Nous avons toujours cru depuis, que ses descendants reviendraient un jour pour conquérir notre pays et faire de nous ses sujets ; et d’après la partie du monde d’où vous me dites venir, qui est celle d’où le soleil se levé, et les choses que vous me contez du grand roi qui vous a envoyé, nous sommes persuadés que c’est lui notre véritable seigneur ; d’autant plus, que depuis longtemps, il est, dites-vous, au courant de nos affaires. Soyez donc certain que nous vous obéirons et que nous vous reconnaîtrons pour maître au lieu et place du grand roi dont vous parlez, et qu’il ne doit pas y avoir le moindre doute à cet égard. » Il ajouta : « Vous pouvez commander à toute cette contrée, au moins dans les parties qui dépendent de mon royaume ; vous serez obéi et vous pourrez disposer de mes biens, comme des vôtres. Vous êtes ici chez vous, dans votre palais ; reposez-vous donc des fatigues du chemin et des combats que vous avez livrés. Je sais tout ce qui vous est arrivé, de Potunchan ici ; je sais que les gens de Cempoal et de Tlascala vous ont dit beaucoup de mal de moi ; ne croyez rien de plus que ce que vous verrez vous-même et surtout de gens qui sont mes ennemis, dont plusieurs étaient mes vassaux, qui ont profité de votre arrivée pour se révolter et me calomnient pour se faire bien venir de vous. On vous a dit aussi que mes palais avaient des murailles d’or, que les nattes étendues dans mes salons et autres articles de mon service étaient également en or, que je me faisais adorer comme un dieu, et autres absurdités. Les palais, vous les voyez ; ils sont de terre, de pierre et de chaume. » Puis, soulevant ses vêtements, il me montra son corps en disant : « Vous voyez que je suis de chair et d’os comme vous », et de ses mains, se palpant les bras et le corps : « Vous voyez que je suis mortel et palpable, et vous voyez combien ces hommes ont menti. Il est vrai que je possède quelques objets en or qui me viennent de mes ancêtres ; ils sont à vous, si vous les désirez. Je m’en retourne dans d’autres palais où je demeure. Ici vous serez pourvu de toutes les choses nécessaires à vous et à vos hommes. N’ayez aucune inquiétude ; ce pays est le votre comme ce palais est à vous. »

Je m’efforçai, dans ma réponse, de dire à Muteczuma les choses qui convenaient le mieux, surtout en ce qui touchait Votre Majesté, qui était bien le personnage qu’ils attendaient depuis si longtemps. Il prit congé, et peu après, on nous envoya des poules, du pain, des fruits et autres choses nécessaires pour le service de nos appartements. Je passai six jours de cette manière, vivant dans l’abondance et visité par une foule de seigneurs de la ville.

Seigneur Très Catholique, je vous disais, au début de cette lettre, comment lorsque je partis de la ville de la Vera Cruz à la recherche de Muteczuma, j’y avais laissé cent cinquante de mes hommes pour achever la forteresse que j’avais commencée ; je vous disais aussi comment j’avais laissé plusieurs villages et forteresses des environs de la ville soumis à Votre Altesse, les naturels en paix et la plupart vassaux de Votre Majesté. Or, me trouvant en la ville de Cholula, je reçus des lettres du capitaine que j’avais nommé commandant de la ville, lettres par lesquelles il me faisait savoir que Qualpopoca, cacique de la ville de Nautla, lui avait envoyé dire par ses messagers qu’il désirait fort devenir sujet de Votre Altesse, et que s’il avait tardé à venir jurer l’obéissance qu’il devait comme vassal de Votre Majesté, c’était parce qu’il lui fallait passer par les terres de ses ennemis dont il craignait les attaques ; mais que si mon capitaine lui envoyait quatre Espagnols pour l’accompagner, les gens des provinces ennemies qu’il aurait à traverser, le sachant en telle compagnie, n’oseraient l’attaquer et qu’il viendrait tout de suite. Mon capitaine croyant ce que lui disait Qualpopoca, le même fait s’étant répété plusieurs fois, lui envoya les quatre Espagnols. Le cacique ne les eut pas plutôt entre les mains, qu’il donna l’ordre de les tuer, mais de manière qu’on ne pût lui attribuer le crime. Deux de ces malheureux furent sacrifiés ; les deux autres, blessés, se sauvèrent dans les bois. À cette nouvelle, mon capitaine avait marché sur Nautla avec cinquante fantassins, deux cavaliers, deux couleuvrines et huit à dix mille Indiens de nos alliés. Il avait attaqué la ville, tué beaucoup de monde, chassé les habitants, brûlé et détruit toutes les maisons, aidé en cela par ses Indiens qui, enragés contre les gens de Nautla, s’étaient battus avec fureur. Quant à Qualpopoca, le cacique de la ville, il avait pris la fuite avec d’autres seigneurs ses alliés. Mon capitaine s’informa auprès de quelques-uns des prisonniers qui avaient combattu pour la défense de la ville, quelle était la cause du meurtre des Espagnols ses envoyés. On lui répondit que Muteczuma avait donné des ordres à Qualpopoca, et aux princes indiens qui l’avaient aidé, et qui tous étaient ses vassaux, que, aussitôt que je serais éloigné de la ville de la Veracruz, ils eussent à tomber sur tous ceux qui avaient secoué son joug et s’étaient déclarés pour Votre Altesse, et qu’ils prissent tous les moyens possibles pour massacrer les Espagnols que j’avais laissés derrière moi.

Prince Invincible, après avoir passé six jours dans cette grande ville de Tenochtitlan, ayant observé beaucoup de choses et fort peu cependant relativement au grand nombre qu’on peut y voir, il me parut nécessaire au service royal et à notre sûreté que le seigneur Muteczuma fût en mon pouvoir et non en liberté, de crainte qu’il ne changeât d’avis au sujet de la résolution qu’il m’avait manifestée de servir Votre Altesse ; d’autant que nous autres Espagnols étant fiers et inquiets, nous pouvions le blesser ; en retour de quoi, il aurait pu nous faire bien du mal vu sa grande puissance. Puis, je pensais que l’ayant en mon pouvoir, toutes les contrées qui lui sont soumises accepteraient plus facilement le joug de Votre Majesté. Ce fut effectivement ce qui arriva. Je résolus donc de m’emparer de sa personne et de la transporter dans le palais fortifié que j’habitais : et pour qu’il n’y eût ni trouble ni scandale, je réfléchis sur toutes les précautions que je devais prendre pour la réussite de cette affaire, et je me rappelai ce que mon capitaine de la Veracruz m’avait écrit au sujet du massacre de mes hommes dans la ville de Nautla, comme je l’ai raconté plus haut, et comment on avait su que tout ce qui était arrivé, n’était que le résultat des ordres donnés par Muteczuma ; je posai donc de fortes gardes à tous les croisements des rues et je me rendis au palais de Muteczuma comme j’avais l’habitude de le faire. Après avoir quelque temps parlé de choses diverses, il me fit présent de plusieurs bijoux en or, me donna l’une de ses filles, et distribua plusieurs autres filles de grands seigneurs à mes officiers. Lorsque je lui dis tout à coup, que j’avais appris ce qui s’était passé dans la ville de Nautla où l’on m’avait tué deux Espagnols ; que le cacique Qualpopoca, pour se disculper, prétendait n’avoir agi que d’après ses ordres et que, comme vassal, il n’avait pu qu’obéir ; j’ajoutai que je n’en croyais pas un mot et que Oualpopoca ne cherchait qu’à se tirer d’affaire, mais qu’il fallait le convoquer lui et les autres seigneurs qui avaient trempé dans l’attentat dont mes gens avaient été victimes afin de connaître la vérité. Il fallait que les coupables fussent châtiés et que Votre Majesté ne pût soupçonner sa bonne volonté, de crainte qu’au lieu des faveurs que Votre Majesté voulait lui faire, les actes de ces malfaiteurs ne provoquassent la colère de Votre Altesse qui pourrait retomber sur sa tête ; mais que je ne croyais pas un mot des allégations de ces misérables et que j’en étais fort heureux.

L’empereur manda immédiatement quelques-uns de ses officiers, auxquels il donna une toute petite statuette de pierre, en forme de cachet, qu’il portait attachée à son bras, et leur ordonna de se rendre à la ville de Nautla, qui se trouve à soixante ou soixante et dix lieues de Tenochtitlan, d’en ramener Qualpopoca et tous autres individus compromis dans le meurtre des Espagnols ; que s’ils s’y refusaient on les ramenât prisonniers, et que s’ils résistaient on convoquât les milices de certaines communes voisines que l’empereur leur signala et qu’on les ramenât morts ou vifs. Ceux-ci partirent sur l’heure. Après leur départ je dis à Muteczuma combien je le remerciais de la diligence qu’il mettait à s’assurer des coupables, puisque j’avais à rendre compte à Votre Altesse de la vie de ces Espagnols, mais qu’il serait bon qu’il vînt au palais jusqu’à ce que cette affaire fût éclaircie ; que je le priais instamment de ne point s’offenser de cette mesure ; qu’il jouirait près de moi de toute sa liberté ; que je n’interviendrais en aucune manière dans l’administration de ses États ; qu’il choisirait une salle du palais quelle qu’elle fût et que je serais tout à ses ordres ; qu’il pouvait être certain que rien de notre côté ne pourrait le blesser, et qu’au contraire chacun de nous s’empresserait à son service. À ce sujet nous causâmes longuement de choses qui seraient trop longues à dire et dans le cas sans importance. En somme je puis affirmer qu’il acquiesça et me dit qu’il viendrait avec plaisir. Je mandai sur l’heure qu’on préparât son appartement qui fut aussitôt prêt et fort élégamment organisé. Un grand nombre de seigneurs vinrent alors près de Muteczuma, quittèrent leurs vêtements officiels et nu-pieds apportèrent un palanquin fort modeste sur lequel ils emmenèrent leur maître ; ils pleuraient en silence ; et ce fut dans cet appareil qu’ils arrivèrent à mon palais sans qu’il y eût de trouble dans la ville, qui cependant commençait à s’émouvoir. Des que le prince en eut connaissance il envoya des gens pour calmer la foule, qui s’apaisa. Depuis, chaque chose reprit son cours et la plus grande tranquillité régna tout le temps que je retins Muteczuma prisonnier, car il se plaisait auprès de moi, et rien ne manquait à son service, aussi luxueux que dans son propre palais, service merveilleux dont je parlerai plus tard. Quant à moi et mes compagnons, nous faisions tous nos efforts pour lui être agréables.

Il y avait quinze jours que Muteczuma était en prison lorsqu’arrivèrent les gens qu’il avait envoyés à la recherche de Qualpopoca et de ses complices ; ils ramenaient le cacique, l’un de ses fils et quinze personnes qui, disait-on, avaient été les plus compromises dans le massacre des Espagnols. On avait amené Qualpopoca en palanquin comme un vrai seigneur qu’il était. Aussitôt arrivés on me les livra et je les fis garder avec soin. Après leur avoir fait avouer qu’ils avaient tué les Espagnols, je leur demandai s’ils étaient les vassaux de Muteczuma ? « Et de quel autre souverain serais-je donc le vassal ? » me répondit Qualpopoca, semblant dire par là qu’il ne saurait y en avoir d’autre. Je leur demandai alors si le massacre avait eu lieu d’après ses ordres ? ils répondirent que non, quoique plus tard, au moment où l’on exécutait la sentence qui les condamnait à être brûlés, tous s’écrièrent d’une commune voix que c’était bien Muteczuma qui leur avait donné des ordres et qu’ils n’avaient fait que suivre ses instructions.

Ils furent donc brûlés publiquement sur une place sans qu’il y eût aucun trouble. Comme le jour de leur supplice, ils avaient avoué que Muteczuma leur avait ordonné de tuer les Espagnols, je fis mettre à celui-ci les fers aux pieds, ce dont il éprouva une douleur mortelle. Mais après avoir causé quelque temps avec lui, je les lui enlevai, ce qui lui fit un immense plaisir et depuis, je me suis toujours efforcé de faire tout ce qui pouvait lui être agréable. Je fis savoir aussi à tous les habitants du pays et disais à tous ceux qui venaient me voir, que Votre Majesté s’était réjouie de compter Muteczuma parmi ses vassaux, reconnaissant ainsi combien Votre Altesse était au-dessus de lui ; je leur disais qu’ils seraient agréables à Votre Altesse en lui obéissant et en la tenant pour leur seigneur comme ils le faisaient avant que je vinsse dans leur pays. Je fis si bien tout ce que je pus pour plaire au prince, et il en éprouva un tel contentement, que bien des fois, lui ayant offert la liberté, le priant de retourner dans son palais, il me répondait toujours, qu’il était fort bien avec moi, qu’il ne voulait pas s’en aller, parce que près de moi, il ne lui manquait rien des choses qu’il désirait, comme cela eût pu lui arriver dans son palais. Il est fort possible que s’en allant il ne craignit d’être importuné par les seigneurs ses vassaux, et poussé par eux à entreprendre quelqu’affaire qui fût contraire au service de Votre Altesse, lui qui s’était proposé de faire de son mieux pour le service de Votre Majesté. Il disait donc que j’eusse à leur communiquer ce que je désirais qu’on fît, parce qu’alors, quoi qu’ils lui pussent conseiller, il pouvait s’y refuser en disant qu’il n’était pas libre. Plusieurs fois, il m’avait demandé la permission d’aller se distraire et passer quelques jours dans ses maisons de campagne, soit dans la ville, soit au dehors, ce que je lui accordais toujours. Plusieurs fois, accompagné de cinq ou six Espagnols, il fit des promenades à deux lieues de la ville, d’où il revenait toujours content dans le palais que nous habitions. À chacune de ces excursions, il faisait largesse de présents tant en bijoux qu’en étoffes, non seulement aux Espagnols mais aux Indiens qui l’accompagnaient dont le nombre passait souvent trois mille, grands seigneurs la plupart et personnages considérables de la ville ; et toujours il leur offrait des banquets et des réjouissances que les participants se plaisaient à conter au retour.

Lorsque je fus persuadé que Muteczuma avait le plus grand désir d’être agréable à Votre Altesse, je lui demandai de vouloir bien me montrer les mines d’où l’on tirait l’or, afin que j’en pusse faire un rapport à Votre Majesté. Il me répondit que ce serait avec le plus grand plaisir. Il fit immédiatement appeler quelques-uns de ses sujets, qu’il répartit deux par deux pour les quatre provinces où l’or était exploité ; puis il me pria de leur adjoindre des Espagnols afin qu’ils fussent témoins des procédés d’extraction : je fis donc suivre chaque groupe de deux Indiens par deux de mes hommes. Les uns s’en allèrent en une province appelée Guzula qui est à quatre-vingts lieues de la grande ville de Tenochtitlan, et dont les habitants sont vassaux de Muteczuma ; là, on leur montra trois rivières et de chacune d’elles ils nous rapportèrent des échantillons d’or très fin, que les Indiens retirent de la façon la plus primitive (le lavage probablement). En chemin, mes Espagnols me dirent avoir traversé trois provinces très bien cultivées, toutes pleines de villes, de villages et de maisons de campagne avec de si beaux et si grands édifices qu’on n’en pourrait trouver de plus beaux en Espagne. Ils me citeront tout spécialement un camp retranché avec forteresse, qui leur parut plus fort et mieux construit que le château de Burgos. Les habitants de l’une de ces provinces, appelée Tamazulapa, sont mieux vêtus que ceux de toute autre province et leur semblèrent très civilisés.

Les autres se rendirent en une autre province appelée Malinaltepec, située à soixante-dix lieues de la grande capitale, mais du côté de la mer. Ceux-là me rapportèrent également des échantillons d’or tiré d’une rivière qui passe dans la province. Les autres s’en furent dans une contrée qui se trouve en amont de cette même rivière, où les Indiens parlent une langue différente de celle des gens de Culua et qui s’appelle Tenich ; le cacique de l’endroit se nomme Coatelicamatl ; comme il habite un pays de montagnes élevées, d’accès difficile, il n’est point vassal de Muteczuma ; ses sujets du reste sont fort guerriers et combattent avec des lances de douze à quinze pieds de longueur. Comme ils n’ont point accepté le joug de Muteczuma, les envoyés mexicains qui accompagnaient les Espagnols n’osèrent entrer dans cette province sans en prévenir le cacique et lui en demander la permission, disant qu’ils accompagnaient les Espagnols pour visiter ses mines d’or et qu’ils lui demandaient cette faveur de la part de Muteczuma leur maître et qu’il voulût bien la leur accorder. Coatelicamatl répondit que, pour les Espagnols, il serait enchanté qu’ils entrassent dans le pays et visitassent les mines et tout ce qui les intéresserait ; mais que les gens de Culua, sujets de Muteczuma, ne pouvaient pénétrer chez lui, parce qu’ils étaient ses ennemis. Les Espagnols éprouvaient une certaine inquiétude à pénétrer seuls en ce pays inconnu ; d’autant que les gens de Culua les en dissuadaient, disant qu’ils seraient assassinés et que c’était pour les tuer plus facilement qu’on ne voulait pas les laisser passer avec eux. Cependant ils résolurent d’entrer seuls. Ils furent très bien accueillis par le cacique et les habitants du pays, qui leur montrèrent sept ou huit torrents et ruisseaux d’où ils tiraient l’or ; les Indiens en recueillirent même en leur présence, dont ils me rapportèrent des échantillons. Coalelicamatl, au retour de mes Espagnols, leur adjoignit quelques-uns de ses sujets porteurs d’un message, d’après lequel il mettait lui et sa province au service de Votre Majesté sacrée et il m’envoyait en même temps divers bijoux d’or et des étoffes qui se fabriquent dans le pays. Les derniers se rendirent dans une autre province appelée Juchitepec, qui se trouve presque sur la même ligne que Malinaltepec, à douze lieues de là, où j’ai déjà dit qu’on trouvait de l’or. Là, on les conduisit à deux autres rivières d’où ils me rapportèrent également des échantillons d’or.

J’avais appris par mes Espagnols qu’il y avait dans cette dernière province toutes facilités pour y établir de grandes cultures et pour en tirer de l’or ; je priai donc Muteczuma de faire établir une ferme pour Votre Majesté dans cette province de Malinaltepec ; il y consentit et il y apporta une telle diligence qu’en deux mois, je puis l’affirmer, on avait semé deux cent quarante boisseaux de maïs, quarante de haricots et planté deux mille pieds de cacao, espèce d’amande qu’on met en poudre pour la consommer ; fruit tellement précieux qu’il sert de monnaie dans le pays et que vous pouvez en échange vous procurer toutes choses dans les marchés. Il avait de plus fait construire quatre grandes maisons, où, dans l’une, sans parler des beaux appartements, il avait fait creuser un immense réservoir où s’ébattaient cinq cents canards, palmipèdes des plus utiles pour les Indiens, qui chaque année les dépouillent de leurs plumes pour en fabriquer des étoffes. Il mit encore dans cette ferme quinze cents dindes, sans parler d’une organisation agricole des plus complètes. Les Espagnols qui avaient vu cette ferme l’estimaient à plus de vingt mille piastres d’or.

