Lettres de Fernand Cortes à Charles-Quint/Lettre III

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Traduction par Désiré Charnay.
Hachette et Cie (p. 134-242).

LETTRE TROISIÈME

Envoyée par Fernand Cortes, capitaine et procureur général du Yucatan, appelé la Nouvelle-Espagne de la mer Océane, au Très Haut et Très Puissant César et Seigneur invincible Don Carlos, Empereur toujours auguste et Roi d’Espagne, notre Seigneur.

Des choses dignes d’admiration qui se sont succédé pendant la conquête et la reprise de la très grande ville de Tenochtitlan et des autres provinces ses sujettes qui se sont révoltées. Des victoires grandes et insignes, dignes de mémoire, que remportèrent le capitaine Cortes et les Espagnols dans cette ville et les provinces. Cette lettre raconte comment ont été découvertes la mer du Sud et autres nombreuses et grandes provinces riches en mines d’or, en perles et pierres précieuses et dans lesquelles on espère trouver des épices.

Très Haut et Très Puissant Prince, Roi Très Catholique et Invincible Empereur : Alonzo de Mendoza de Medellin, que j’envoyais de cette Nouvelle-Espagne le 5 mars de l’année passée 1521, emportait à Votre Majesté une seconde relation de tout ce qui s’y était passé. Je terminai ce rapport le 30 octobre de l’année 1520. Mais par suite de mauvais temps et de la perte de trois navires dont l’un devait porter mon rapport à Votre Majesté et les deux autres aller chercher des secours à l’île Espagnola, il y eut un grand retard dans le départ de Mendoza, d’autant que j’écrivis plus longuement à Votre Majesté ; à la fin de cette relation je racontais à Votre Majesté comment les Indiens de Tenochtitlan nous avaient chassés de la ville et comment j’avais marché contre la province de Tepeaca, province de leur dépendance, qui s’était révoltée et que je remis sous le joug de Votre Majesté, grâce au courage de mes Espagnols et au concours des Indiens nos alliés. Je disais comment la trahison dont nous avions été victimes et le grand nombre des camarades que nous avions perdus avaient laissé dans nos cœurs des souvenirs brûlants, et je parlais de l’immuable résolution que j’avais prise d’aller combattre de nouveau les habitants de cette grande ville, cause de nos désastres. J’ajoutais que dans ce but je faisais construire treize brigantins pour les attaquer par la lagune et leur faire tout le mal que je pourrais, si les habitants persévéraient dans leurs mauvais desseins. J’écrivais à Votre Majesté qu’en attendant l’achèvement de mes brigantins, moi et mes alliés indiens, nous nous préparions à reprendre les hostilités, et que j’avais envoyé à l’île Espagnola pour demander des secours, en hommes, chevaux, armes et artillerie, et que je m’étais adressé pour cela aux officiers de Votre Majesté ; je leur envoyais en même temps l’argent nécessaire pour payer toutes les dépenses et j’assurais Votre Majesté que je n’aurais ni cesse, ni repos que je n’eusse remporté une éclatante victoire sur nos ennemis, ne reculant pour cela devant aucun danger, fatigue ni dépense et que dans cette résolution, je me préparais à partir de la province de Tepeaca.