Je priai aussi Muteczuma de me dire s’il y avait sur la côte quelque fleuve, ou havre, où les navires qui viendraient, pourraient jeter l’ancre. Il me répondit qu’il ne le savait pas, mais qu’il me ferait dessiner toute la côte avec ses fleuves et ses havres ; que je pourrais envoyer des Espagnols pour vérifier les faits et qu’il me donnerait des Indiens pour les guider ; ce qu’il fit. Le lendemain, on m’apporta une carte sur étoffe, où toute la côte était dessinée : j’y remarquai un fleuve qui débouchait dans la mer, et dont l’embouchure était plus grande que les autres ; ce fleuve est situé entre les montagnes de San Martin et l’ouverture en est si grande que les pilotes croyaient qu’elle partageait en deux la province de Goazacoalco. Le prince me demanda qui je voulais envoyer, qu’il ferait en sorte que l’expédition ne manquât de rien et que mes hommes pussent tout voir. Je choisis aussitôt une dizaine d’hommes, dont quelques pilotes et autres individus familiarisés avec les choses de la mer. Mes gens partirent avec l’escorte promise et parcoururent toute la côte depuis le port de San Juan où je débarquai, jusqu’à soixante lieues de là, sans rencontrer ni fleuve, ni havre, où pût se réfugier aucun navire, quoique tout le long de la côte ils en eussent rencontré beaucoup et de grands qu’ils sondaient au moyen de canoas. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à cette province de Goazacoalco où ils trouvèrent le fleuve en question. Le cacique de cette province appelé Tuchintecatl les reçut fort bien et leur procura des canoas pour étudier le fleuve ; ils trouvèrent à l’embouchure deux brasses et demie dans les fonds les plus bas ; ils remontèrent environ douze lieues et trouvèrent cinq à six brasses. D’après ce qu’ils purent observer, ils estiment que le fleuve a la même profondeur, jusqu’à trente lieues de là. Sur les deux rives s’étalent de nombreux villages ; toute la province est plane, riche, abonde en toutes productions et les habitants y paraissent innombrables ; les gens de cette province ne sont point sujets de Muteczuma, mais ses ennemis ; de sorte que, lorsque les Espagnols arrivèrent, le cacique leur fit dire que les hommes de Culua ne pouvaient entrer dans son territoire. Quand les Espagnols revinrent, le cacique leur adjoignit quelques-uns de ses sujets porteurs de bijoux en or, de peaux de tigre, de plumages, de pierres précieuses et d’étoffes. Ils me dirent de sa part, qu’il y avait longtemps que Tuchintecatl leur maître avait entendu parler de moi, car les gens de Potonchan qui habitent les bords du Grijalva et qui sont ses alliés lui avaient appris comment j’étais arrivé chez eux, comment nous nous étions battus, parce qu’ils me refusaient l’entrée de leur village, après quoi nous étions devenus amis ; alors ils s’étaient déclarés les vassaux de Votre Majesté. Ils ajoutaient que lui aussi se mettait à votre service ainsi que son petit royaume ; qu’il me priait de le croire mon ami, à condition que les cens de Culua ne missent point le pied chez lui et que de toutes les productions de son pays, il paierait le tribut que j’exigerai, pour le service de Votre Altesse.

Je fus très heureux des informations que me donnèrent mes envoyés, sur les pays et le port qu’ils avaient découverts ; car depuis que j’avais débarqué dans cette contrée, je m’ingéniais à en trouver un que je n’avais pu encore découvrir. C’est qu’en effet, il n’en existe pas un seul depuis le fleuve San Anton voisin du Grijalva, jusqu’au fleuve de Panuco sur la côte nord ; là, où certains Espagnols envoyés par Francisco de Garay cherchèrent à fonder une colonie, comme je le conterai plus tard à Votre Altesse. Pour mieux m’édifier sur la valeur du port, les richesses du pays, la bonne volonté des naturels et toutes les choses nécessaires à la colonisation, j’envoyai certaines personnes de mon entourage, ayant de l’expérience dans ce genre d’affaire. Ils s’en furent avec les émissaires que m’avait envoyés le seigneur Tuchintecatl à qui je les avais chargés de remettre divers présents de ma part. Celui-ci les reçut très bien : ils étudièrent de nouveau le fleuve et le port, et examinèrent avec soin les emplacements où l’on pourrait établir des villages. Ils revinrent avec une foule de détails, disant qu’il y avait là-bas tout ce qu’il fallait pour s’y établir : quant au cacique il se montra fort content et plein du désir de servir Votre Altesse. Ayant reçu ces bonnes nouvelles, j’expédiai immédiatement un capitaine avec cent cinquante hommes pour jeter les fondements du village et construire une forteresse. Le cacique avait offert de la construire et se mettait à mes ordres pour tout ce dont nous pourrions avoir besoin : il éleva même six fortins sur l’emplacement choisi pour la colonie et se déclarait très heureux que nous soyons allés nous établir dans son pays.

Dans les chapitres précédents, je vous racontais, Très Puissant Seigneur, qu’à l’époque où je me rendais à la grande ville de Tenochtitlan, j’avais rencontré sur ma route un grand seigneur qui venait de la part de Muteczuma ; j’ai su depuis, qu’il était proche parent du prince et qu’il avait son royaume près du sien. On l’appelle Culhuacan, la capitale est une grande ville qui s’élève sur les bords de la lagune d’eau salée, que l’on franchit en canoas : pour se rendre à Tenochtitlan par eau, la distance est de six lieues ; par terre, elle est de dix.

Cette ville s’appelle Tezcoco et renferme environ trente mille maisons. Il y a, Seigneur, dans cette ville, des palais et des temples magnifiques, des pyramides et des oratoires admirablement travaillés. Il y a de grands marchés, et en dehors de sa capitale, le seigneur a deux autres villes, l’un à trois lieues de Tezcoco, Oculma, l’autre à six lieues appelée Otumba ; chacune de ces villes compte trois ou quatre mille maisons. Cette province de Culhuacan a d’autres villages, fermes et exploitations rurales en grandes quantités. Ce royaume est limitrophe de la république de Tlascala, aujourd’hui vassale de Votre Majesté. Depuis que Muteczuma est entre mes mains, le roi de cette ville qui se nomme Cacamazin, s’est révolté aussi bien contre Votre Altesse à laquelle il avait juré obéissance, que contre Muteczuma. Quoique je l’eusse sommé maintes fois de venir recevoir les ordres de Votre Majesté, il s’y refusa toujours quoi qu’il reçût les mêmes ordres de Muteczuma. Il répondait simplement que si on avait à lui dire quelque chose, on vînt le trouver chez lui ; il verrait ce qu’il avait à faire et quel service on exigeait de lui. En même temps, j’appris qu’il avait une grande quantité de gens de guerre tout près à se mettre en marche. Comme il ne tenait compte, ni de mes avertissements ni de mes remontrances, j’en parlai à Muteczuma et je lui demandai ce que nous devions faire pour que sa rébellion ne restât pas impunie. Il me répondit que vouloir s’en emparer par violence offrait un grand péril ; c’était un grand seigneur, à la tête d’une nombreuse armée, qu’on ne pourrait prendre sans sacrifier beaucoup de monde ; mais qu’ayant nombre de ses principaux serviteurs à la cour de Cacamazin, il les engagerait à ménager des complices qui, une fois gagnés à notre projet, nous rendraient facile la prise de ce seigneur. Ce fut ce qui arriva. Muteczuma prit ses mesures de telle façon, que ses affiliés persuadèrent à Cacamazin de réunir son conseil dans la ville de Tezcoco pour délibérer d’affaires qui le touchaient personnellement. Ils se réunirent donc dans une jolie maison appartenant au prince et qui se trouve sur le bord de la lagune. Elle était construite de telle façon que l’on naviguait au-dessous comme dans la lagune même ; les conjurés avaient placé là des canoas avec des rameurs et des gens à eux, tout prêts en cas de résistance à s’emparer de Cacamazin. Une fois réunis, les conjurés se saisirent de sa personne avant que les gens du prince pussent intervenir ; le déposèrent dans une canoa, prirent la lagune et arrivèrent à Tenochtitlan qui, je l’ai dit, était à six lieues de la.

Aussitôt arrivé, on le mit sur un palanquin comme l’exigeait l’étiquette pour un grand personnage et on me l’amena. Je lui fis mettre les fers aux pieds et le confiai à une bonne garde ; puis, d’après l’avis de Muteczuma je nommai à sa place, au nom de Votre Altesse, l’un de ses fils nommé Cucuzcazin. Je fis savoir à toutes les autorités et seigneuries du royaume qu’on eût à lui obéir, jusqu’à ce que Votre Altesse ait décidé dans cette affaire. Tout se passa bien, le nouveau roi fut reconnu par les habitants, qui lui obéirent comme à Cacamazin ; lui-même se soumit gracieusement à tout ce que je lui demandai de la part de Notre Majesté.

Quelques jours s’étaient passés depuis l’emprisonnement de Cacamazin, quand Muteczuma convoqua tous les caciques, chefs et seigneurs des localités environnantes. Lorsqu’il les eut réunis, il m’envoya dire de me rendre à l’assemblée, où, lorsque je fus arrivé, il nous adressa les paroles suivantes :

« Mes frères et mes amis, il y a longtemps, vous le savez, que vous, vos pères et vos aïeux sont et ont été nos vassaux et nos sujets ; vous savez que mes ancêtres et moi nous vous avons toujours traités avec les plus grands égards et je sais que vous avez toujours agi en loyaux et fidèles sujets. Vous devez vous rappeler aussi que nous ne sommes point naturels de cette contrée ; que notre race y est venue de très loin, sous la conduite d’un chef qui l’y amena et dont nous étions tous les sujets. Ce chef nous quitta et revint longtemps après ; il trouva nos ancêtres établis dans cette contrée, mariés aux femmes du pays, dont ils avaient eu beaucoup d’enfants ; de sorte qu’ils ne voulurent pas s’en retourner avec lui et qu’ils refusèrent de le reconnaître pour leur seigneur. Il partit donc en disant qu’il reviendrait un jour, ou qu’il enverrait quelqu’un pour nous ramener à son service. Vous savez que nous l’avons toujours attendu. Or, d’après ce que nous a dit le capitaine du grand roi qui l’a envoyé chez nous, et venant comme il nous l’a dit, du côté du soleil levant, je tiens pour certain et vous devez le croire aussi, que ce grand roi est bien le seigneur que nous attendions ; d’autant plus, qu’il y avait longtemps qu’il avait entendu parler de nous. Puisque nos prédécesseurs n’ont pas rempli les obligations qu’ils devaient à leur souverain, c’est à nous à les remplir, et nous devons rendre grâce à nos dieux de voir enfin ce que nos pères ont si longtemps attendu. Je vous supplie donc, étant convaincu de tout ce que je viens de dire, de reporter à ce grand roi, l’obéissance que vous m’accordiez à moi-même, puisqu’il est votre seigneur naturel, et en son lieu et place, à son capitaine. Vous lui rendrez donc tous les tributs et services que vous m’avez rendus jusqu’à ce jour, comme je m’engage à lui obéir dans tout ce qu’il m’ordonnera, car non seulement vous remplirez un devoir, mais vous me ferez le plus grand plaisir. » Le prince nous fit ce discours en pleurant à chaudes larmes et en manifestant la plus grande douleur qui se puisse concevoir ; les grands seigneurs qui l’avaient écouté, sanglotaient aussi et furent longtemps avant de pouvoir lui répondre : et je puis certifier à Votre Majesté sacrée qu’il n’y eut pas un Espagnol présent qui ne fût ému de cette douleur. Quand les larmes des grands furent apaisées, ils répondirent au prince, qu’il était toujours leur maître ; qu’ils avaient promis de faire ce qu’il leur commanderait ; que d’accord avec les raisons qu’il leur avait données, ils seraient heureux d’obéir ; et que, de ce jour et à jamais, ils s’engageaient à rester les vassaux fidèles de Votre Altesse. Puis tous ensemble et chacun en particulier, ils jurèrent de faire tout ce qui leur serait ordonné au nom de Votre Majesté comme de bons et fidèles sujets sont tenus de le faire, et d’accepter tous les tributs de servitude auxquels ils étaient tenus envers Muteczuma. Je fis prendre acte de cette séance par notaire public et je le fis dresser en présence de plusieurs Espagnols qui m’avaient servi de témoins.

Cet acte passé, ainsi que la cérémonie où tous ces notables s’engageaient au service de Votre Majesté, je dis un jour à Muteczuma, que Votre Altesse avait besoin d’or pour certains travaux et que je le priais d’envoyer quelques-uns de ses Indiens auxquels j’adjoindrais de mes Espagnols, afin qu’ils se rendissent auprès des caciques qui s’étaient offerts à votre service, pour au nom de Votre Majesté leur demander un premier tribut : parce que, outre la nécessité où se trouvait Votre Altesse, ce serait de leur part une marque de zèle dont Votre Altesse leur tiendrait compte. Qu’ils prélevassent donc sur leurs biens pour m’en donner une part, que je désirais vous envoyer, tels que l’or et autres choses précieuses que j’avais déjà envoyées à Votre Majesté. Il me répondit aussitôt de lui désigner dix de mes gens que je lui donnai et, deux par deux ou cinq par cinq, il les répartit par les villes et les provinces dont les noms m’échappent, ayant égaré les notes à ce sujet ; mais quelques-unes d’entre elles se trouvaient à quatre-vingts et cent lieues de Tenochtitlan. Il leur avait joint des Indiens, avec ordre de les conduire aux caciques de ces provinces et leur demander de ma part un tribut d’or qu’ils s’empressèrent de livrer. Tout se passa donc bien ; chacun de ces caciques donna très bénévolement ce que j’avais demandé en bijoux, étoffes, feuilles d’or et d’argent et autres objets. J’envoyai à la fonte ce qui pouvait se fondre et le cinquième de Votre Majesté monta à trente-deux mille quatre cents piastres d’or, sans compter les bijoux d’or et d’argent, les plumes et pierres précieuses et autres objets de valeur, que je mis à part pour Votre Majesté sacrée et qui peuvent valoir plus de cent mille ducats : objets et bijoux qui, en dehors de leur valeur intrinsèque, sont si beaux et si merveilleux que, vu leur nouveauté et leur étrangeté, elles n’ont pas de prix, et qu’il n’y a pas un prince au monde qui possède rien d’aussi riche et d’aussi magnifique.

Que Votre Altesse n’aille point croire que je lui dise là rien de fabuleux ; car je puis certifier que toutes les créatures vivantes qui peuplent la terre et les eaux dont Muteczuma put avoir connaissance, il les fit reproduire en or, argent, pierreries et plumes avec une telle perfection, qu’elles paraissaient naturelles. Il m’en donna de toutes sortes pour Votre Altesse, sans parler d’autres que je lui demandais et qu’il me fit fabriquer en or : crucifix, images de saints, médailles, bijoux, colliers et autres objets de notre pays, qu’on imita de façon merveilleuse. Il revint également à Votre Altesse, du cinquième de l’argent perçu, cent et tant de marcs que je livrai aux artistes indiens pour en faire des plats petits et grands, des écuelles, des tasses et des cuillères, qu’ils fabriquèrent avec une perfection que nous ne saurions dire. Muteczuma me fit en outre présent de pièces d’étoffe de sa garde-robe d’une telle finesse, que tissées de coton sans mélange de soie, il ne pourrait s’en tisser d’aussi belles au monde, ni de couleurs si vives et si diverses. Il y avait, entre autres, des vêtements d’hommes et de femmes absolument merveilleux ; je citerai des couvertures de lit, qui composées de soie ne pourraient les égaler. Il y avait d’autres tissus ressemblant à des tapisseries qui pourraient décorer des salons et des églises ; il y avait aussi des couvre-pieds et des couvertures tissées de plumes et de coton, de toutes les couleurs et les plus merveilleuses qu’on pût voir, et tant d’autres choses encore que je ne saurais les dépeindre à Votre Majesté. Il me donna une douzaine de sarbacanes avec lesquelles il chasse les oiseaux, dont je ne pourrai dire l’élégante perfection ; car elles étaient couvertes de fines peintures aux nuances les plus délicates, où se trouvaient représentés, dans toutes les attitudes, des oiseaux, des animaux, des arbres et des fleurs, et dont les points de mire étaient formés par des grains d’or ; il y en avait un autre dans le milieu également bien ciselé. Il me donna en même temps un carnier en filet d’or pour les petites balles qui seraient en or. Il me donna des moules en or, et une foule d’autres choses.

Pour rendre compte à Votre Royale Excellence, Très Puissant Seigneur, de la grandeur des choses extraordinaires et superbes de cette grande ville de Tenochtitlan, et de la magnificence du service de Muteczuma, son souverain, des rites et cérémonies de cette nation, de l’ordre qui règne dans le gouvernement de cette capitale, aussi bien que dans les autres villes qui en dépendent, il faudrait un temps infini et plusieurs écrivains habiles. Pour moi, je ne saurais dire la centième partie des choses que j’aurais à dire ; mais je m’efforcerai de conter les choses que j’ai vues, et, bien que mal dites, elles paraîtront encore si extraordinaires, qu’on ne voudra pas les croire, puisque nous, qui les ayons vues de nos yeux, notre raison se refuse à les comprendre. Mais je puis assurer à Votre Majesté que si ma relation pèche par son insuffisance, elle sera toujours au-dessous plutôt qu’au-dessus de la réalité des choses, car en ceci, comme en tout ce que je pourrais écrire à Votre Altesse, je m’engage à dire à mon prince et seigneur la vérité, sans rien ajouter qui l’augmente ou la diminue.

Avant de raconter les merveilles de cette grande ville et des autres dont je vous parlerai dans un prochain chapitre, je crois que pour mieux me faire comprendre, je dois d’abord décrire la ville de Mexico, où se trouve située cette ville et celles que j’ai citées et comment est composé l’empire de Muteczuma. Ce royaume est de forme ronde, entouré de hautes et pittoresques montagnes, et la plaine peut compter soixante et dix lieues de circonférence ; dans cette plaine, il y a deux lagunes qui l’occupent presque tout entière, car le service des canoas embrasse plus de cinquante lieues. La plus petite de ces lagunes a de l’eau douce, la plus grande de l’eau salée. Un groupe de monticules élevés qui se trouvent au milieu de la plaine, les sépare, et elles communiquent par un détroit qui s’ouvre entre les monticules et la montagne. Ce détroit peut avoir de largeur la portée d’une arbalète, et pour le passage d’une lagune à l’autre, les habitants des villes et villages qui vivent sur leurs bords, se sont entendus pour le libre passage de leurs canoas qui leur évite la route de terre. Cette grande lagune salée a ses flux et reflux comme la mer, de sorte qu’à chaque flux, la lagune salée se précipite dans la lagune d’eau douce avec l’impétuosité d’un torrent, tandis qu’au reflux c’est l’eau douce qui se jette dans l’eau salée.

Cette grande ville de Tenochtitlan est fondée entre la lagune d’eau salée et la terre ferme : aux approches de la ville, de quelque côté qu’on veuille l’aborder, la distance est de deux lieues. Elle a quatre entrées, auxquelles conduisent des chaussées construites de mains d’hommes, d’une largeur de deux lances. La ville est grande comme Séville et Cordoue. Ses rues principales sont très larges et toutes droites ; quelques-unes de celles-ci et toutes les autres sont moitié terre et moitié eau, formant des canaux pour la circulation des canoas. Mais toutes, à intervalles réguliers, sont ouvertes par des tranchées qui font communiquer les canaux entre eux et toutes ces ouvertures, dont quelques-unes sont très larges, sont couvertes par des ponts composés de longues pièces de bois admirablement jointes et fort bien travaillées, sur la plupart desquelles dix cavaliers peuvent passer de front. Comprenant que si les habitants de cette ville voulaient se révolter contre nous, la disposition des rues leur mettait en mains toutes facilités pour réussir ; car ils n’auraient pour nous affamer qu’à enlever les ponts, je fis construire dès mon arrivée à Mexico, quatre brigantins qui furent achevés en peu de temps et qui pouvaient enlever trois cents hommes et transporter tous mes cavaliers à la fois. Cette ville a un grand nombre de places, où se tiennent des marchés quotidiens ; l’une de ces places est deux fois grande comme celle de la ville de Salamanque, place entourée de portiques où chaque jour se presse une foule de soixante-dix mille acheteurs et vendeurs. On trouve là tous les genres de marchandises et de produits que peut offrir ce monde : victuailles de toutes sortes, bijoux d’or et d’argent, ustensiles de plomb, de cuivre, d’étain et de laiton ; autres objets de pierres, d’or, de plumes et de coquilles. On vend des pierres brutes et ouvrées, des adobes, des briques cuites, des bois en billes ou travaillés ; dans la rue de la chasse, se trouvent des collections de tous les oiseaux du pays, poules, cailles, perdrix, canards sauvages, faucons, milans, crécelles, gobe-mouches, poules d’eau, pigeons, tourterelles, oiseaux chanteurs, perroquets, et les oiseaux de proie, aigles, faucons, milans et autres, dont ils vendent les dépouilles garnies de leurs plumes, têtes, ongles et becs. Ils vendent des lapins, des lièvres, des chevreuils et des petits chiens comestibles. Il y a la rue des herboristes, où l’on peut trouver toutes les racines et plantes médicinales du monde ; là se trouvent les offices pharmaceutiques, où l’on peut se procurer les remèdes préparés, les potions, les emplâtres et les onguents. Ici s’élèvent les boutiques des barbiers, où l’on vous rase et lave la tête : plus loin vous trouverez des auberges où l’on donne à boire et à manger, et voilà des commissionnaires pour porter les fardeaux. Il s’y vend beaucoup de bois, du charbon, des fourneaux de terre cuites, et des nattes de toutes couleurs pour les lits, et d’autres plus fines pour les sièges, les chambres et les salles de réception. Les légumes abondent : oignons, poireaux, ails, cresson et cresson alénois, bourraches, oseilles, chardons comestibles et cardons. Les fruits ne sont pas moins nombreux ; on y trouve des cerises et des prunes qui ressemblent à celles d’Espagne ; ils vendent du miel d’abeille, de la cire et du sirop de canne de maïs aussi doux que le sirop de canne, et du miel de certaines plantes qu’ils appellent maguey et qui est meilleur que le moût de raisin ; et de ces plantes, ils font aussi du vin qu’ils vendent au marché. On y débite toutes sortes de fils de coton en écheveaux de toutes couleurs, ce qui nous rappelle le marché des soieries de Grenade, avec cette différence, que tout y est ici en plus grande quantité. Ils vendent des couleurs pour les peintres, autant qu’on en pourrait trouver en Espagne et d’une variété de nuances qu’on ne saurait imaginer. Ils ont des cuirs de chevreuils tannés avec ou sans le poil, teint en blanc, en rouge et d’autres couleurs. Ils vendent beaucoup de poteries, belles et bonnes ; urnes, récipients, réservoirs grands et petits, gargoulettes, aiguières, alcarazas, d’une argile très fine, peintes et vernies. Ils vendent du maïs en grain, moulu et en pain, bien meilleur que celui qu’on trouve dans les îles ou sur la terre ferme. Ils vendent les pâtés de poissons et d’oiseaux : ils vendent du poisson frais ou salé, cru et rôti. Ils vendent des œufs de poules, des œufs d’oies ainsi que de tous les oiseaux dont j’ai parlé, et ils vendent aussi des omelettes toutes prêtes. On vend en somme dans ces marchés tout ce que peuvent fournir le royaume et les contrées adjacentes, et ces produits sont si nombreux et de telle qualité que je ne saurais les énumérer tous, faute de mémoire pour me rappeler leurs noms. Chaque genre de marchandise se vend dans une rue spéciale, sans qu’une autre marchandise puisse s’y mêler ; l’ordre le plus parfait règne dans toutes les transactions, tout se vend par nombre d’articles ou par mesure. Je n’ai jamais rien vu vendre au poids. Il y a sur cette grande place une espèce de Palais de Justice où siègent dix à douze personnes qui sont des juges et décident en tous les différents qui peuvent se produire dans le marché et passent condamnations des délits. Il y a également des inspecteurs qui se promènent dans le marché, observant les achats, les ventes et les mesures, brisant celles qu’ils reconnaissent fausses et arrêtant les délinquants.

Il y a dans cette grande ville, des temples ou maisons d’idoles d’une fort belle architecture ; les personnes chargées des services religieux vivent dans ces temples et leurs alentours, car en dehors des chapelles où ils tiennent leurs idoles, il y a de fort beaux logis. Tous ces religieux sont vêtus de noir, jamais on ne leur coupe les cheveux, et du jour qu’ils entrent en exercice, ils ne les peignent plus que lorsqu’ils en sortent. Tous les fils des personnages principaux, des seigneurs ou des riches marchands sont élevés et confinés dans le temple dès l’âge de sept à huit ans, jusqu’à l’époque de leur mariage ; cette coutume s’applique aux aînés qui doivent hériter, plutôt qu’aux autres. Ils n’ont aucune relation avec les femmes, et pas une d’elles ne peut pénétrer dans le temple. Ils doivent se priver de certains mets à certaines époques de l’année ; parmi ces temples, il y en a un, le principal, dont nulle langue humaine ne pourrait dire la grandeur et la beauté ; car il est si vaste, que dans son enceinte entourée d’une muraille très haute on pourrait y installer une ville de quinze cents habitants. Il y a dans cette enceinte de fort jolis édifices avec de grandes salles et des corridors où résident les serviteurs des idoles. J’y ai compté quarante tours très hautes et admirablement construites dont la plus importante a un escalier de cinquante marches qui permet d’arriver à sa plate-forme. La principale est plus haute que la grande tour de Séville. Elles sont si bien construites en bois et maçonnerie qu’on ne saurait faire mieux nulle part, car tout l’intérieur des chapelles où ils enferment leurs idoles est en stuc couvert de peintures et de reliefs représentant des figures bizarres et monstrueuses. Toutes ces tours servent de sépultures aux grands seigneurs, et les chapelles où l’on a placé leurs restes sont dédiées à leurs idoles de prédilection.

Il y a dans ce grand temple trois salles où se trouvent les idoles principales ; salles d’une hauteur et d’une grandeur merveilleuses, avec nombreuses figures en reliefs dans la menuiserie et la maçonnerie ; à l’intérieur de ces salles se trouvent d’autres chapelles dont les portes sont toutes petites ; elles sont absolument obscures et quelques prêtres seulement y résident. À l’intérieur de ces chapelles, ils ont des idoles comme il y en a du reste au dehors. Je fis enlever de dessus leurs autels et je fis jeter par les escaliers les plus importantes de leurs idoles, celles en qui ils avaient plus de foi ; je fis laver ces chapelles qui étaient pleines du sang de leurs sacrifices et je mis à leur place des images de la Sainte Vierge et d’autres saints, ce qui excita l’indignation de Muteczuma et de son peuple. On me supplia premièrement de n’en rien faire, parce que si le bruit s’en répandait dans les différents quartiers, la foule se soulèverait contre moi, parce que les Indiens croyaient que ces idoles les comblaient de tous les biens ; que, les laissant profaner, ils encourraient leur colère, n’en recevraient plus rien, qu’elles retireraient les fruits de la terre et que tout le monde mourrait de faim. Je leur fis dire par mes interprètes dans quel profond aveuglement ils étaient au sujet de ces idoles faites de leurs mains et de choses impures ; ils devaient apprendre qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, le seigneur universel qui créa le ciel, la terre et toutes les choses ; qui les avait créés eux comme nous, que ce Dieu existait de toute éternité et que c’était lui qu’il fallait croire et adorer et non telle autre idole ou créature. Je leur dis encore tout ce que m’inspirait la circonstance pour les arracher au culte de leurs idoles et les amener à la connaissance de Dieu notre seigneur. Quelques notables et Muteczuma répondirent qu’ils ne pouvaient que me répéter ce qu’ils m’avaient déjà dit, et que n’étant point naturels de ce pays, que de long périodes s’étant écoulées depuis que leurs ancêtres s’y étaient établis, ils pouvaient facilement être tombés dans quelque erreur : que moi nouvellement arrivé je devais mieux savoir les choses qu’ils devaient croire et qu’ils feraient ce que je leur dirais être le meilleur. De sorte que Muteczuma et plusieurs des principaux habitants de la ville s’en vinrent avec moi enlever les idoles, nettoyer les chapelles et y installer nos images ; ils le firent avec une physionomie satisfaite et je leur défendis qu’ils sacrifiassent désormais des créatures humaines comme ils en avaient la coutume ; coutume exécrable à Dieu et défendue par les lois de Votre Majesté qui ordonnent de tuer celui qui tue. À partir de ce jour, ils y renoncèrent et pendant tout le temps que je passai dans la ville, on ne tua, ni ne sacrifia une seule créature humaine.

La grosseur et la grandeur des idoles qu’adorent ces Indiens dépassent de beaucoup les dimensions du corps d’un homme de grande taille. Elles sont faites d’une pâte de tous les grains et légumes qu’ils consomment ; une fois moulus ils les mêlent et les pétrissent avec le sang des cœurs humains qu’ils ont arrachés de poitrines vivantes ; c’est avec le sang qui coule de ces poitrines ouvertes qu’ils mettent cette espèce de farine en pâte et qu’ils en font une quantité suffisante pour en fabriquer ces grandes statues. Une fois modelées, ils leur offraient les cœurs de nouveaux sacrifiés et leur oignaient la figure avec du sang. Chaque fonction de la vie a son idole, à l’imitation des gentils qui autrefois honoraient leurs dieux. Ainsi, pour demander la victoire ils ont un dieu et pour demander une bonne moisson, ils en ont un autre, et ainsi pour toutes choses qu’ils désirent ou dont ils ont besoin.

Il y a dans cette ville beaucoup de grandes et belles maisons, et les palais y sont si nombreux, parce que tous les seigneurs de la terre, vassaux de Muteczuma, sont obligés d’avoir une demeure dans la ville et d’y résider un certain nombre de jours dans l’année. Il y a en outre une foule de gens riches qui ont aussi des palais. Tous ont non seulement de grands et beaux appartements, mais ils y entretiennent des parterres de fleurs diverses, tant dans leurs salles que dans les cours. Deux canaux de maçonnerie suivent une des chaussées qui mènent à la ville ; ils ont deux pas de large sur six pieds de hauteur ; l’un d’eux laisse passer une masse d’eau délicieuse, de la grosseur d’un corps humain, qui vient aboutir au cœur de la ville où chacun vient faire sa provision ; l’autre canal reste vide et remplace le premier quand on le nettoie. Cette eau doit franchir les tranchées sur des ponts, et là, les canaux ont un volume de la grosseur d’un bœuf et ils ont la longueur des poutres qui relient les chaussées entre elles. Les marchands transportent l’eau dans leurs barques par toute la ville, et pour la prendre des conduites, ils viennent avec leurs canoas au-dessous des ponts où passent les canaux, et là, des hommes affectés à ce service chargent les canoas d’eau, en échange d’un salaire convenu.

À toutes les entrées de la ville, là où l’on décharge les canoas et où s’accumulent les divers produits qui servent à l’alimentation des habitants, il y a des cabanes où séjournent les gardes chargés de lever une contribution sur chaque produit (voilà l’octroi à Mexico). J’ignore si cette taxe est au profit de l’empereur ou de la ville, on ne me l’a pas dit : mais je crois bien que c’est au profit de l’empereur, car sur les marchés des autres provinces, la taxe se payait au seigneur de l’endroit. Dans tous les marchés et tous les lieux publics de cette capitale, il y a tous les jours une foule de travailleurs et ouvriers de métiers divers qui viennent attendre qu’on les embauche, chacun pour le genre de travail qui le concerne.

Les habitants de cette ville sont plus soignés dans leurs vêtements et de manières plus polies que les habitants des villes de provinces, parce que là siège l’empereur, et qu’il y a toujours autour de lui une foule de grands seigneurs qui influent sur la civilité des gens. Pour ne pas être trop prolixe dans la relation des choses de cette grande ville (et je ne saurais en dire trop), je me résumerai en ajoutant que dans le commerce de la vie, les gens déploient tout autant de politesse et d’aménité qu’en Espagne, et que considérant leur barbarie, leur ignorance du vrai dieu et leur éloignement de toute autre nation civilisée, c’est une chose admirable de voir combien ils sont policés en toutes choses.

Il y a tant à dire sur l’état des maisons de Muteczuma et les admirables choses dont il s’entourait et de sa magnificence, que je le jure à Votre Altesse, je ne sais ni par où commencer, ni si j’en pourrai conter la moindre partie. Qu’y a-t-il de plus magnifique, qu’un seigneur barbare comme celui-ci possède reproduit, en or, argent, pierres et plumes précieuses tous les animaux et toutes les choses qui se peuvent trouver dans son royaume, et si finement exécutées en or et en argent qu’il n’est pas un bijoutier au monde qui puisse faire mieux : quant aux pierreries, on ne saurait comprendre avec quels instruments ils les taillent avec une telle perfection ; pour les objets de plumes, ni la cire, ni quelque produit que ce soit ne pourrait en imiter le travail merveilleux. On ne sait au juste jusqu’où s’étendent les possessions de Muteczuma ; car il n’y avait pas une province à deux cents lieues de chaque côté de la ville où il n’envoyât des messagers toujours obéis, quoiqu’il fût en guerre avec certaines provinces enclavées dans son empire. Je pus cependant estimer que l’étendue de son royaume devait être à peu près celle de l’Espagne, car, jusqu’à soixante lieues de ce côté de Potonchan où se trouve le Grijalva, il envoya des messagers à une ville appelée Zumatlan, qui se trouve à deux cent trente lieues de Mexico, pour commander aux habitants d’avoir à se déclarer vassaux de Votre Majesté.

Les plus importants personnages de ces provinces, surtout ceux des provinces limitrophes résidaient, comme je l’ai dit, une partie de l’année dans la capitale et tous ou presque tous avaient leurs aînés au service de Muteczuma. Il tenait des garnisons dans toutes les provinces vassales où il avait des employés, ses gouverneurs et ses receveurs pour le service des taxes que chaque province avait à lui payer ; il y avait des comptes très bien tenus affectés à chaque province, car ils possèdent des caractères et des figures dessinées sur un papier qu’ils fabriquent, ce qui leur permet de bien tenir leurs comptes. Chaque province était taxée selon la qualité de ses cultures, de sorte qu’il avait à sa disposition une infinité de produits. Absents ou présents, ses vassaux le craignaient à tel point, que jamais prince ne le fut davantage. Il avait au dehors de la ville comme au dedans, plusieurs maisons de campagne dont chacune était réservée à une distraction nouvelle ; elles étaient aussi bien construites qu’on pouvait le désirer et d’une richesse correspondant à la grandeur d’un tel prince ; il avait dans sa capitale, des palais où il résidait, si grands et si merveilleux que je n’en saurais dépeindre la magnificence. Je ne puis en dire autre chose, sinon qu’en Espagne il n’existe rien de comparable. Il avait un autre palais presque aussi grand, avec de beaux jardins que dominaient des pavillons ornés de marbres ri de jaspes admirablement travaillés. Il y avait dans palais, des appartements assez vastes pour y recevoir deux grands princes avec leurs suites et serviteurs. Il y avait là dix grands réservoirs peuplés de toutes les espèces d’oiseaux d’eau du pays qui sont fort nombreuses et toutes domestiquées. Pour les oiseaux de mer, l’eau des réservoirs était salée, pour les oiseaux de rivière ils étaient remplis d’eau douce. On vidait les bassins de temps à autre pour les nettoyer et on les remplissait au moyen des canoas. On donnait à chaque volatile, la nourriture dont il avait l’habitude lorsqu’il vivait en liberté ; de sorte que celui-ci avait du poisson, celui-là des vers, cet autre du maïs ou autre grain plus menu auquel il était accoutumé. Je puis certifier à Votre Altesse qu’il fallait par jour aux Palmipèdes seuls, dix arrobes (250 livres) de poissons qu’on prenait dans le lac salé. Il y avait pour prendre soin de ces oiseaux trois cents individus qui n’avaient pas d’autre occupation. Il y avait d’autres gens qui ne s’occupaient que de soigner les oiseaux malades. Sur ces étangs et ces bassins il y avait des promenades et des pavillons fort élégamment décorés où l’empereur venait se délecter à voir ses collections d’oiseaux. Il y avait dans cet endroit une salle réservée à certains hommes, femmes et enfants tout blancs de figure, de corps, de cheveux, de cils et de sourcils. Le prince avait un autre palais très élégant, où se trouvait une vaste cour pavée de dalles de couleur, de manière à former comme le damier d’un jeu d’échec. Chacune des parties de ce damier avait une profondeur de neuf pieds sur une surface de six mètres carrés, la moitié de chaque avait un toit de dalles en terre cuite et l’autre moitié n’était couverte que d’un filet de lianes très bien fait. Chacune de ces grandes cages contenait un oiseau de proie depuis la crécelle jusqu’à l’aigle. Il y avait là tous les oiseaux que nous avons en Espagne et d’autres espèces que nous ne connaissons pas. Chaque espèce offrait un grand nombre de sujets et sur le toit de chaque il y avait un bâton en forme de perchoir et un autre en dessous du filet ; les oiseaux se perchaient sur l’un la nuit ou quand il pleuvait, et sur l’autre quand il faisait beau temps. Chaque jour on donnait à ces oiseaux des poules et pas autre chose. Il y avait aussi dans ce palais, de grandes salles contenant d’autres cages, construites en gros madriers parfaitement ajustés et dans toutes, il y avait des lions, des tigres, des loups, des renards et des chats d’espèces diverses, tous en grande quantité, que l’on nourrissait avec des poules ; pour les animaux féroces et les oiseaux, il y avait trois cents autres Indiens préposés à leur garde. Il y avait encore une autre maison, où le prince avait réuni une collection de monstres humains, nains, bossus, contrefaits et une foule d’autres difformités ; chacun de ces monstres avait une chambre à lui ; et il y avait aussi diverses personnes pour prendre soin de ces malheureux. Quant aux autres sources de distraction que nous offrait la ville, je m’arrête, ne pouvant en relever le nombre et en détailler la diversité.

Le service du prince était organisé de cette manière : chaque matin, au petit jour, six cents notables ou grands seigneurs se présentaient au palais ; les uns restaient assis, d’autres se promenaient par les salles, causant et s’entretenant mais sans qu’aucun d’eux pénétrât près du prince. Les serviteurs de ces grands seigneurs remplissaient deux ou trois grandes cours et la rue qui était fort large, et ils restaient là jusqu’à la nuit. Au moment où l’on servait le dîner de Muteczuma, on apportait également à manger à tous ses courtisans et l’on distribuait des rations à tous les serviteurs. Quotidiennement, l’office était ouverte à qui demandait à boire et à manger. On servait le prince de la manière suivante : trois ou quatre cents jeunes garçons s’avançaient avec les plats qui étaient innombrables, car pour chaque repas on lui apportait toutes sortes de mangers en viandes, fruits et légumes que la terre peut fournir ; comme il fait froid, on apportait chaque assiette et chaque tasse sur un petit brasero garni de braise pour que rien ne se refroidît. On mettait tous les plats dans une grande salle où Muteczuma mangeait ; cette salle avait son plancher couvert de nattes toutes neuves où le prince s’asseyait sur un coussin de cuir très élégant. Au moment du repas il était entouré de cinq ou six vieillards à qui il distribuait des choses qu’il mangeait. L’un des serviteurs restait près de lui, enlevant et lui donnant les plats que lui passaient d’autres serviteurs selon les besoins du service. Au commencement et à la fin du repas, on lui présentait toujours une aiguière pour se laver les mains, il ne se servait jamais deux fois de la même serviette ; les plats, les assiettes et les tasses ne servaient également qu’une fois ainsi que les petits réchauds ; à chaque repas on en apportait des neufs.

Ce prince revêtait chaque jour quatre costumes différents toujours neufs et ne les mettait qu’une fois. Tous les seigneurs qui entraient dans son palais y entraient nu-pieds, et quand il sortait précédé de quelques-uns d’entre eux, ils marchaient la tête et les yeux baissés, dans une posture toute d’humilité ; quand ils lui parlaient, ils n’osaient, par respect, le regarder en face. Et je sais bien qu’ils agissaient ainsi par respect pour leur maître, car plusieurs de ces nobles indiens n’osaient en me parlant me regarder la figure, disant que c’était irrévérencieux et inconvenant. Quand Muteczuma sortait, ce qui était fort rare, tous les gens qui l’accompagnaient et ceux qui se trouvaient sur son passage à travers les rues, détournaient le visage, sans le regarder jamais et la plupart se prosternaient jusqu’à ce qu’il fût passé. L’un de ses officiers marchait toujours au-devant de lui, portant trois longues verges pour faire savoir que le maître allait venir et quand il descendait de son palanquin, il prenait l’une de ses verges et la portait où il allait. Les cérémonies qu’exigeait l’étiquette à la cour de ce prince, étaient si nombreuses, qu’il me faudrait beaucoup trop de temps pour les rappeler toutes et une grande mémoire pour m’en souvenir ; et il n’y a pas de sultans ou grand seigneurs infidèles de ceux que nous connaissons, qui mettent en pratique, à leur cour, des cérémonies aussi compliquées.