Je faisais aussi savoir à Votre Majesté comment une caravelle de Francisco de Garay, lieutenant-gouverneur de la Jamaïque, était arrivée en détresse au port de la Veracruz. Elle avait un équipage de trente hommes qui nous apprirent que deux autres navires étaient partis pour la rivière Panuco où un capitaine de Garay avait déjà été battu et qu’ils craignaient que ceux-ci n’éprouvassent le même sort. À ce sujet, j’écrivais à Votre Majesté que j’avais immédiatement envoyé une caravelle à la recherche de ces navires pour les prévenir, et il plut à Dieu que l’un d’eux arriva au port de la Veracruz. Ce navire avait cent vingt hommes à bord : le capitaine fut mis au courant de ce qui était arrivé à la première expédition de Garay, et l’un des lieutenants, qui avait assisté à la défaite, l’assura que s’il se rendait sur les bords du Panuco, il serait fort mal reçu des Indiens. Malgré tout, ce capitaine avait résolu de se rendre au Panuco, lorsque le vent, soufflant en tempête, enleva le navire dont les amarres furent brisées et l’emporta à douze lieues dans le port de San Juan. Là, il eut à peine débarqué son monde ainsi que ses chevaux et autant de juments que le navire fut jeté à la côte faisant eau de toutes parts. Mis au courant de cette affaire, j’écrivis au capitaine pour lui dire combien j’étais désolé de ce qui lui était arrivé ; que j’avais envoyé des ordres à la Veracruz pour qu’on accueillit les naufragés et qu’on leur donnât tout ce dont ils auraient besoin. Je lui disais qu’il eût à consulter son équipage et que si tous ou quelques-uns voulaient se retourner avec l’un des navires qui se trouvaient dans le port, on le mettrait à leur disposition. Mais le capitaine et ses hommes préférèrent rester dans le pays et venir me rejoindre. Jusqu’à présent, nous n’avons rien su de l’autre navire et comme le temps se passe nous avons les plus grandes inquiétudes sur son sort. Fasse Dieu qu’il arrive à bon port !

Au moment de quitter la ville de Tepeaca, j’appris que deux provinces appelées Cecatami et Xalazingo, vassales de l’empereur du Mexique, s’étaient révoltées et que sur le chemin de la Veracruz ici, on avait assassiné quelques Espagnols, les Indiens de ces deux provinces étant soulevés et fort mal disposés contre nous. Pour rétablir la sécurité de la route et punir ces Indiens de leurs méfaits, s’ils ne venaient pas faire amende honorable, j’envoyai sur les lieux, un de mes lieutenants avec vingt chevaux, deux cents fantassins et une troupe de nos alliés, chargés de sommer les révoltés au nom de Votre Majesté, de venir se déclarer sujets de Votre Altesse comme ils l’avaient fait auparavant, et d’apporter les plus grands égards dans ses relations avec eux ; mais, que s’ils refusaient nos ouvertures de paix, qu’il leur fît la guerre ; qu’une fois ces provinces pacifiées il revînt avec ses hommes à la ville de Tlascala, où je l’attendrais. Il partit au commencement de décembre 1520 et poursuivit son chemin vers ces provinces qui sont à vingt lieues d’ici.

L’expédition en route, Très Puissant Seigneur, je quittai la ville de Segura de la Frontera dans la province de Tepeaca, vers la mi-décembre de cette année.

Sur l’instante demande des habitants j’y laissai une garnison de soixante hommes sous les ordres d’un lieutenant et je renvoyai toute l’infanterie à Tlascala, où l’on travaille à mes brigantins. Pour moi, je m’en fus, suivi de vingt chevaux, passer la nuit à Cholula où l’on m’avait prié de venir : car la variole, qui a enlevé beaucoup de monde en ce pays comme dans les îles, avait emporté grand nombre de seigneurs de la ville, et les habitants désiraient que leurs successeurs fussent élus d’après mes avis.

À mon arrivée, ils me reçurent le mieux du monde, et leurs élections faites à leur satisfaction, je leur fis part de ma résolution d’entrer en guerre dans la province et la ville de Mexico ; je les engageai donc, comme vassaux de Votre Majesté, à se lier eux et nous d’une éternelle amitié, les priant de nous apporter le concours de leurs forces tant que durerait cette guerre, et à traiter les Espagnols qui passeraient sur leur territoire, comme des alliés fidèles. Je restai trois jours à Cholula et après avoir reçu la promesse solennelle des caciques, je partis pour Tlascala qui est à six lieues de là, où ma venue fut célébrée, tant par les Espagnols que par les habitants de la ville. Le jour suivant, tous les seigneurs de la province et de la ville vinrent me trouver, pour m’annoncer que Magiscatzin, le chef suprême de la république, était mort de la petite vérole, sachant bien qu’ayant été mon meilleur ami, cette nouvelle me causerait une grande douleur. Il laissait un fils âgé de douze à treize ans à qui devait revenir la seigneurie de son père et les seigneurs me priaient de la lui confirmer ; je le leur accordai au nom de Votre Majesté, ce dont ils furent très satisfaits.