Dans cette grande ville je m’occupais d’organiser toutes choses pour le service de Votre Majesté sacrée, pacifiant et amenant à son obéissance plusieurs provinces et contrées couvertes de villes, villages et forteresses ; j’en recherchais les mines, m’informant de tout ce qui concernait le royaume de Muteczuma et les provinces adjacentes qui sont nombreuses et si merveilleusement belles que cela paraîtrait incroyable. Je m’occupais de toutes ces choses, au grand plaisir de Muteczuma et des populations de ces provinces qui semblaient de tout temps avoir reconnu Votre Majesté pour leur souverain naturel et qui faisaient avec la meilleure volonté tout ce que je leur commandais en votre nom royal.

C’est en ces choses et autres non moins utiles au service de Votre Altesse que j’ai employé mon temps depuis le 8 novembre 1519 jusqu’au mois de mai de cette année (1520). Me trouvant libre de tous soucis en cette ville, j’ai réparti plusieurs de mes Espagnols en diverses provinces, pacifiant et colonisant la contrée, hanté d’un grand désir de voir arriver un navire avec la réponse à la première relation que j’ai envoyée à Votre Majesté ; j’attends ce navire pour envoyer par son entremise tout ce que j’ai amassé or, argent et bijoux pour Votre Altesse. Sur ces entrefaites, certains Indiens, vassaux de Muteczuma, de ceux qui demeurent près de la côte, vinrent m’annoncer que près des montagnes de Saint Martin qui bordent la côte de la mer et un peu avant le port et la baie de San Juan, ils avaient aperçu dix-huit navires ; qu’ils ignoraient d’où ils venaient ; mais que les ayant vus, ils étaient immédiatement venus m’en avertir. Apres cet Indien, il me vint un naturel de l’île Fernandina qui m’apportait une lettre d’un Espagnol que j’avais placé sur la côte afin d’en surveiller les abords, de donner de mes nouvelles aux navires qui pourraient arriver, et chargé de leur indiquer la ville, afin qu’ils ne se perdissent pas. Voici ce que me disait l’Espagnol : Que le même jour il avait signalé un navire seul, près du port de San Juan, qu’il avait examiné toute la côte, et qu’il n’en avait pas vu d’autre ; qu’il croyait que c’était le navire que j’avais envoyé à Votre Majesté sacrée, car ce devait être à peu près l’époque de son retour ; que pour s’en assurer il restait en observation, espérant que ce navire arriverait au port et qu’aussitôt il viendrait me faire part de ce qu’il aurait appris. Ayant lu cette lettre, j’expédiai deux Espagnols par deux chemins différents, afin qu’ils ne manquassent point le courrier qu’on pourrait m’envoyer de la côte. Je leur donnai comme instruction, de se rendre au port, de s’informer du nombre des navires arrivés, d’où ils venaient, et d’accourir à toute vitesse pour m’en rendre compte. En même temps, je dépêchai un autre courrier à la Veracruz, pour dire à mon lieutenant que j’avais su l’arrivée des navires ; qu’il s’informât lui-même, et qu’il me fît savoir ce qu’il en aurait appris. J’en envoyai un autre encore au capitaine des cent cinquante hommes que j’avais envoyés dans la province et au port de Goatzacoalco, pour qu’il s’arrêtât là où mon courrier le rencontrerait, et qu’il ne poursuivît pas sa route avant de nouveaux ordres. Je lui disais que je connaissais l’arrivée de certains navires, mais il le savait déjà avant d’avoir reçu ma lettre. Quinze jours s’étaient écoulés depuis le départ de mes courriers, sans que je reçusse aucune nouvelle, ce qui m’avait jeté dans une grande inquiétude ; ce fut alors, qu’arrivèrent des Indiens, vassaux de Muteczuma, qui nous annoncèrent que les navires en question avaient jeté l’ancre dans le port de San Juan, et que les gens de l’expédition avaient débarqué. Ces Indiens apportaient une lettre nous apprenant qu’il y avait là-bas quatre-vingts cavaliers, huit cents fantassins et dix à douze pièces d’artillerie ; tout se trouvait dessiné sur un papier du pays pour le montrer à Muteczuma. Ils me dirent aussi, que l’Espagnol que j’avais envoyé à la côte ainsi que mes deux autres courriers, se trouvaient au pouvoir des nouveaux arrivés et que leur capitaine me faisait savoir qu’il ne les laisserait point partir.

À cette nouvelle, je résolus d’envoyer un religieux que j’avais en ma compagnie, mon aumônier (Fray Bartolomé de Olmédo) avec une lettre de moi, et une autre des alcades et régidors de la ville de la Veracruz qui se trouvaient à Mexico ; ces lettres étaient adressées au capitaine et aux troupes qui venaient de jeter l’ancre dans le port de San Juan, lettres par lesquelles je leur faisais savoir tout ce qui m’était arrive durant mon séjour en cette contrée : comment j’avais conquis une foule de villes, villages et forteresses ; comment je les avais amenés à reconnaître l’autorité de Votre Majesté et comment je m’étais emparé du souverain maître de toutes ces provinces ; comment je résidais dans cette ville, sa grandeur et l’or et les bijoux que j’avais réunis pour Votre Altesse.

Je leur disais que j’avais envoyé à Votre Majesté un rapport complet sur mon expédition, et je les priais de me dire qui ils étaient ? s’ils étaient sujets des royaumes et seigneuries de Votre Altesse ? leur demandant de m’écrire s’ils étaient venus d’après vos ordres pour coloniser, ou s’ils passaient seulement et devaient s’en retourner ? que s’ils se trouvaient en nécessité de quelque chose je ferais mon possible pour le leur procurer, que quand bien même ils ne viendraient, pas de la part de Votre Altesse, je ferais cependant mon possible pour leur être utile. Que sinon, je les sommais de la part de Votre Majesté de partir et de ne point débarquer sur ses terres, car en ce cas, je marcherais contre eux, avec toutes les forces dont je pourrais disposer aussi bien espagnoles qu’indiennes, que je les ferais prisonniers ou les tuerais, comme des étrangers qui envahissaient les terres et seigneuries de mon seigneur et roi. Cinq jours après le départ du religieux chargé de cette lettre, vingt des Espagnols que j’avais laissés à la ville de la Veracruz arrivèrent à Mexico, en amenant un religieux et deux laïques dont ils s’étaient emparés à la Veracruz ; ces gens-là m’apprirent que la flotte et l’armée qui se trouvaient dans le port appartenaient à Diego Velazquez ; que le capitaine de cette expédition était un nommé Panfilo Narvaez, colon de l’île Fernandina ; que cette flotte amenait quatre-vingts cavaliers, de grandes munitions de poudre et huit cents hommes à pied, dont quatre-vingts arquebusiers et quatre-vingts arbalétriers ; que leur chef s’intitulait capitaine général et lieutenant gouverneur de toutes ces contrées, au nom de Diego Velazquez ; qu’il prétendait avoir des pouvoirs de Votre Majesté et qu’il avait retenu près de lui les messagers que j’avais envoyés à la côte. Il s’était informé de tout ce qui touchait à la ville de la Veracruz, et des gens qui l’habitaient ; il s’informa également des hommes que j’avais envoyés au Goazacoalco, dans une province à trente lieues du port de Tuchitepec, et de tout ce que j’avais fait pour le service de Votre Altesse, et des villes et des villages que j’avais conquis et pacifiés, et de cette grande ville de Tenochtitlan, et de l’or et des bijoux qui abondaient dans ce pays. Il s’était informé près de mes envoyés, de tout ce qui m’était arrivé. Pour eux, Narvaez les avait envoyés à la ville de la Veracruz, afin qu’ils parlassent à mes hommes pour lâcher de les attirer à son parti et se révoltassent contre moi.

Ces Espagnols m’apportaient en même temps plus de cent lettres que Narvaez et les siens avaient envoyées aux habitants de la Veracruz, leur disant de croire à tout ce que diraient le prêtre et ses acolytes ; que s’ils se décidaient pour le parti de Narvaez il leur serait accordé mille faveurs et que s’ils s’y refusaient, ils encourraient mille disgrâces. Je passe sous silence mille autres choses que leur dirent le religieux et ses compagnons ; presque au même moment, m’arrivait un Espagnol, de ceux que j’avais envoyés au Goazacoalco ; il m’apportait une lettre de son capitaine Juan Velazquez de Léon.

Celui-ci me répétait que les troupes qui avaient jeté l’ancre au port de San Juan, étaient sous les ordres de Panfilo de Narvaez, envoyé par Diego Velazquez, et il me faisait remettre une lettre, que Narvaez lui avait envoyée par un Indien comme à un parent de Diego Velazquez et son beau-frère à lui-même Panfilo Narvaez, lettre dans laquelle il lui disait avoir appris par mes envoyés sa présence et celle de mes troupes ; qu’il l’engageait vivement à venir le rejoindre ; qu’il accomplirait ainsi un devoir en rentrant au service de ses chefs et qu’il soupçonnait bien que je le retenais par force. Mais le capitaine comprenant mieux ce qu’il devait au service de Votre Majesté se refusa non seulement à ce que lui demandait Narvaez, mais il partit de suite, après m’avoir envoyé la lettre, pour se joindre aux gens que j’avais avec moi.

Je m’informai ensuite auprès de ce religieux de beaucoup d’autres choses et surtout des projets de Diego Velazquez et de Narvaez ; j’appris comment ils avaient organisé cette expédition contre moi, parce que j’avais envoyé la relation de ma conquête à Votre Majesté et non à Diego Velazquez, et comment Narvaez venait avec la perfide résolution de me massacrer, moi et quelques autres de mes compagnons qui lui avaient été signalés. J’appris en même temps que le licencié Figueroa, juge résident de l’île Espagnola, et les juges et officiers de justice de Votre Altesse, ayant su que Diego Velazquez préparait cette flotte, et dans quel but il la préparait, prévoyant le dommage dont cette entreprise menaçait les intérêts de Votre Majesté, avaient envoyé le licencié Lucas Vazquez de Ayllon, l’un des juges, avec pouvoir de requérir et ordonner à Diego Velazquez de ne point envoyer sa flotte. Ce juge, à son arrivée, rencontra Diego Velazquez avec toutes ses troupes à la pointe de File Fernandina et sur le point de partir ; il le requit donc ainsi que tous ceux qui faisaient parti de la flotte de ne point mettre à la voile, en raison du tort que cette expédition pourrait causer aux intérêts de Votre Altesse ; il les menaça même de peines et de châtiments qu’ils bravèrent, car nonobstant et malgré tout ce que le juge put dire, Velazquez expédia la flotte.

Je sus aussi que ce licencié Ayllon était au port de San Juan ; qu’il avait suivi la flotte, espérant que sa présence pourrait enrayer le mal ; parce que les détestables projets de l’expédition étaient notoires pour lui comme pour tout le monde. De mon côté je renvoyai le religieux à Narvaez avec une lettre dans laquelle je lui disais que j’avais appris de ce religieux qu’il était le capitaine de l’armée qui avait amené la flotte et que j’en étais heureux ; mais que, puisqu’il savait que j’étais dans ce pays pour servir Votre Altesse, je m’étonnai qu’il ne m’écrivît point, ou ne m’envoyât aucun messager pour m’annoncer son arrivée. Il savait que je ne pouvais que m’en réjouir ; soit que nous fussions d’anciens amis, soit que je fusse persuadé qu’il venait pour servir Votre Altesse, ce que je désirais le plus ; mais envoyer comme il avait fait, des espions et des agents pour corrompre mes hommes, et des lettres pleines de promesses ou de menaces pour les détacher de ma personne et les enlever au service de Votre Majesté, comme si nous étions les uns des infidèles et les autres des chrétiens, les uns sujets de Votre Altesse et les autres ses ennemis, c’était une vilaine action. Je le suppliai donc à l’avenir de renoncer à de tels agissements, mais qu’il me fît savoir la vraie cause de sa venue. On m’avait dit qu’il se présentait comme capitaine général et lieutenant de Diego Velazquez ; qu’il s’était fait proclamer comme tel dans le pays ; qu’il avait nommé des alcades, des regidors et des officiers de justice, ce qui violait ouvertement toutes les lois et le respect dû à Votre Altesse. Cette contrée, disais-je, appartenait à Votre Majesté ; elle était peuplée de ses vassaux ; elle avait ses conseils et sa justice organisés ; il était donc mal venu à en usurper les charges, à moins que pour les exercer il n’apportât des pouvoirs de Votre Majesté. Je le suppliais donc de présenter ces pouvoirs à moi et au conseil municipal de la Veracruz ; que nous obéirions, comme nous le devions, aux lettres et instructions de notre seigneur et roi, et que tout serait fait pour le mieux des intérêts de Votre Majesté ; je lui rappelai que j’habitais cette grande ville de Mexico, dont le souverain était en mon pouvoir, que j’avais amassé des quantités considérables d’or et de bijoux, appartenant partie à Votre Altesse, partie à moi et à mes compagnons ; que je ne pouvais abandonner la ville, de crainte que la population ne se révoltât, ce qui me ferait perdre mes trésors et la ville, après quoi je perdais la contrée tout entière. Je donnai en même temps au religieux une lettre pour le licencié Ayllon qui, lorsque ma lettre arriva, je le sus plus tard, venait d’être enlevé par Narvaez et envoyé à la Havane avec deux navires.

Le jour que le religieux partit, je reçus un messager de la ville de la Veracruz qui m’annonçait que tous les Indiens des environs s’étaient soulevés et joints à Narvaez et spécialement ceux de la ville de Cempoal et de ses environs ; que pas un ne voulait venir travailler ni à la ville, ni à la forteresse, ni à quoi que ce fût ; parce que Narvaez leur avait dit que j’étais un méchant homme, qu’il venait pour s’emparer de moi et de mes compagnons, nous emmener prisonniers et quitter le pays. Narvaez avait une troupe bien plus nombreuse que la mienne ; il avait beaucoup de chevaux et beaucoup d’artillerie, moi j’en avais fort peu ; qui donc serait vainqueur ? la conclusion était facile à déduire.

On m’annonçait également que Narvaez venait occuper la ville de Cempoal qui est tout près de la Veracruz ; qu’on croyait, connaissant ses mauvaises intentions, qu’il viendrait attaquer mes hommes. On me disait que les Indiens gagnés à sa cause abandonnaient la ville pour ne pas combattre contre les nôtres et se réfugiaient dans la montagne près d’un cacique vassal de Votre Altesse et notre ami, et qu’ils pensaient rester là jusqu’à ce que je leur envoyasse dire ce qu’il fallait faire. Lorsque je vis le grand dommage qui commençait à se produire et comment on se révoltait par suite des exhortations de Narvaez, je pensai que me rendant sur les lieux il me serait plus facile d’apaiser le mouvement, car en me voyant les Indiens n’oseraient pas se soulever. Je pensais aussi pouvoir en imposer à Narvaez, pour l’arrêter dans la mauvaise voie et faire cesser le scandale de sa conduite. Je partis donc de Mexico ce jour même, laissant notre demeure fortifiée et bien approvisionnée de maïs et d’eau avec cinq cents hommes et de l’artillerie pour la défendre. Je partis avec soixante-dix de mes hommes, accompagné de quelques seigneurs de la cour de Muteczuma. Je laissai mes instructions à l’empereur, lui rappelant bien qu’il s’était déclaré le vassal de Votre Altesse et qu’il était sur le point de recevoir de Votre Majesté la récompense des services qu’il lui avait rendus ; je lui recommandai les Espagnols que je laissai derrière moi, ainsi que l’or et les bijoux qu’il m’avait donnés pour nous et pour Votre Altesse. Je lui dis que j’allais voir quelle espèce de gens étaient ceux qui venaient d’arriver ; que j’ignorais d’où ils venaient, et que ce ne pouvait être que de méchantes gens et non des sujets de Votre Altesse. Le prince me promit de veiller à ce que mes hommes ne manquassent de rien, de prendre sous sa garde les trésors que j’avais réunis pour Votre Majesté et que ceux de ses sujets qui venaient avec moi, me porteraient tant que la route passerait sur ses dépendances et me feraient donner tout ce dont j’aurais besoin ; et il me priait de lui faire savoir si ces hommes étaient de mauvaises gens, parce qu’il assemblerait de suite une armée pour les combattre elles chasser du pays.

Je le remerciai vivement, lui promis que Votre Altesse lui tiendrait compte de ses bonnes intentions, et je lui lis présent de joyaux et d’étoffes diverses ainsi qu’à l’un de ses fils et à d’autres seigneurs qui se trouvaient près de lui. À Cholula, je rencontrai Juan Velazquez, le capitaine que j’avais envoyé au Goazacoalco et qui arrivait avec toute sa troupe. J’en éliminai quelques-uns qui me parurent mal disposés et je les envoyai à Mexico ; je poursuivis mon chemin avec les autres. À quinze lieues de Cholula je rencontrai le père Olmedo, mon aumônier que j’avais envoyé à la côte pour s’informer des nouveaux arrivés ; il m’apportait une lettre de Narvaez, dans laquelle celui-ci me disait avoir les ordres de Diego Velazquez pour s’emparer de cette contrée ; que je me rendisse donc auprès de lui pour me soumettre et lui obéir ; et qu’il avait fondé une ville avec alcades et conseillers municipaux.

J’appris du religieux comment on s’était emparé du licencié Ayllon, de son notaire et de son alguazil, comment on les avait envoyés sur les navires et comment on l’avait circonvenu pour qu’il gagnât certains de mes hommes au parti de Narvaez. Il me conta comment Narvaez faisait parade devant lui et certains Indiens, de sa petite armée, fantassins, cavaliers et artilleurs, qu’il avait débarqués afin de les terroriser. Il disait à mon aumônier : Jugez si vous pourrez jamais vous défendre et si vous ne serez pas obligé de faire ce que nous voulons. Il me dit encore comment il avait trouvé en compagnie de Narvaez un grand seigneur, sujet de Muteczuma et gouverneur de toutes ses provinces jusqu’à la côte de la mer. Il apprit que ce gouverneur s’était entretenu avec Narvaez au nom de Muteczuma, et qu’il lui avait fait présent de certains bijoux d’or. Narvaez lui avait à son tour donné quelques bagatelles ; il avait en même temps envoyé divers messages à l’empereur, pour lui dire qu’il irait le délivrer, qu’il viendrait s’emparer de moi et de mes compagnons pour s’en aller ensuite ; qu’il ne courrait point après l’or, et qu’il n’avait qu’un but, me faire prisonnier et s’en retourner à l’île Fernandina en remettant le pays aux mains de ses maîtres légitimes. Enfin, quand je sus qu’il voulait s’emparer du pays sans y admettre d’autres que lui ; moi, ni mes compagnons ne le voulant point reconnaître comme capitaine et notre maître, au nom de Diego Velazquez, alors qu’il marchait contre nous et nous déclarait la guerre ; sachant qu’il s’était allié avec les Indiens et qu’il avait traité avec Muteczuma ; voyant quel désastre allaient subir les intérêts de Votre Majesté, quels que fussent les pouvoirs qu’il se flattait de posséder ; sachant aussi qu’il avait des instructions de Diego Velazquez, de nous pendre moi et mes compagnons aussitôt que nous serions entre ses mains ; malgré tout, je n’hésitai pas à me rapprocher de lui, pour le bien convaincre du dommage qu’il allait causer à Votre Altesse et m’efforcer de le faire renoncer aux mauvais desseins qu’il semblait avoir.

Je poursuivis donc ma route : j’étais à quinze lieues de Cempoal où Narvaez avait établi son quartier général, lorsque m’arriva son aumônier accompagné d’un autre religieux et d’Andres del Duero, colon de l’île Fernandina qui était arrivé avec Narvaez ; ils venaient m’engager à me soumettre, à le reconnaître pour capitaine général et à lui céder ma conquête ; ils ajoutaient, que je courais les plus grands risques, puisqu’il était fort et que j’étais faible ; que non seulement il avait une nombreuse troupe d’Espagnols, mais que les Indiens viendraient combattre à son côté ; que cependant, si je voulais lui céder le pays, il mettrait à ma disposition des navires et des vivres en abondance ; qu’il me laisserait partir moi et ceux de mes hommes qui voudraient m’accompagner avec tout ce que nous possédions, sans soulever à cet égard la moindre difficulté. L’un de ces deux religieux me dit qu’il venait chargé des pouvoirs de Diego Velazquez, qu’il pouvait traiter avec moi, ses pouvoirs étant reconnus par Narvaez, et que lui et son collègue étaient prêts à me faire les conditions que je désirerais.

Je leur répondis que je ne connaissais aucun ordre de Votre Altesse m’enjoignant de céder ma conquête à Narvaez ; que, s’il était porteur de cet ordre, il voulût bien me le présenter devant le conseil municipal de la Veracruz, suivant la coutume espagnole, et que je m’empresserais d’obéir. Mais que, jusqu’à plus ample information, je ne ferais pour rien au monde ce qu’il me demandait ; qu’au contraire, mes compagnons et moi, étions prêts à mourir, plutôt que de livrer un pays que nous avions conquis, occupé et pacifié pour le compte de Votre Majesté ; qu’autrement, nous ne serions plus que des sujets traîtres et déloyaux. Ils employèrent d’autres arguments pour me convaincre, mais je ne voulus rien admettre sans avoir vu les instructions de Votre Majesté, qu’ils ne voulurent jamais me montrer. Il fut enfin convenu entre ces religieux, Andréa del Duero et moi, que nous nous rencontrerions avec Narvaez en un lieu sûr, accompagnés de dix personnes chacun ; que là, il me notifierait ses instructions, s’il en avait, et qu’alors je donnerais une réponse. Nous échangeâmes donc des lettres de garantie mutuelle ; engagement qu’il me parut ne pas devoir tenir, car il organisa un complot pour me faire assassiner par deux hommes désignés parmi les dix qui devaient l’accompagner, pendant que les huit autres occuperaient l’attention de mes gens. Ils disaient que moi étant mort, c’était fini : c’eût été fini en effet, si Dieu qui intervient quelquefois en semblable occurrence n’était intervenu ; je fus renseigné par ceux-là mêmes qui devaient faire le coup. Mis ainsi au courant de l’affaire, j’écrivis à Narvaez et à ses trois négociateurs, lui disant que je connaissais ses mauvais desseins et que je ne tomberais point dans le piège. Puis, je les sommai d’avoir à me notifier les instructions de Votre Altesse, si elles existaient ; j’exigeais qu’en tous cas, il renonçât au titre de capitaine général et de chef de la justice, et qu’il ne se mêlât en rien de ces divers services, sous peine d’un châtiment exemplaire. En même temps, je publiais un manifeste ordonnant à toutes personnes qui se trouvaient avec Narvaez de refuser de lui obéir comme capitaine général et chef de justice ; j’ordonnais qu’à une époque déterminée ils parussent devant moi, pour que je leur fisse connaître ce qu’ils avaient à faire pour le service de Votre Altesse, avec menace, s’ils s’y refusaient, de les poursuivre comme traîtres, perfides et méchants sujets, révoltés contre leur roi pour s’emparer de ses royaumes et seigneuries, avec intention de les livrer à qui n’y avait aucun droit. J’ajoutais que, s’ils se refusaient à obéir à ce que leur mandait le manifeste, je marcherais contre eux pour les saisir et les faire prisonniers.

La réponse que fit Narvaez fut d’arrêter le notaire et le porteur de ma sommation ainsi que les Indiens qui les accompagnaient ; il les retint jusqu’à ce que j’envoyasse un autre message pour avoir des nouvelles de mes gens, devant lesquels Narvaez faisait parade de ses forces, nous menaçant tous, si nous ne lui abandonnions pas la contrée. Voyant que je ne pouvais en aucune façon tolérer d’aussi condamnables abus ; sachant que les Indiens s’ameutaient et se révoltaient de plus en plus ; me recommandant à Dieu, mettant de côté la crainte des dommages qui pouvaient s’en suivre ; considérant, que mourir au service de mon roi pour défendre ses possessions contre tout agresseur, serait pour moi et les miens cueillir la gloire la plus pure, je donnai l’ordre à Gonzalo de Sandoval, grand alguazil, de s’emparer de Narvaez et de ceux qu’il nommait ses alcades et ses regidors. Je lui donnai quatre-vingts hommes avec ordre d’aller surprendre le traître pendant que moi, avec une troupe de cent soixante-dix hommes, car nous n’étions que deux cent cinquante, sans une pièce d’artillerie, sans un cheval, tous à pied, je suivrai mon grand alguazil pour lui prêter main-forte, si Narvaez voulait opposer quelque résistance.

Le même jour où Sandoval, moi et nos gens arrivions à la ville de Cempoal, où Narvaez et ses troupes étaient campés, il fut informé de notre marche et sortit aussitôt de son camp avec quatre-vingts chevaux et cinq cents fantassins, sans compter ceux qu’il laissait derrière lui, installés dans le grand temple de la ville admirablement fortifié. Il arriva à une lieue de l’endroit où je m’étais arrêté ; comme il ne me rencontra pas, et que ses renseignements lui venaient des Indiens, il crut qu’on s’était moqué de lui ; il retourna à Cempoal tenant sa troupe prête et se faisant garder par deux sentinelles qu’il fit placer à une lieue de la ville. Comme je désirais éviter le scandale, il me sembla qu’il serait moindre en agissant de nuit, en silence, sans qu’on soupçonnât ma présence, si possible, aller tout droit à la résidence de Narvaez que chacun de nous connaissait parfaitement et m’en emparer. Le tenant en mon pouvoir, j’espérais que tout serait terminé et que la plupart se rendraient, attendu que presque tous, en venant, n’avaient cédé qu’à la violence, tant ils avaient peur que Diego Velasquez ne leur enlevât les Indiens qu’ils possédaient dans l’île Fernandina. Le jour de Pâques de l’Esprit-Saint un peu après minuit, je partis pour Cempoal ; peu après, je rencontrai les deux sentinelles de Narvaez ; je m’emparai de l’une d’elles, qui me donna des renseignements, l’autre m’échappa. Je fis forcer la marche pour que cette sentinelle n’arrivât pas avant moi et n’annonçât mon arrivée : mais elle me précéda d’une demi-heure. Quand j’arrivai près de Narvaez je trouvai toute la troupe sous les armes, les cavaliers en selle et deux cents hommes surveillant chaque quartier. Mais nous arrivâmes en un tel silence, que quand on nous aperçut et que l’on cria aux armes, j’entrais déjà dans la cour du temple, où la masse des troupes étaient groupées ; elles occupaient aussi trois ou quatre tours et autres points fortifiés. Dans l’un de ces temples où Narvaez s’était établi, il avait garni les escaliers de la pyramide de dix-neuf pièces d’artillerie ; nous mîmes un tel entrain à monter à l’assaut de cette pyramide, que les artilleurs n’eurent que le temps de tirer un seul coup, qui grâce à Dieu ne fit de mal à personne. La pyramide gravie, on pénétra dans la pièce où se tenaient Narvaez et une cinquantaine d’hommes, qui luttèrent avec Sandoval, mon premier alguazil ; celui-ci le somma plusieurs fois de se rendre ; et sur son refus la lutte continua ; il se rendit. Pendant que Gonzalo de Sandoval s’emparait de Narvaez, moi et mes hommes défendions les approches de la pyramide à ceux qui accouraient au secours de leur capitaine. J’avais pris toute l’artillerie, j’en fortifiai la pyramide qui fut inabordable ; de sorte que sans mort d’hommes, sauf deux qui furent tués par un boulet, tous ceux qu’il importait de prendre étaient entre nos mains ; toutes les armes nous étaient remises et tous les soldats avaient juré obéissance à Votre Majesté. Ils me dirent que jusqu’alors Narvaez les avait trompés, en affirmant qu’il avait des pouvoirs de Votre Altesse, que je n’étais qu’un révolté, traître à Notre Majesté et autres calomnies du même genre. Lorsqu’ils connurent la vérité et les mauvais desseins de Diego Velasquez et de Narvaez et combien ils avaient mal agi, ils furent tous très heureux que Dieu en eût autrement décidé.

Je puis en effet certifier à Votre Majesté que si Dieu n’eût agi mystérieusement dans toute cette affaire, et que Narvaez fût resté vainqueur, c’eût été le plus grand désastre que l’Espagne eût éprouvé depuis longtemps : car il eût obéi aux instructions de Velasquez qui lui avait ordonné de me pendre moi, et la plupart de mes compagnons, afin que personne ne pût protester contre les événements. Je sus de plus que les Indiens comprenaient parfaitement que si Narvaez s’était emparé de moi comme il l’avait juré, ce n’eût pas été sans d’immenses pertes dans les deux troupes. Profitant donc de la circonstance, ils auraient massacré tous ceux que j’avais laissés dans la ville ; ensuite, ils se seraient réunis pour tomber sur les survivants de manière que leur pays fût à jamais délivré de la présence des Espagnols. Votre Altesse peut être certaine, que si ce complot eût réussi, il eût fallu vingt ans pour reconquérir, et pacifier cette contrée qui était conquise et pacifiée.

Deux jours après la prise de Narvaez, comme je ne pouvais maintenir tant de gens réunis dans la ville, qui était à moitié détruite, les hommes de Narvaez l’avaient pillée, et les habitants s’étant enfuis l’avaient laissée déserte ; je dépêchai deux capitaines avec chacun deux cents hommes, l’un pour aller fonder une ville au port de Goazacoalco où, je l’ai dit à Votre Altesse, j’avais déjà envoyé Velasquez de Léon ; l’autre, à cette rivière (le Panuco) qu’avaient découverte les navires de Francisco de Garay. De plus, j’envoyai encore deux cents hommes à la Veracruz, où je fis venir les navires qu’avait amenés Narvaez et avec le reste de mes troupes je restai à Cempoal pour travailler à ce qui convenait le mieux au service de Votre Majesté. De là, j’expédiai un courrier à la ville de Mexico, pour faire savoir aux Espagnols que j’y avais laissés, tout ce qui m’était arrivé. Ce courrier me revenait douze jours après, m’apportant des lettres de mes alcades me disant que les Indiens révoltés assiégeaient notre quartier de toutes parts, qu’ils y avaient mis le feu et creusé des mines ; que mes gens s’étaient vus dans le plus grand péril et qu’ils seraient massacrés, si Muteczuma n’avait ordonné la suspension des hostilités ; que néanmoins, ils étaient cernés et qu’on ne laissait personne sortir de notre palais. On ajoutait que pendant différentes rencontres, les Indiens leur avaient enlevé beaucoup de vivres, qu’ils avaient brûlé les quatre brigantins que j’avais construits, qu’ils étaient en extrême péril, et que, pour l’amour de Dieu, je me hâtasse de les secourir. Voyant les terribles circonstances où se trouvaient mes Espagnols, jugeant que si je ne les secourais pas aussitôt, non seulement, on me les tuerait, mais on me prendrait l’or, l’argent et les bijoux que nous avions amassés pour Votre Majesté aussi bien que pour nous, et qu’en même temps nous perdrions la plus grande et la plus noble cité de ce monde nouvellement découvert, et qu’en la perdant nous perdions tout, puisqu’elle était la capitale et commandait à cet univers ; j’expédiai des courriers à la recherche des hommes que j’avais envoyés au Panuco et au Goatzacoalco, avec ordre de rebrousser chemin et de se rendre par la voie la plus rapide à Tlascala où je les attendrai avec toute l’artillerie et soixante-dix cavaliers, de sorte que réunis nous comptions cinq cents fantassins et soixante-dix chevaux. Nous partîmes à toute vitesse pour la ville de Mexico ; pendant la route, pas un envoyé de Muteczuma ne vint, comme par le passé, nous recevoir ; toute la contrée était soulevée et les villes à moitié désertes ; j’en conçus de fâcheux soupçons, craignant que les Espagnols qui étaient à Mexico n’eussent été massacrés et que toutes les forces indiennes réunies nous attendissent dans quelque défilé pour nous anéantir. Je m’avançai donc avec les plus grandes précautions jusqu’à la ville de Tezcoco, située comme je l’ai dit à Votre Majesté sur les bords de la grande lagune. Là, je m’informai des Espagnols que j’avais laissés à Mexico, un me répondit qu’ils étaient vivants. Je demandai une canoa pour envoyer un de mes gens aux informations ; pendant qu’il ferait son voyage, je devais garder près de moi, comme otage, l’un des principaux seigneurs de la ville ; les autres, ceux que je connaissais, avaient disparu. Ce seigneur fit amener la canoa, envoya quelques Indiens avec mon Espagnol, et resta près de moi. Au moment où mon courrier s’embarquait, je vis venir un canot dont j’attendis l’arrivée ; il m’amenait l’un des Espagnols assiégés dans la grande ville ; il me dit que mes hommes étaient vivants, sauf cinq ou six que les Indiens avaient massacrés ; mais qu’ils étaient toujours assiégés ; que nul ne pouvait sortir de notre palais et qu’ils ne pouvaient obtenir des vivres qu’au prix des plus grands sacrifices ; que cependant, depuis l’annonce de mon arrivée, les Indiens les traitaient avec un peu moins de rigueur, que Muteczuma comptait sur ma présence pour que chaque chose rentrât dans l’ordre et que mes hommes pussent sortir dans la ville comme ils en avaient l’habitude. En même temps que l’Espagnol, Muteczuma m’envoyait un Indien chargé de me dire que je ne devais pas ignorer ce qui s’était passé dans la ville ; que sans doute j’arrivais fort irrité et avec des projets de vengeance ; qu’il me priait de m’apaiser, qu’il avait souffert plus que moi de ces événements et que tout s’était fait contre sa volonté. Il me faisait dire d’autres choses encore pour apaiser le ressentiment dont il me croyait plein, ajoutant que je n’avais qu’à me présenter à mon palais où mes ordres seraient exécutés comme devant. Je lui fis répondre que je n’avais contre lui aucun ressentiment et que je ferai ce qu’il m’engageait à faire.

Le jour suivant, veille de la Saint-Jean-Baptiste, je partis et m’arrêtai la nuit à trois lieues de la grande ville. Le jour de la Saint-Jean je me remis en route après avoir entendu la messe et j’entrai à Mexico vers le midi. Je vis peu de monde dans la ville, quelques ponts avaient été enlevés à l’entrecroisement des rues, ce qui me parut de mauvais augure quoique en somme ils eussent pu les enlever par crainte de ce qui s’était passé et qu’en arrivant je les ferais remettre en place. Je me rendis à notre palais où je logeai mes hommes ainsi que dans le grand temple qui en est voisin. Mes vieux soldats de Mexico nous reçurent avec une joie folle comme si nous leur sauvions la vie qu’ils croyaient perdue et nous passâmes ce jour et cette nuit fort calmes, croyant que tout était terminé. Le jour suivant, après la messe, j’envoyai un courrier à la Veracruz pour porter à mes gens la bonne nouvelle que les chrétiens étaient vivants, que j’étais entré dans la ville et que tout allait bien. Ce courrier revint une demi-heure plus tard tout défait, blessé, et nous criant que tous les Indiens de la ville soulevés, marchaient contre nous et que les ponts étaient enlevés. Derrière lui, la foule se précipitait si nombreuse que les rues et les plates-formes des maisons disparaissaient sous la multitude des Indiens ; ils accouraient poussant des cris et des hurlements les plus épouvantables qui se puissent imaginer. Ils nous lançaient une telle quantité de pierres avec leurs frondes qu’on eût dit une grêle véritable ; et les flèches et les javelots étaient si nombreux, que les cours de notre demeure en étaient pleines, à tel point, que nous pouvions à peine marcher. Je fis deux ou trois sorties dans lesquelles nos ennemis se battirent avec acharnement, si bien, qu’une troupe de deux cents hommes commandées par un capitaine, perdit quatre de ses hommes et rentra blessé avec une foule d’autres ; dans la sortie que je guidais, je fus également blessé ainsi que nombre des miens. De notre côté nous leur faisions peu de mal, parce qu’ils se réfugiaient de l’autre côté des ponts, et que de chaque maison et de toutes les terrasses on nous couvrait de pierres ; nous en prîmes quelques-unes qui furent incendiées. Mais il y en avait tant, toutes fortifiées, occupées par une telle multitude d’Indiens et si bien approvisionnées de pierres et autres projectiles, que nous ne pouvions faire face à tant d’ennemis et les empêcher de nous faire beaucoup de mal. Ils assiégeaient notre palais avec tant de vigueur qu’ils y mirent le feu plusieurs fois ; l’incendie prit un jour une telle extension que nous ne pûmes l’éteindre qu’en sacrifiant une partie du palais dont nous abattîmes les murailles ; et sans la nombreuse garde d’arquebusiers, arbalétriers et artilleurs dont j’avais garni nos approches ils nous eussent enlevés d’assaut. Nous combattîmes ainsi jusqu’à la nuit, que les Indiens remplirent de cris et de hurlements.

Pendant cette nuit, je fis réparer les brèches et renforcer les parties faibles de notre citadelle ; j’organisai les postes et les gens qui devaient les occuper, et les escouades qui devaient sortir et combattre le jour suivant, et je fis panser les blessés qui étaient plus de quatre-vingts.

Au petit jour, les Indiens se précipitèrent sur nous avec plus de rage encore ; ils formaient une telle multitude que nos artilleurs n’avaient pas besoin de pointer, et n’avaient qu’à tirer dans le tas. L’artillerie devait leur faire un mal énorme, car nous avions treize pièces en batterie, sans compter les arquebusiers et les arbalétriers ; eh bien ! ils n’avaient même pas l’air de s’en apercevoir ; après chaque décharge, les vides se remplissaient comme pur enchantement et nous avions toujours des troupes fraîches devant nous. Laissant dans notre demeure le renfort que j’y devais laisser, je fis une sortie, m’emparai de quelques ponts et brûlai plusieurs maisons où nous tuâmes beaucoup de monde ; mais les Indiens étaient si nombreux, que malgré tout, nous ne faisions que petite besogne. De plus, il nous fallait combattre sans répit tandis que nos adversaires ne combattaient que quelques heures remplacés par des troupes fraîches. Ils nous blessèrent ce jour-là cinquante ou soixante Espagnols dont aucun ne mourut ; nous luttâmes jusqu’à la nuit, et rentrâmes nous reposer à la forteresse. Constatant les dommages que nous faisaient subir les Indiens, et comment ils nous blessaient et nous exterminaient sans grand péril ; que les pertes que nous leur infligions étaient sans nul effet, vu leur grand nombre ; nous employâmes une nuit et un jour à construire trois tours de bois dont chacune pouvait contenir vingt hommes qui se trouvaient ainsi à l’abri des pierres qu’on nous lançait des plates-formes des maisons. Ces hommes étaient des arquebusiers et des arbalétriers mêlés de soldats armés de pics, de pioches et de fortes barres de fer, pour perforer les maisons et détruire les barricades que les Indiens avaient élevées dans les rues. Pendant la construction de ces machines le combat ne cessa pas un instant ; quand nous voulûmes sortir, les Indiens se précipitèrent pour entrer chez nous et nous eûmes toutes les peines du monde à les repousser. Muteczuma était toujours entre nos mains ainsi que l’un de ses fils et autres seigneurs dont nous nous étions emparés dans le principe ; j’ordonnai qu’on l’amenât sur la terrasse de notre palais afin qu’il parlât aux capitaines indiens et leur dit de cesser leurs attaques. On l’amena donc, mais en arrivant sur une espèce de balcon qui faisait saillie sur la rue pour haranguer les Mexicains, il reçut un coup de pierre si violent qu’il mourut trois jours après. Je remis son cadavre à deux Indiens nos prisonniers pour qu’ils le livrassent à ses sujets ; j’ignore ce qu’ils en firent, mais la guerre loin de cesser devint chaque jour plus cruelle et plus acharnée.

Un jour, les chefs indiens me demandèrent de me présenter à cette même place où leur maître avait été blessé, disant qu’ils avaient à me parler ; je m’y rendis et mous discutâmes longtemps, moi, les priant de cesser leurs attaques injustes ; leur disant qu’ils se rappelassent les services que je leur avais rendus, et avec quelle douceur je les avais traités. Ils me répondirent que la guerre cesserait à une condition, c’est que je m’en irais et quitterais le pays ; qu’autrement ils avaient juré de mourir tous jusqu’à l’extermination de chacun de nous. Mais ce qu’ils en disaient était pour m’attirer hors du palais, et nous surprendre entre les ponts à notre sortie de ville. Je leur répliquai qu’ils ne pouvaient croire que je leur demandasse la paix par crainte, mais bien par pitié du mal que je leur avais fait et des plus grands maux que je pourrais leur faire encore et du regret que j’aurais de détruire une ville aussi belle que la leur.

Mes tours étant terminées, je fis une sortie pour m’emparer des ponts et de certaines maisons ; nous poussions les tours en avant, quatre pièces d’artillerie les suivaient par derrière accompagnées d’arquebusiers, d’arbalétriers et de plus de trois mille Indiens de Tlascala qui combattaient dans nos rangs comme alliés. Arrivés près du pont, nous plaçâmes nos tours contre les murailles des maisons en abaissant un tablier qui nous permettait de passer sur les plates-formes ; mais il y avait une telle multitude d’Indiens préposés à la défense du pont et des plates-formes, ils nous lançaient une telle grêle de pierres, et d’un tel poids qu’ils disloquèrent mes tours, me tuèrent un Espagnol et m’en blessèrent un grand nombre sans que nous avancions d’un pas, quoique nous combattions en désespérés. Cette lutte sans résultat dura jusqu’à midi, heure à laquelle nous regagnâmes fort tristes, notre demeure. Notre retraite leur causa un tel orgueil qu’ils nous poursuivirent jusqu’aux portes de notre palais et qu’ils s’emparèrent du grand temple. Plus de cinq cents Indiens qui me parurent de grands personnages occupèrent la pyramide principale ; puis ils y amassèrent du pain, de l’eau, des vivres et une masse de pierres. Ils étaient armés de lances très longues avec pointes en silex et obsidiennes plus larges que les nôtres et non moins aiguës. De là haut, ils faisaient beaucoup de mal à mes hommes, notre demeure étant tout près du temple. Mes troupes attaquèrent la pyramide deux ou trois fois et s’efforcèrent de l’escalader, mais elle était très haute. L’escalier compte plus de cent marches et la montée est des plus escarpées ; les défenseurs étaient armés de pierres et d’armes défensives et presque à l’abri de nos attaques, car nous n’avions pu gagner les plates-formes voisines ; aussi, chaque fois que mes soldats renouvelaient l’attaque, ils étaient repoussés, ce qui exalta tellement les Mexicains, qu’ils les poursuivaient bravement jusqu’aux portes de notre palais. Voyant que s’ils continuaient à rester maîtres de la pyramide, ces Indiens non seulement continueraient à nous faire beaucoup de mal, mais puiseraient une nouvelle audace dans leurs succès, je sortis moi-même de notre quartier, quoique blessé de la main gauche. Je fis attacher mon bouclier à mon bras et je m’en fus à la pyramide suivi de quelques Espagnols, pendant que j’en faisais cerner la base, ce qui était chose facile. Les hommes cependant n’étaient pas à la fête, car il leur fallut contenir et combattre les Indiens dont le nombre s’était considérablement accru ; pour moi, je commençai à gravir l’escalier de la pyramide suivi de mes quelques Espagnols. Les Indiens se défendirent avec courage, si bien que quatre de mes soldats atteints par leurs projectiles roulèrent au pied de la pyramide ; mais grâce à Dieu et avec l’aide de sa glorieuse mère, à laquelle j’avais consacré le temple en y installant son image, nous atteignîmes la plate-forme et là, nous attaquâmes nos adversaires avec tant de vigueur que nous les obligeâmes à sauter d’un étage à l’autre, couloirs étroits qui se succédaient en étage autour de la pyramide. La pyramide avait quatre de ces étages à une distance de 18 pieds l’un de l’autre. Plusieurs furent précipités du haut en bas où ils arrivaient brisés et où mes soldats les achevaient. Quant à ceux qui restèrent sur la terrasse d’en haut, ils luttèrent avec une telle opiniâtreté qu’il nous fallut plus de trois heures pour les exterminer ; de sorte que tous moururent sans que pas un seul nous échappât. Je puis assurer à Votre Majesté que ce fut là une étonnante victoire, et que si Dieu n’avait pas brisé leur effort vingt d’entre eux eussent suffi pour arrêter l’assaut d’un millier d’hommes. Je fis ensuite mettre le feu à la tour ainsi qu’à plusieurs autres qui faisaient partie du grand temple d’où les Indiens avaient du reste retiré les saintes images que j’y avais mises.

La perte de la pyramide enleva aux Mexicains quelque peu de leur assurance et comme ils faiblissaient partout, je remontai sur ce balcon d’où je leur avais parlé précédemment pour adresser de nouveau la parole à leurs capitaines qui me semblaient démoralisés. Ils s’assemblèrent, je leur fis remarquer qu’ils ne pouvaient se défendre, que nous leur faisions chaque jour beaucoup de mal, que nombre des leurs succombaient, que nous incendions et détruisions leur ville et que nous les poursuivrions jusqu’à leur totale destruction. Ils me répondirent que nous leur faisions en vérité beaucoup de mal, et que nombre des leurs mouraient chaque jour, mais qu’ils étaient résolus à mourir tous pour en finir avec nous. « Regarde, disaient-ils, ces rues, ces places et ces maisons couvertes de monde : nous avons compté qu’en perdant vingt-cinq mille des nôtres contre un seul d’entre vous, nous viendrions à bout de vous tous ; vous êtes si peu nombreux en comparaison de nous autres ! tu sauras de plus que nous avons détruit toutes les chaussées qui conduisaient à la ville, à l’exception d’une seule ; vous n’avez plus d’autre chemin pour vous en aller que les eaux du lac ; vous n’avez plus que très peu de vivres et presque pas d’eau douce, et bientôt vous mourrez tous de faim, sans que nous prenions la peine de vous tuer. » Ils avaient en vérité bien raison ; car n’eussions-nous eu d’autres ennemis que la faim, la soif et le manque de vivres, ils auraient suffi pour nous exterminer tous en peu de jours. Nous discutâmes longtemps encore, chacun de nous plaidant sa cause ; la nuit venue, je fis une sortie, nous les prîmes au dépourvu et nous nous emparâmes d’une rue où nous incendiâmes plus de trois cents maisons. Comme les Indiens accouraient à la rescousse, je m’élançai dans une autre rue, où je brûlai également un grand nombre de maisons, de celles à plates-formes, voisines de notre demeure, d’où ils nous avaient fait tant de mal. Les incidents de cette nuit leur inspirèrent une grande terreur et ce fut cette même nuit que je fis réparer les tours qu’on m’avait démolies le jour précédent.

Poursuivant la victoire que Dieu nous donnait, je me dirigeai, au petit jour, vers cette même rue où nous avions été défaits la veille : je la trouvai aussi vaillamment défendue, mais comme il y allait de notre honneur et de notre vie, attendu que la seule chaussée existante venait déboucher dans cette rue, et quoique pour l’atteindre il fallût passer huit ponts sur des fossés larges et profonds et s’emparer de toute une voie bordée de maisons et de tours, nous nous élançâmes avec tant d’ardeur, qu’avec l’aide de Dieu, nous nous emparâmes de quatre de ces ponts et que nous incendiâmes toutes les maisons, plates-formes et tours qui se trouvaient en arrière de ces ponts, malgré qu’ils eussent fortifié tous ces ponts avec d’épaisses barricades de briques et de terre, de manière à se mettre à l’abri de l’artillerie. Nous comblâmes les quatre fossés avec les briques, la terre des barricades, les pierres et les bois des maisons incendiées. Ce ne fut pas, il faut le dire, sans grand danger et sans avoir eu nombre de mes Espagnols blessés. Cette nuit je fis garder les ponts avec le plus grand soin, pour que les Indiens ne nous les reprissent point, le jour suivant je fis une nouvelle sortie, et Dieu nous accorda de nouveau une grande victoire ; malgré la multitude innombrable qui défendait les ponts, malgré les barricades qu’en cette nuit même, avaient construites les Indiens, nous les emportâmes toutes et nous comblâmes les fossés ; plusieurs de mes cavaliers qui nous suivaient arrivèrent même jusqu’à la terre ferme. Pendant que je m’occupais de réparer les ponts et de combler les fossés, on vint m’appeler en toute hâte, me disant que les Indiens qui attaquaient nos quartiers demandaient la paix et que leurs chefs m’attendaient pour traiter. Laissant là mes hommes, je m’en allai, suivi de deux cavaliers, voir ce que ces gens me voulaient, ils me dirent que, si je leur donnais ma parole que le passé leur serait pardonné, ils feraient lever le siège, rétablir les ponts, reconstruire les chaussées et se mettraient au service de Votre Majesté comme ils l’avaient fait avant leur révolte. Ils me prièrent en même temps de faire amener un de leurs prêtres que j’avais fait prisonnier et qui était le chef de leur religion ; il vint, leur parla et nous mit d’accord. Ils envoyèrent alors des courriers, qui d’après leurs assurances devaient ordonner aux capitaines et soldats de leurs divers postes, d’avoir à cesser le combat et déposer les armes. Sur ce, nous nous séparâmes et je me mis tranquillement à dîner dans l’intérieur du quartier, quand tout à coup, on vint m’avertir que les Mexicains avaient repris les ponts dont nous nous étions emparé le matin et qu’ils m’avaient tué plusieurs Espagnols. Dieu sait quelle émotion me causa cette fatale nouvelle, ne voyant plus comment nous pourrions nous ouvrir la route de terre. Je partis à toute bride, suivi de quelques chevaux, longeai la rue entière sans m’arrêter, tombai sur les Indiens, repris les ponts et arrivai, les poursuivant, jusqu’à la terre ferme. Mes hommes étaient fatigués, blessés, terrorisés, et devant cet immense péril ne me suivirent pas ; de sorte que, une fois les ponts passés, quand je voulus revenir, je les trouvai aux mains des ennemis et les fossés dégagés. La tranchée était de droite et de gauche couverte d’Indiens, et les abords de la lagune remplis de canots bondés d’hommes armés ; et tous, nous couvraient de tant de milliers de pierres et de javelots que, sans l’assistance miséricordieuse de Notre Seigneur, il nous eût été impossible d’échapper. Mes gens se crurent perdus ; quand j’arrivai au dernier pont pour pénétrer dans la ville, je le trouvai encombré par mes cavaliers dont tous les chevaux s’étaient abattus, de façon que je ne pus passer. Je fus obligé, seul, de faire face à mes ennemis et en même temps je m’efforçais d’ouvrir un passage pour que les chevaux pussent gagner l’autre bord. Une fois le pont libre, je passai, non sans grande difficulté, car pour atteindre la rive opposée, il me fallait faire, avec mon cheval, un saut de plus de deux mètres : les Indiens qui me chargeaient, ne purent, grâce à ma cuirasse, me faire grand mal, mais ils me meurtrirent le corps.

Les Mexicains restèrent donc victorieux cette nuit-là, et maîtres de quatre ponts. Je laissai les quatre autres à la garde de fortes escouades et je regagnai notre palais où je fis construire un pont de bois que portaient quarante hommes. En voyant le grand péril où nous étions, et quelles pertes nous infligeaient chaque jour les Indiens, craignant qu’ils ne détruisissent la dernière chaussée comme les autres, ce qui équivalait, pour nous, à une mise à mort ; pressé par mes compagnons de partir au plus tôt ; tous étant blessés et la majorité si gravement, qu’ils ne pouvaient plus combattre, je résolus de quitter la ville cette nuit même.

Je pris tout l’or et les bijoux de Votre Majesté qui se pouvaient emporter et les déposai dans une des salles de notre palais ; là, je les remis par ballots aux officiers de Votre Altesse, nommés à cet effet en votre nom royal ; je les remis aussi aux alcades, corregidors, regidors, et à tous ceux qui étaient présents, les priant qu’ils m’aidassent à les emporter et à les sauver ; je donnai une de mes juments que l’on chargea autant qu’il se pouvait et je la fis garder par certains de mes Espagnols et de mes serviteurs ; quant au reste, je le distribuai entre les officiers, les alcades, les corregidors et les soldats pour qu’ils l’emportassent. Le palais dépouillé de ses richesses, tant de celles appartenant à Votre Majesté, qu’à mes soldats et à moi-même, je partis le plus secrètement possible, emmenant avec moi un fils et deux filles de Muteczuma, Cacamazin le seigneur de Culhuacan, son frère que j’avais nommé à sa place et autres princes et caciques de villes et provinces que je retenais comme otages. En arrivant aux tranchées que les Indiens avaient abandonnées, je passai facilement la première avec le pont que j’avais préparé, nul du reste pour nous en défendre le passage, sauf quelques sentinelles, qui poussèrent aussitôt les hauts cris, de sorte qu’en arrivant à la seconde tranchée nous étions entourés d’une multitude qui nous assaillait par terre et par eau ; je passai rapidement avec cinq cavaliers et une centaine de fantassins avec lesquels nous traversâmes à la nage toutes les tranchées pour atteindre enfin la terre ferme. Laissant mes hommes en arrière je retournai à la rescousse ; des deux côtés, on combattait avec fureur et ma troupe, Espagnols comme Tlascaltecs, nos alliés, souffraient des pertes énormes ; des milliers d’Indiens tombaient sous nos coups : mais nombre d’Espagnols et de chevaux succombèrent. Nous perdîmes tout l’or, les bijoux, les étoffes, tout ce que nous emportions ; nous perdîmes toute l’artillerie. Enfin, ayant réuni ceux qui survivaient, je les fis passer en avant et suivi de quatre de mes cavaliers et d’une vingtaine de soldats qui osèrent rester avec moi, je pris l’arrière-garde pour les protéger, luttant sans trêve avec les Indiens, jusqu’à ce que nous arrivâmes à une ville appelée Tacuba, située en dehors de la chaussée, et Dieu sait au prix de quelles fatigues et de quels dangers. Chaque fois que je me lançais sur les Indiens, j’en revenais couvert de flèches, de javelots et lapidé ; comme nous avions de l’eau à droite et à gauche, les Mexicains pouvaient blesser sans péril ceux qui, comme nous, étaient à terre ; et quand nous tombions sur eux, ils se jetaient à l’eau. Nous ne leur faisions que peu de mal et si quelques-uns périrent c’est qu’ils s’étouffèrent et se noyèrent entre eux, tant était grande leur multitude. C’est au milieu de ces fatigues que je menai ma troupe jusqu’à la ville de Tacuba sans perdre ni un Espagnol ni un Indien, sauf un cavalier à l’arrière-garde, et nous avions à faire face aux ennemis de trois côtés à la fois ; mais les plus rudes attaques venaient de l’arrière, par où les Indiens nous venaient de Mexico.

Arrivé à la ville de Tacuba, je trouvai ma troupe réunie sur la place ne sachant où aller : je donnai l’ordre de gagner la campagne au plus vite, avant que les Indiens se réunissent en plus grand nombre et s’emparassent des plates-formes des maisons, d’où ils auraient pu nous faire beaucoup de mal. Mais ceux qui étaient à l’avant me dirent qu’ils ne savaient quel chemin prendre ; je les mis en queue, et, prenant la tête de la colonne je les conduisis en dehors de la ville et j’attendis l’arrière-garde dans les champs ; quand elle me rejoignit, j’appris qu’on s’était battu ; que plusieurs Indiens et Espagnols étaient morts, et que nous avions semé la route d’or et de bijoux que ramassaient les Indiens. J’attendis là que tous mes gens fussent arrivés, combattant avec les Indiens que je retins jusqu’à ce que mes hommes se fussent emparés d’une pyramide et de son temple, qu’ils occupèrent sans perdre un seul des leurs ; et cela, parce que j’avais contenu nos ennemis jusqu’à ce que ma troupe se fût établie sur la pyramide[2]. Mais Dieu sait au prix de quelle fatigue ! Des vingt-quatre chevaux qui nous restaient, pas un qui pût courir, pas un cavalier qui pût lever les bras et pas un misérable soldat qui, tous blessés, pût faire un mouvement.

Nous nous fortifiâmes dans ce temple où nous fûmes cernés toute la nuit sans que nous pussions reposer une heure. Dans cette effroyable déroute nous perdîmes cent cinquante Espagnols, quarante-cinq chevaux et juments et plus de deux mille Indiens alliés[3] ; on nous tua également le fils et les filles de Muteczuma et tous les seigneurs que j’emmenais prisonniers. Cette même journée, vers minuit, nous croyant moins surveillés, nous sortîmes de notre camp en silence, laissant nos feux allumés, sans savoir quel chemin prendre, ni où nous allions, lorsqu’un Indien de Tlascala, qui nous servait de guide, se chargea de nous ramener chez lui, si on ne venait pas nous couper la retraite. Des sentinelles nous aperçurent ; elles appelèrent les populations environnantes qui se rassemblèrent en masse et nous suivirent toute la nuit. Quand le jour parut, cinq de mes cavaliers qui nous servaient d’avant-garde tombèrent sur des troupes d’Indiens dont ils tuèrent quelques-uns ; ceux-ci furent défaits et s’enfuirent, croyant que le reste de mes gens arrivait. Voyant que les ennemis se réunissaient de toutes parts, je pris les mesures suivantes : je réunis les mieux portants de mes hommes fantassins et cavaliers que je répartis en avant et sur les côtés, tandis que les blessés occupaient le centre ; ce fut ainsi que nous cheminâmes tout le jour, combattant sans trêve ni repos, de façon qu’en un jour et une nuit, nous fîmes à peine trois lieues. Sur ces entrefaites, le Seigneur voulut qu’à la tombée de la nuit nous fissions la rencontre d’un temple et sa pyramide qui nous fournirent un excellent quartier où nous nous fortifiâmes. Pour cette nuit on nous laissa tranquilles, encore qu’au jour naissant il y eut une autre attaque, mais sans conséquence autre, que la crainte que nous avions de cette multitude, qui nous suivait sans répit.

Un autre jour, je partis à une heure de l’après-midi dans l’ordre que j’ai dit, avec mes gens d’avant et d’arrière, bien sur leur garde ; mais les ennemis nous suivaient toujours, ameutant de leurs cris tous les habitants d’une province fort peuplée. Mes cavaliers et moi, quoiqu’en nombre infime, nous leur courrions sus, mais sans leur faire grand mal, car le sol était raboteux et les Indiens se sauvaient dans les rochers. Nous fîmes ce jour-là quelques lieues, et nous arrivâmes dans un grand village où nous pensions avoir quelque démêlé avec les habitants ; en nous voyant, ils abandonnèrent la place pour se réfugier dans les villages environnants. Je restai là deux jours parce que mes hommes valides, aussi bien que les blessés et les chevaux, étaient rendus de fatigue et mourants de soif et de faim. Nous y trouvâmes du maïs que nous mangeâmes et dont nous emportâmes une provision cuite et rôtie. Le jour suivant nous partîmes, toujours accompagnés de la meule hurlante qui, à l’arrière et à l’avant, tenta quelques attaques et nous poursuivions notre route guidés par les Tlascaltecs : route longue et fatigante, car souvent il nous fallait abandonner les chemins battus. Vers le tard, nous arrivâmes dans une plaine où s’étalaient quelques pauvres maisons auprès desquelles nous campâmes, fort à court de vivres. Le jour suivant, nous partîmes de bonne heure ; à peine étions-nous en route que les ennemis nous rejoignirent et tout en nous battant, nous arrivâmes à un grand village, à deux lieues du précédent, où sur notre droite nous trouvâmes quelques Indiens retranchés sur une colline ; espérant les déloger, car la colline était près de nous, et désirant m’assurer s’ils étaient plus nombreux, je m’avançai avec cinq chevaux et dix fantassins pour examiner cette colline. En arrière se trouvait une grande ville et beaucoup d’Indiens contre lesquels nous eûmes à lutter ; mais comme le terrain était rocailleux et le nombre des ennemis considérable, je jugeai prudent de regagner le village où j’avais laissé mes gens. Je sortis de cette escarmouche grièvement blessé de deux coups de pierre ; et, m’étant fait panser, je fis évacuer le village, l’endroit me paraissant dangereux. Nous cheminions toujours, suivis par de nombreuses troupes d’Indiens ; ils nous attaquèrent si sérieusement qu’ils nous blessèrent cinq cavaliers et leurs chevaux, dont l’un fut tué ; Dieu sait quelle douleur nous éprouvâmes de cette perte, car nous n’avions, après Dieu, d’autre espoir que notre cavalerie. La chair du cheval nous consola quelque peu, car nous la dévorâmes avec le cuir, sans en rien laisser tant nous étions affamés. Depuis notre fuite de la grande ville, nous n’avions, en effet, pour nous soutenir, que du maïs bouilli et rôti en quantité insuffisante, et des herbes que nous ramassions dans les champs. Voyant chaque jour s’accroître le nombre de nos ennemis, pendant que chaque jour nous nous affaiblissions davantage, je fis fabriquer la nuit des brancards et des béquilles pour que les blessés que nous portions en croupe pussent se soutenir et marcher seuls, de façon que mes cavaliers fussent libres de combattre en toute liberté. Il semble, en vérité, que je fus en cette affaire inspiré par l’Esprit-Saint, car le lendemain nous étions à peine à deux lieues de notre campement, que nous fûmes entourés d’une telle multitude d’Indiens, que de droite, de gauche et tout autour de nous, la plaine disparaissait sous leur nombre. Ils nous attaquèrent en masses si serrées que nous ne nous voyions pas les uns des autres. Nous crûmes notre dernier jour arrivé, vu les milliers de nos ennemis et le peu de résistance que pouvaient leur opposer des hommes fatigués, presque tous blessés et mourant de faim. Mais Notre Seigneur Dieu daigna montrer sa puissance et sa miséricorde envers nous. Malgré notre faiblesse, nous brisâmes l’orgueil et la superbe de nos ennemis, car nous tuâmes un grand nombre d’entre eux et parmi ceux-ci, des personnages principaux et des seigneurs ; ils étaient en effet une telle multitude, qu’ils se nuisaient les uns les autres et ne pouvaient ni combattre ni fuir. Nous luttions donc ainsi depuis le matin, quand Dieu permit que l’un de ces grands personnages, le chef peut-être de toute l’armée, succombât et que sa mort fît cesser les hostilités. (C’est la fameuse bataille d’Otumba.) Nous nous en allâmes donc un peu plus tranquilles, quoique pleins d’inquiétudes encore, jusqu’à une petite maison située au milieu d’une plaine, où cette nuit-là nous établîmes notre campement. De là, nous apercevions les montagnes de Tlascala, dont la vue nous réjouit le cœur. Nous connaissions en effet le pays et désormais nous pouvions nous diriger, quoique nous ne fussions pas certains de retrouver des amis dans les habitants. Nous pouvions croire, qu’en nous voyant en si misérable état, ils n’en profitassent pour nous anéantir et recouvrer leur ancienne liberté ; et ces doutes nous jetaient dans une affliction égale à celle qui nous accablait dans nos combats avec les Mexicains.

Le jour suivant, au lever du soleil, nous enfilâmes un chemin fort plat qui nous conduisait directement à la province de Tlascala ; peu d’ennemis nous y suivirent, quoique nous fussions entourés de grands villages ; cependant du haut de quelques collines et à l’arrière-garde, mais de loin, les Indiens nous accompagnaient encore de leurs hurlements. Ce même jour, 8 juillet, nous sortîmes enfin des terres mexicaines pour arriver dans celles de Tlascala en un village de trois ou quatre mille habitants nommé Hueyotlipan, où nous fûmes très bien reçus. Nous pûmes nous y refaire de la grande fatigue et de la grande faim dont nous avions tant souffert ; cependant on ne nous livra des vivres que contre argent : les Indiens ne voulaient même accepter que de l’or. Je restai trois jours dans ce village, où je reçus la visite de Magiscatzin, de Xicotencatl, de tous les seigneurs de la république et de quelques-uns de Huajozingo ; tous me dirent combien ils avaient été touchés de mes malheurs et s’efforcèrent de m’en consoler ; ils me répétaient ce qu’ils m’avaient dit autrefois : que les gens de Culua étaient des traîtres ; mais que je n’avais pas voulu les croire. Je devais, ajoutaient-ils, m’estimer heureux d’être vivant, et ils juraient de m’appuyer jusqu’à la mort pour me venger des affronts que j’avais subis. Car outre qu’ils avaient jure allégeance à Votre Majesté, ils avaient aussi à venger des enfants et des frères tués à mes côtés par les Mexicains, sans compter les injures qu’ils en avaient reçues dans tous les temps ; je pouvais donc compter qu’ils seraient mes alliés fidèles jusqu’à la mort. Comme je venais blessé, que tous mes compagnons étaient épuisés, ils nous offraient leur ville, qui était à quatre lieues du village pour nous y reposer, soigner nos blessures et nous refaire.

Je les remerciai, j’acceptai leur offre généreuse et leur offris quelques pauvres bijoux de ceux que nous avions sauvés, ce dont ils me furent reconnaissants ; puis, je m’en allai avec eux à Tlascala où nous fûmes très bien reçus. Magiscatzin me fit présent d’un lit de bois garni d’étoffes pour que je pusse mieux dormir, car nous n’en avions pas, et tant qu’il put s’en procurer, il en distribua d’autres à mes compagnons. Quand je partis pour Mexico, j’avais laissé à Tlascala des malades et certains de mes domestiques avec de l’argent, des effets et objets divers, pour être plus libre de mes mouvements s’il survenait quelque chose ; toutes mes notes et tous les traités passés avec les naturels de cette région furent perdus ainsi que tous les effets de mes Espagnols qui n’emportaient rien autre que les vêtements qu’ils avaient sur le corps. J’appris qu’un autre de mes serviteurs était venu de la ville de la Veracruz m’apporter des vivres et objets divers en compagnie de cinq cavaliers et quarante-cinq fantassins, lequel avait emmené les gens que j’avais laissés derrière moi et emporté tout l’argent et biens divers appartenant à moi et à mes compagnons, ainsi que sept mille piastres en lingots d’or que j’avais laissés dans des coffres, sans compter d’autres bijoux et plus de quatorze mille piastres d’or en barres que le cacique de la province de Tuchitepec avait donné au capitaine que j’avais envoyé au Goatzacoalco, et autres choses précieuses qui valaient plus de trente mille piastres d’or. Eh bien ! les habitants de Culua, les Mexicains les avaient tués ou dépouillés. J’appris également qu’ils avaient assassiné sur les routes, beaucoup d’autres Espagnols qui venaient me rejoindre à Mexico, croyant que tout était en paix et que les chemins étaient sûrs comme je les avais laissés.

Je puis assurer Votre Majesté que nous éprouvâmes à la nouvelle de ces désastres la douleur la plus grande ; car la perte de ces Espagnols nous rappelait la mort de nos camarades, dans la ville, au passage des ponts et dans notre retraite. Cela me jeta dans des doutes inquiétants sur le sort de ma garnison de la Veracruz. Je craignais que nos anciens alliés en apprenant nos défaites ne se fussent révoltés. Je dépêchai donc aussitôt divers courriers auxquels des Indiens devaient servir de guides ; je les engageai à prendre des voies détournées pour arriver plus sûrement à la Veracruz et à revenir le plus vite possible, me faire savoir ce qui s’était passé. Grâce à Dieu, ils trouvèrent les Espagnols en bonne santé et les Indiens soumis.

Ce nous fut une consolation dans notre tristesse ; mais la nouvelle de nos désastres fut pour eux un grand sujet de douleur. Je restai vingt jours dans la ville de Tlascala, soignant mes blessures qui s’étaient envenimées pendant la retraite, surtout celle de la tête, et faisant soigner celles de mes compagnons. Quelques-uns moururent, soit de leurs blessures, soit de leurs fatigues ; d’autres restèrent manchots, d’autres boiteux, car les remèdes manquaient pour les pansements. Moi-même je restai estropié de la main gauche.

Les gens de ma compagnie, témoins de tant de morts et voyant ceux qui survivaient, maigres, blessés et terrorises par les périls et les souffrances qu’ils avaient à subir et les redoutant de nouveau pour l’avenir, me suppliaient de les ramener à la Veracruz ; nous pourrions, disaient-ils, nous y fortifier avant que les naturels que nous tenions pour alliés se révoltassent en nous voyant si faibles et si misérables, se joignissent à nos ennemis pour nous empêcher de gagner le port, et nous écrasassent sous le nombre. Une fois à la Veracruz, étant tous réunis, appuyés sur nos navires, nous serions plus forts et nous pourrions plus facilement nous défendre s’ils nous attaquaient, jusqu’à ce que nous pussions faire venir du secours des îles. Pour moi, je crus que montrer une telle pusillanimité, surtout aux yeux de nos amis, serait perdre notre prestige et peut-être nous les aliéner ; puis, je savais que la fortune aime les audacieux. Enfin nous étions chrétiens, et confiant en la bonté miséricordieuse de Notre Seigneur ; je pensai qu’il ne permettrait pas que nous périssions tous, ni que se perdît une si grande et si noble contrée pacifiée par Votre Majesté ou sur le point de l’être ; qu’il fallait donc poursuivre la guerre pour achever cette pacification, obtenue déjà, et je me refusai de toutes façons à retourner à la mer. Passant sous silence les travaux et les dangers qui nous pouvaient subvenir, je dis à mes hommes que je n’abandonnerai point cette contrée, non seulement parce que ce serait une honte pour moi, mais un danger pour nous tous et une trahison envers Votre Majesté. J’ajoutais que j’étais absolument résolu à reprendre les hostilités et à faire à nos ennemis tout le mal que je pourrais.

Après vingt jours de repos en cette ville de Tlascala, quoique fort mal guéri de mes blessures et quoique mes hommes fussent encore bien faibles, je partis en guerre contre la ville de Tepeaca, alliée de nos ennemis les Mexicains. J’avais appris que les gens de cette ville avaient assassiné dix ou douze Espagnols qui passaient chez eux pour gagner la grande ville. Cette province de Tepeaca est voisine et frontière des républiques de Tlascala et de Cholula, mais elle est beaucoup plus grande. À mon entrée dans son territoire, je fus attaqué par une multitude d’Indiens qui s’efforçaient de nous repousser et se réfugiaient dans des positions inaccessibles. Bref, ne pouvant entrer dans le détail de toutes les rencontres qui eurent lieu pendant cette guerre, je dirai seulement, qu’après les sommations d’usage que je leur fis au nom de Votre Majesté, auxquelles ils refusèrent d’obéir, nous leur fîmes la guerre, et avec l’aide de Dieu et la bonne fortune de Votre Altesse, nous les avons toujours battus sans que pendant le cours de cette guerre ils ne pussent tuer, ni même blesser un seul de mes Espagnols. Quoique cette province soit fort grande, en l’espace de vingt jours je m’emparai d’une foule de villes et de leurs dépendances, dont les caciques et personnages principaux sont venus se déclarer les vassaux de Votre Majesté ; en outre j’ai chassé de la province les Indiens de Mexico, qui étaient venus en grand nombre pour lui prêter leur appui, et pour les empêcher de gré ou de force de reconnaître mon autorité. Je me suis donc occupé jusqu’à présent de cette guerre qui n’est pas encore terminée, car il me reste encore quelques villes et villages à soumettre ; mais avec l’aide de Dieu ils seront bientôt comme les autres, sous la domination royale de Votre Majesté. Dans la partie de la province où l’on me tua les Espagnols, les habitants étant forts guerriers et enclins à la rébellion, j’en fis esclaves une certaine quantité, dont j’attribuai le cinquième aux officiers de Votre Majesté. Je pris cette mesure, parce que, après s’être révoltés contre l’autorité de Votre Altesse, après avoir massacré mes hommes, ils les mangèrent ; fait de notoriété publique et dont je puis envoyer la preuve juridique à Votre Majesté. Je pris encore cette résolution de les faire esclaves pour jeter l’épouvante parmi les Indiens de Mexico et parce que la population est si dense que si je ne leur imposais pas un châtiment exemplaire il me serait impossible de les soumettre. Dans cette guerre nous eûmes pour alliés les Indiens de Tlascala, Cholula et Guajocingo, ce qui a cimenté nos bonnes relations, et nous sommes certains qu’ils serviront toujours Votre Altesse comme de loyaux serviteurs. Pendant que je combattais avec les gens de Tepeaca, je reçus des lettres de la Veracruz qui annonçaient l’arrivée dans le port de deux navires en détresse, partie d’une nouvelle flotte que Francisco de Garay avait envoyée sur la rivière Panuco, où les Indiens du pays avaient attaqué sa troupe, lui avaient tué dix-sept ou dix-huit soldats et blessé beaucoup d’autres. Ils lui avaient aussi tué sept chevaux ; si bien que les survivants de cette troupe s’étaient jetés à la mer pour gagner leurs navires à la nage. Le capitaine et ses hommes arrivèrent fort abattus, presque tous blessés à la ville, où mon lieutenant les accueillit et fit panser leurs blessures. Et pour qu’ils se rétablissent plus rapidement, il envoya une partie d’entre eux chez un cacique de nos amis près de là, où l’on en prenait soin.

Ce fâcheux événement nous affligea autant que nos propres désastres ; et cela ne serait pas arrivé, si la première fois ces hommes m’avaient consulté, comme j’en ai parlé dans le temps à Votre Altesse. J’étais en effet parfaitement au courant des choses de la région et j’aurais pu leur donner un conseil qui leur eut épargné une défaite ; et cela d’autant mieux, que le cacique de cette province s’était reconnu vassal de Votre Majesté et m’avait envoyé à ce titre des courriers à Mexico, chargés de divers présents comme je l’ai dit plus haut. J’écrivis à la Veracruz, que si le lieutenant de Francisco de Garay et ses hommes voulaient s’en aller, qu’on fît le possible pour les aider à se remettre en route.

Après la soumission de la plus grande partie de cette province de Tepeaca à l’autorité de Votre Majesté, nous nous réunissions souvent, mes officiers et moi, pour causer de ce qu’il serait utile de faire pour assurer la sécurité dans la région. Nous rappelant que les naturels après avoir jure obéissance s’étaient révoltés et nous avaient tué des Espagnols ; considérant que cette province se trouve être le débouché de tous les passages de la côte à l’intérieur, et que c’est le chemin que prennent les marchandises pour pénétrer dans le pays ; considérant que si cette province était livrée à elle-même, les Indiens et les seigneurs de Mexico qui sont leurs voisins les induiraient à se révolter de nouveau, ce qui nous causerait de grands dommages, compromettrait la pacification et ruinerait le commerce ; attendu que les deux passages en question de la mer à l’intérieur, pourraient tomber entre les mains des naturels et qu’ils pourraient s’y fortifier ; nous arrêtâmes pour ces raisons et pour d’autres qui nous parurent convenables, qu’il était nécessaire de fonder dans cette province de Tepeaca et dans le lieu le plus propice, une ville où les habitants se trouveraient dans les meilleures conditions de séjour et de défense. Nous mîmes sur-le-champ notre projet à exécution : et moi, au nom de Votre Majesté, je baptisai la ville Sécurité de la Frontière (Segura de la Frontera), je nommai les alcades, les corrégidors et autres officiers avec les cérémonies habituelles. Et pour la grande sûreté des futurs habitants, je fis rassembler sur l’emplacement désigné, des matériaux dont abondait le pays, pour construire une forteresse dont on jeta les fondations.

Comme j’écrivais cette relation, je vis arriver les messagers du cacique de la ville de Huaquechula située à cinq lieues d’ici ; elle se trouve à l’entrée d’un passage que l’on prend pour aller à Mexico ; ces messagers me dirent de la part de leur maître, qu’ils étaient venus un peu tard présenter sa soumission à Votre Majesté, mais que je ne lui en voulusse pas, car il avait en sa ville et bien contre sa volonté quelques capitaines mexicains ; que chez lui et à une lieue plus loin se trouvait un corps de trente mille hommes gardant le passage dont ils nous défendraient l’accès et décidés à empêcher que les Indiens de la ville et des provinces voisines n’acceptassent l’autorité de Votre Altesse et ne devinssent nos amis. Ils me dirent qu’un grand nombre seraient venus se mettre aux ordres de Votre Altesse, si les gens de Culua ne s’y étaient opposés ; et qu’ils me le faisaient savoir afin que j’y misse un terme ; car outre la défense faite aux gens de bonne volonté de venir à nous, ces Mexicains faisaient beaucoup de mal aux habitants de la ville et des environs. Étant très nombreux, les Mexicains leur faisaient souffrir mille avanies, leur prenaient leurs femmes et les dépouillaient de leurs biens ; je n’avais donc qu’à leur donner des ordres, auxquels ils s’empresseraient d’obéir. Après les avoir remerciés, je les renvoyai en les faisant accompagner de treize chevaux, deux cents soldats et trente mille de nos alliés. Il fut convenu que cette armée prendrait un chemin détourné, qu’arrivée près de la ville le cacique et les habitants en seraient avertis et entoureraient les maisons où se trouvaient logés les capitaines mexicains, qu’ils s’en empareraient ou les tueraient avant que leurs gens pussent les secourir, et que quand ils viendraient, les Espagnols pénétreraient dans la ville pour les attaquer et les battre. Ils partirent avec les Espagnols, passèrent par Cholula et certaine partie de la province de Guajocingo, frontière des possessions de Guaçachula, à quatre lieues de cette ville. Or dans un village de la république de Guajocingo, on vint dire aux Espagnols que les Indiens de cette province s’étaient entendus avec ceux de Guaçachula et de Mexico pour attirer les Espagnols dans leur ville et tous ensemble les attaquer et les détruire.

Comme mes compagnons se trouvaient encore sous l’impression de terreur que nous avaient laissée les Mexicains et les événements passés à Mexico, cet avis jeta l’épouvante parmi les Espagnols ; le capitaine qui les commandait fit une enquête, et mit en état d’arrestation tous les gens de Guajocingo qui l’accompagnaient, ainsi que les envoyés de Guaçachula, puis il revint à Cholula avec ses prisonniers ; de cette dernière ville il me les envoya, sous la garde de quelques cavaliers et soldats, avec détails sur l’affaire.

Le capitaine m’écrivait en outre que ses hommes étaient fortement impressionnés et que cette campagne lui paraissait dangereuse. Les prisonniers arrivés, je les interrogeai au moyen de mes interprètes et je m’aperçus que le capitaine les avait mal compris. Je les fis mettre immédiatement en liberté, les assurant que je les tenais pour loyaux serviteurs de Votre Majesté sacrée et que j’irais en personne attaquer les gens de Culua. Puis ne voulant montrer ni faiblesse, ni crainte aux naturels amis aussi bien qu’ennemis, je résolus de poursuivre cette campagne et, pour relever le courage de mes hommes, j’abandonnai toute autre affaire ; j’interrompis la relation que j’adressais à Votre Majesté et je partis sur l’heure pour Cholula où j’arrivai ce même jour. J’y trouvai mes Espagnols encore sous le coup du complot qu’ils m’avaient dénoncé.

J’allai passer la nuit à Guajocingo dont nous avions arrêté les personnages principaux ; le jour suivant, après m’être entendu avec les envoyés de Guaçachula, par où et comment je devais pénétrer dans la place, je partis une heure avant le lever du jour et j’arrivai vers les dix heures. À une demi-lieue de là, je trouvais des envoyés de la ville qui me dirent que les choses se présentaient le mieux du monde ; que les Mexicains ignoraient notre présence, attendu que les gens de la ville avaient enlevé leurs gardes et qu’ils s’étaient également emparés des sentinelles que les capitaines mexicains avaient placées sur les pyramides et les temples de la ville pour observer les environs ; que les ennemis reposaient en toute sécurité, comptant sur la vigilance de leurs gardes, et que je pouvais pénétrer dans la ville sans être signalé. Je m’avançai donc à toute vitesse au travers d’une plaine où l’on pouvait difficilement me voir, lorsque ceux de la ville m’ayant aperçu, comme nous étions déjà fort près, ils enveloppèrent aussitôt les maisons où se trouvaient les capitaines mexicains et les attaquèrent ainsi que les autres disséminés par la ville. Je n’étais plus qu’à une portée d’arbalète, quand ils m’amenèrent une quarantaine de prisonniers, ce qui ne m’empêcha point de précipiter ma course. La ville retentissait de cris et de hurlements ; j’avançais en combattant et, guidé par un naturel, j’arrivai à la maison occupée par les capitaine mexicains ; je la trouvai entourée par plus de trois mille hommes qui luttaient pour pénétrer dans l’intérieur, s’étant déjà rendus maîtres des plates-formes. Les capitaines et leurs Indiens, quoique en petit nombre, luttaient avec tant de bravoure que les assaillants ne pouvaient forcer les portes ; mais à mon arrivée nous entrâmes tous et en si grand nombre, que je ne pus sauver les assiégés, qui presque tous furent immédiatement massacrés. J’aurais cependant voulu m’emparer de quelques-uns vivants, pour m’informer des choses de la grande ville et savoir quel seigneur avait succédé à Muteczuma. Je n’en pus recueillir qu’un seul à moitié mort, dont j’obtins les nouvelles que je dirai ci-après.

Dans l’intérieur de la ville on tua beaucoup de Mexicains qui s’y étaient établis, et quand les survivants apprirent mon arrivée, ils détalèrent au plus vite pour se mettre sous la sauvegarde de l’armée qui campait en dehors ; pendant leur fuite nombre d’entre eux succombèrent. Cette armée, qui occupait une hauteur dominant la ville et la plaine, fut si rapidement mise au courant de ce qui se passait, que les gens qui fuyaient se rencontrèrent avec les leurs accourant à leur secours. Ils étaient plus de trente mille et la troupe la plus brillante que nous eussions jamais vue. Ils étaient couverts d’or, d’argent et de plumages ; comme la ville est grande, ils y mettaient le feu partout où ils passaient. On vint aussitôt m’avertir ; je m’élançai de leur côté avec mes cavaliers seulement, ma troupe étant trop fatiguée ; je les rompis du premier choc, ils reculèrent, et nous sortîmes à leur suite en en massacrant un grand nombre le long d’une montée des plus rudes, tellement que, quand nous atteignîmes le sommet de la montagne, ni les Indiens ni nous autres ne pouvions avancer ni reculer ; il en tomba une foule qui moururent de chaleur, sans une seule blessure ; deux de mes chevaux tombèrent essoufflés, dont l’un mourut. Nous fîmes en somme beaucoup de mal à nos ennemis, car nos alliés indiens accoururent à la rescousse, et comme ils étaient frais et dispos et les Mexicains rendus de fatigue, on en tua beaucoup ; de sorte qu’en peu d’instants le camp fut nettoyé des vivants et rempli de morts. Nous nous emparâmes ensuite de leurs demeures, qu’ils avaient élevées dans les champs voisins : elles étaient divisées en trois quartiers, dont chacun avait d’air d’une petite ille : car, en dehors des gens de guerre, ils avaient de nombreuses suites de serviteurs, et quantité de vivres et de bagages pour leur entretien. Tout fut pillé et incendié par nos alliés les Indiens, dont le nombre, je l’affirme à Votre Majesté sacrée, montait à plus de cent mille. À la suite de cette victoire, nous chassâmes les ennemis de la province, et après nous être emparés des ponts et des passages qui étaient en leur pouvoir, nous retournâmes à la ville où nous fûmes admirablement reçus et où nous nous reposâmes trois jours, ce dont nous avions le plus grand besoin.

À cette époque, les habitants d’un grand village qui se trouve situé au sommet des montagnes distantes de deux lieues du camp des Mexicains et au pied du volcan, village appelé Ocuituco, vinrent jurer obéissance à Votre Majesté. Ils me dirent que leur cacique s’était joint aux gens de Culua au moment où nous leur faisions la guerre, espérant que nous n’arriverions jamais à son village. Il y avait, disaient-ils, longtemps qu’ils désiraient être de mes amis, et qu’ils seraient venus se déclarer les vassaux de Votre Majesté si ce cacique ne les en avait empêchés, quoiqu’ils le lui eussent plusieurs fois demandé ; que maintenant ils voulaient jurer obéissance à Votre Altesse ; qu’ils avaient au milieu d’eux un frère de leur cacique qui avait toujours approuvé leur manière de voir et qu’ils me priaient de le leur donner comme successeur à la seigneurie ; que je ne consentisse pas à ce que l’autre revint, et que du reste, ils se refuseraient à le recevoir. Je leur répondis qu’ils méritaient un châtiment exemplaire pour s’être alliés aux gens de Mexico et s’être révoltés contre Votre Majesté, et que j’avais résolu d’en tirer vengeance sur leurs biens et leurs personnes ; mais que, puisqu’ils étaient venus faire amende honorable et qu’ils m’assuraient que leur cacique était le seul coupable, je voulais bien, au nom de Votre Majesté, leur pardonner le passé et leur accorder notre amitié. Mais je les avertissais que si jamais ils retombaient dans la même faute ils seraient sévèrement châtiés ; que si au contraire ils se montraient les vassaux fidèles de Votre Altesse je les en récompenserais. Ils me le promirent. Cette ville de Guaçachula, située dans une plaine, s’appuie d’un côté sur des monts élevés à pentes rapides, du côté de la plaine elle est entourée par deux rivières éloignées de deux portées d’arbalète et passant toutes deux dans de profondes barrancas. La ville n’a que peu de voies d’accès et elles sont si âpres et rapides, qu’à cheval on peut à peine les monter ou les descendre. Toute la ville est entourée d’une forte muraille de pierre et mortier de huit mètres de hauteur à l’extérieur, et presque au niveau du sol à l’intérieur ; tout le long de cette muraille court un parapet de trois pieds de haut. En cas de guerre, ils ont quatre portes d’une largeur à laisser passer un cavalier, et chaque entrée forme des demi-cercles qui se croisent les uns les autres, avec, tout à l’entour, un parapet le long de la muraille pour mieux se défendre. Il y a dans le haut de ces entrées une immense quantité de pierres petites et grosses et autres projectiles pour écraser les ennemis.

Cette ville compte cinq ou six mille habitants et les trois villages qui en dépendent, à peu près autant. La vue de la ville est fort belle, car elle est semée de jardins, de vergers, d’arbres et de fleurs.

Après nous être reposés trois jours, nous partîmes pour une autre ville appelée Izzucan, située à quatre lieues de Guaçachula. On m’avait dit qu’il y avait là aussi une forte garnison mexicaine et que les habitants et ceux des villes et villages voisins, leurs sujets, se montraient grands partisans des gens de Culua, leur cacique étant de Mexico et parent de Muteczuma. J’avais avec moi tant d’Indiens alliés, vassaux de Votre Majesté, qu’ils couvraient la campagne et les collines à la ronde ; je crois en vérité qu’ils étaient plus de cent vingt mille. Nous arrivâmes à cette ville d’Izzucan vers les dix heures ; on en avait éloigné les femmes et les enfants, mais elle avait une garnison de cinq ou six mille soldats bien armés. Nous autres Espagnols marchions en avant ; les gens firent un simulacre de défense, mais peu après ils abandonnaient la ville parce que les guides nous avaient découvert une entrée large et facile : nous poursuivîmes donc les défenseurs par toutes les rues jusqu’à les faire sauter par les créneaux des murailles dans une rivière qui de ce côté entoure la place et dont ils avaient coupé les ponts. Nous mîmes quelque temps à passer, puis nous poursuivîmes pendant une demi-lieue nos ennemis, dont un petit nombre seulement put nous échapper.

De retour à la ville, le cacique s’étant enfui avec les Mexicains, j’envoyai près des notables deux habitants que j’avais faits prisonniers, pour leur dire de ramener la population ; que je leur promettais, s’ils juraient obéissance à Votre Majesté, d’oublier leur rébellion et que je les traiterais en amis. Ma commission fut faite, et au bout de trois jours, arrivèrent quelques personnages principaux qui demandèrent pardon du passé, s’excusant sur les ordres de leur seigneur, mais jurant qu’à l’avenir ils seraient les fidèles sujets de Votre Majesté, puisque leur cacique les avait abandonnés. Je les engageai donc à se rassurer, leur disant de revenir à leurs maisons et d’y ramener leurs femmes et leurs enfants qui se trouvaient cachés dans les environs. Je les priai également de ramener à moi les Indiens qui s’étaient révoltés, que je leur pardonnerais le passé, mais que sinon, je serais obligé de marcher contre eux et de leur faire beaucoup de mal, ce dont je serais désolé. Ils firent comme je leur demandais : en deux jours, la ville de Izzucan fut repeuplée ; tous les habitants vinrent jurer obéissance à Votre Altesse, et, la ville pacifiée, ils devinrent nos amis et nos alliés avec les Indiens de Guaçachula.

L’absence du cacique, qui s’était rendu à Mexico, amena certaines contestations au sujet de la seigneurie de cette ville et province d’Izzucan. Il s’agissait de décider entre un enfant naturel et un héritier légitime ; je me décidai pour l’enfant légitime qui n’avait que dix ans et fut reconnu pour leur seigneur. N’étant pas en état de gouverner, je lui donnai pour tuteurs quatre personnages dont l’un, son oncle, un autre, grand seigneur d’Izzucan, et les deux derniers de Guaçachula, qui gouverneraient en son nom jusqu’à sa majorité. Cette ville d’Izzucan peut avoir trois ou quatre mille maisons, ses rues sont belles et les maisons bien construites ; elle avait une centaine de temples et oratoires sur pyramides, véritables forteresses qui toutes furent incendiées. Elle est située dans une plaine et s’appuie d’un côté sur une colline, où s’élève une forteresse ; du côté de la plaine elle est entourée par une rivière qui coule près de ses murailles ; le lit de la rivière, très profond, lui sert de défense. Les Indiens ont en outre construit un parapet de deux mètres de hauteur qui entoure la ville, et ils avaient amassé des pierres pour se défendre. Leur territoire embrasse une vallée toute ronde, plantée d’arbres à fruits et de coton qui ne pousse nulle part aux environs, à cause du froid. Ici, c’est ce que l’on appelle la terre chaude, les montagnes l’abritant contre les vents du nord. Toute la vallée est artificiellement irriguée au moyen de canaux construits de la façon la plus ingénieuse.

Je séjournai dans cette ville jusqu’à ce qu’elle fût entièrement repeuplée et que les choses de la vie usuelle eussent repris leur cours. C’est là que vint me trouver le cacique d’une ville appelée Guajocingo, qui se déclara le vassal de Votre Majesté, ainsi que le cacique d’une autre ville située à dix lieues d’Izzucan, sur la frontière des terres mexicaines. Il me vint encore les envoyés de huit villages de la province de Oaxaca, qui est celle dont j’ai parlé dans un chapitre précédent ; province visitée par les Espagnols que j’avais envoyés à la recherche de l’or dans la province de Zacatula et de Tamazula qui est voisine. Je disais qu’il y avait de grandes villes et de belles maisons mieux construites que partout ailleurs. Cette province d’Oaxaca est à quarante lieues d’Izzucan. Les habitants de ces huit villages qui étaient venus s’offrir comme sujets de Votre Altesse, me dirent que les gens de quatre autres villages qui restaient, viendraient bientôt pour la même cérémonie. Ceux-ci me prièrent de leur pardonner de n’être pas venus plus tôt, la peur des Mexicains les en avait empêchés ; mais ils n’avaient jamais pris les armes contre moi et n’avaient jamais tué aucun des miens : dorénavant ils resteraient les fidèles sujets de Votre Majesté, de sorte que Votre Altesse peut être certaine que sous peu de temps nous regagnerons ce que nous avons perdu, tout ou partie, car chaque jour les seigneurs d’un grand nombre de villes et provinces autrefois sujettes de Muteczuma viennent jurer fidélité à Votre Majesté, parce que dans ce cas ils sont bien accueillis et bien traités, tandis que dans le cas contraire ils sont châtiés et détruits.

Je sus par les prisonniers que je fis à Guaçachula, et particulièrement par celui qui était blessé, tout ce qui s’était passé à Mexico ; comment après la mort de Muteczuma lui avait succédé l’un de ses frères, seigneur de la ville d’Istapalapa, nommé Cluitlahuatzin et qui lui succéda, parce que le fils de Muteczuma, son héritier, mourut au passage des ponts. Des deux fils qui restaient vivants, l’un, me dit le prisonnier, est fou, l’autre est épileptique ; ce fut pour cela que le frère hérita, mais surtout parce qu’il nous avait fait la guerre et qu’on le tenait pour un vaillant homme. J’appris également que les Mexicains fortifiaient leur capitale ainsi que toutes les villes de leur dépendance, au moyen de chemins de ronde, trappes, fossés, etc. et qu’ils amassaient d’immenses approvisionnements de guerre. On me dit encore qu’ils fabriquaient des grandes lances pour se défendre contre ma cavalerie ; j’en avais déjà vu quelques-unes dans la province de Tepeaca ainsi que dans les demeures et le camp des Mexicains à Guaçachula. J’appris bien d’autres choses, sur lesquelles je me tais, pour ne pas importuner Votre Majesté.

J’ai envoyé à l’île Espagnola quatre navires, pour qu’ils me reviennent chargés de chevaux et de soldats ; je donnai commission de m’en acheter quatre autres, pour que de Saint-Domingue dans la même île Espagnola, ils me reviennent également chargés de chevaux, armes, poudre et arquebuses qui sont les choses dont nous avons le plus besoin. Car les piétons avec leurs rondaches servent peu tout seuls, perdus au milieu de tant de monde et dans ces grandes villes et forteresses.

J’écris au licencié Rodrigo de Fonséca et aux officiers de Votre Altesse qui habitent l’île, leur demandant de me prêter toute l’aide qui se pourra dans l’intérêt de Votre Altesse et pour la sécurité de nos personnes. Car avec les secours que j’attends, j’ai l’intention de retourner sur cette grande ville et j’espère, ainsi que je l’écrivis à Votre Majesté, qu’en peu de temps les choses tourneront à mon avantage et que je recouvrerai nos pertes passées. En tous cas, je fais en ce moment construire douze brigantins pour naviguer sur le lac ; on prépare ici toutes les pièces, qu’on transportera par terre et qu’on montera en peu de temps ; on fabrique de même toute la ferrure, on réunit la poil et l’étoupe, les voiles et les rames et tout ce qui est nécessaire à la complétion de ma flotte. Je certifie à Votre Majesté que je n’aurai ni cesse ni repos, que je n’aie mené à bien cette entreprise, bravant fatigue, dépense et danger pour réussir.

Il y a deux ou trois jours que j’appris par une lettre de mon lieutenant à la Veracruz qu’il lui était arrivé une caravelle avec un équipage de trente hommes, tant soldats que marins qui venaient à la recherche des gens que Francisco de Garay avait envoyés en cette contrée et dont j’ai parlé jadis à Votre Altesse ; comment ils étaient arrivés à court de vivres, si bien que, si nous ne les avions secourus, ils seraient morts de faim et de soif. Je sus de ceux-là, qu’ils venaient de la rivière Panuco où ils étaient restés trente jours sans y rencontrer personne ; ce qui me fait supposer qu’à la suite des événements dont j’ai parlé, les habitants avaient abandonné la place. Les hommes de la caravelle nous dirent également qu’ils devaient être suivis de deux autres navires de Garay avec hommes et chevaux et que probablement ils devaient être déjà passés remontant la côte. Je crus remplir mes devoirs envers Votre Majesté en envoyant la caravelle à la recherche de ces navires, parce que leur capitaine ignorant ce qui s’était passé pouvait subir un désastre comme ceux qui l’avaient précédé ; je lui faisais donc savoir qu’il eût à se rendre au port de la Veracruz où le commandant de la caravelle l’attendait. Plaise à Dieu qu’on retrouve ces deux navires, car les Indiens étant sur leurs gardes et les Espagnols sans défiance, il en peut résulter un grand dommage pour le service de Dieu et de Votre Altesse ; ce serait en outre un encouragement pour ces chiens enragés de carnage, dont l’audace ne ferait que croître pour attaquer ceux qui viendraient par la suite.

Dans un chapitre précédent, j’ai dit comment, après la mort de Muteczuma, on avait élu pour souverain l’un de ses frères, Cluitlahuatzin qui amenait force matériel de guerre et fortifiait sa capitale ainsi que les villes voisines ; j’ai su depuis, que ce Cluitlahuatzin, avait envoyé des messagers dans toutes les villes et provinces sujettes de l’empire, pour avertir les habitants qu’il leur faisait grâce pendant un an de toute servitude et tribut auxquels ils étaient accoutumés, à la condition qu’ils fissent aux chrétiens une guerre sans trêve ni merci, jusqu’à ce qu’ils fussent exterminés ou chassés du pays ; qu’ils fissent également la guerre à tous les Indiens nos alliés et nos amis. Quoique comptant sur Notre Seigneur, pour que les ennemis ne réussissent point dans leur funeste projet ; néanmoins, je me trouve au milieu de difficultés extrêmes pour prêter secours aux Indiens nos amis, qui viennent de toutes parts nous implorer contre les Mexicains, leurs ennemis et les nôtres, qui leur font la guerre pour les punir de leur alliance avec nous ; en vérité je ne puis les secourir tous comme je le désirerais, mais comme je l’ai dit, il plaira à Notre Seigneur suppléer à notre faiblesse en nous envoyant des secours sur lesquels je compte, comme sur ceux que j’ai envoyé demander à l’île Espagnola. Ce que j’ai vu et trouvé de ressemblance entre cette contrée et l’Espagne, tant pour sa fertilité que sa grandeur et la température qu’il y fait et autres points qui les rapprochent, m’a décidé à la baptiser la Nouvelle-Espagne de la mer Océane, et c’est au nom de Votre Majesté que je lui ai donné cette appellation. Je supplie humblement Votre Altesse qu’elle le tienne pour bien et mande qu’on la nomme ainsi.

J’ai écrit à Votre Majesté, quoique en mauvais style, tout ce qui s’est passé dans ces contrées, et tout ce qui pouvait intéresser Votre Altesse, et dans une lettre qui accompagne cette relation, je supplie Votre Royale Excellence de vouloir bien envoyer une personne de confiance pour y procéder à toutes enquêtes, recherches et perquisitions afin d’en faire un rapport à Votre Majesté, et je l’en supplie humblement de nouveau, parce que, en m’accordant cette faveur, Votre Altesse sera convaincue de la vérité de ce que je lui ai dit. Très Haut et Très Excellent Prince, que Notre Seigneur Dieu augmente et conserve la vie et les biens et les royaumes de Votre Majesté sacrée autant que son royal cœur peut le souhaiter.

De la Ville Sécurité de la Frontière (Segura de la Frontera), le 30 octobre 1520.

De Votre Majesté le très humble serviteur et sujet qui baise les mains royales et les pieds de Votre Altesse.

Fernand Cortes.

Depuis que cette lettre fut écrite, dans le mois de mars de la présente année (1521) on apprit qu’à la Nouvelle-Espagne, les Espagnols s’étaient emparés de la grande ville de Tenochtitlan et que, pendant le siège, il mourut plus d’Indiens qu’il ne mourut de juifs dans le siège de Jérusalem par Vespasien. Il y avait aussi plus d’habitants à Mexico qu’il n’y en avait dans la cité sainte ; les espagnols y trouvèrent peu de trésors, à peine deux cent mille piastres, parce que les Indiens avaient tout jeté dans les eaux du lac. Les Espagnols s’étaient fortifiés dans la ville, où ils se trouvent aujourd’hui au nombre de 1 500 soldats et 500 cavaliers ; le nombre de leurs alliés indiens monte à plus de cent mille, de grandes et étranges choses se sont passées là-bas ; c’est un nouveau monde que nous serions bien désireux de voir, nous qui en sommes si loin. Ces nouvelles, que nous tenons pour certaines, vont jusqu’au 22 avril 1522.

Cette relation fut imprimée dans la noble et très loyale cité de Séville par Jacobo Crombreger, Allemand, le 8 novembre de l’année 1522.


  1. Vieux proverbe disant qu’en certaines circonstances difficiles, Pierre le Charbonnier savait fort bien où il était, mais qu’il ignorait le moyen d’en sortir.
  2. C’était un temple dédié à la mère de leur dieu, où l’on établit plus tard le sanctuaire si connu de Guadalupe.
  3. Bernal Diaz del Castillo dit, huit cent soixante et dix Espagnols et douze cents Tlascaltecs. Johan Cano dit, onze cent soixante et dix.