En arrivant à Tlascala, je vis avec plaisir que les maîtres et charpentiers travaillaient activement à la construction de mes brigantins : planches, assemblage, etc., l’ouvrage avançait ; j’envoyai donc immédiatement à la Veracruz pour en faire venir les ferrures, voiles, agrès, cordages et autres objets nécessaires à leur complétion ; la poix manquant, j’en fis fabriquer par mes Espagnols dans une forêt voisine, de manière que tout le matériel de mes brigantins fût prêt ; pour qu’ensuite, avec l’aide de Dieu, lorsque je me trouverais dans la province de Mexico, je puisse faire transporter ce matériel à Tezcoco, c’est-à-dire à une distance de douze lieues de la ville de Tlascala. Pendant les quinze jours que j’y demeurai, je ne m’occupais que de hâter mes charpentiers et de préparer les armes pour nous mettre en route.

Deux jours avant la Nativité, le capitaine que j’avais envoyé avec une troupe de deux cents hommes dans les provinces de Cecatami et de Xalazingo revint à Tlascala ; il me raconta qu’il avait eu divers combats à soutenir contre les naturels de l’endroit et qu’enfin, de gré ou de force, ils étaient venus demander la paix. Le capitaine m’amenait quelques seigneurs de ces provinces, auxquels malgré leur révolte et le meurtre de plusieurs chrétiens, je crus devoir pardonner, parce qu’ils me promirent que dorénavant ils seraient de bons et fidèles sujets de Votre Majesté ; je leur pardonnai donc et les renvoyai chez eux. Ainsi se termina cette expédition, pour la plus grande gloire de Votre Majesté, par la pacification du pays et la sécurité des chemins qu’avaient à parcourir mes Espagnols de l’intérieur à la ville de la Veracruz.

Le second jour de la Pâques de nativité, je passai une revue de mes forces en cette ville de Tlascala ; je comptais quarante chevaux, cinq cent cinquante fantassins dont quatre-vingts arquebusiers et arbalétriers, neuf pièces d’artillerie et peu de poudre ; je divisai ma cavalerie en quatre escadrons de dix hommes chacun, et de mes fantassins je fis neuf bataillons de soixante soldats sous les ordres d’un capitaine. Je profitai de cette revue pour adresser à mes hommes des paroles d’encouragement ; je leur rappelai que nous avions colonisé cette contrée pour servir les intérêts de Vôtre Majesté sacrée ; qu’ils savaient aussi bien que moi que les Indiens après s’être déclarés sujets de Votre Majesté s’étaient pendant quelque temps comportés comme tels, recevant de nous et nous rendant tour à tour maints services ; mais qu’ils n’ignoraient pas comment, sans aucun motif, les naturels de Culua, les habitants de Tenochtitlan ainsi que les habitants des provinces leurs vassales, non seulement s’étaient révoltés contre Votre Majesté, mais nous avaient lue beaucoup de monde, tant Espagnols que de nos alliés indiens, et nous avaient chassés de leur ville ; qu’ils n’oubliassent donc point les fatigues et les dangers que nous avions bravés, et comprissent combien il convenait au service de Dieu et de Votre Majesté catholique de reprendre ce que nous avions perdu ; puisque nous avions pour cela les meilleurs motifs et les meilleures raisons. N’avions-nous pas à combattre contre nations barbares pour la propagation de notre sainte foi, pour le service de Votre Majesté, pour la sécurité de nos existences ? D’autre part, n’avions-nous point pour nous aider des milliers d’amis fidèles ? et n’étaient-ce pas là de puissants motifs pour exalter notre courage ? Je les engageai donc à se réjouir et rappeler leur ancienne valeur et qu’ils observassent religieusement les ordonnances que j’avais fait publier, touchant l’ordre et la discipline à observer pendant cette guerre ; qu’ils travailleraient ainsi à la plus grande gloire de Dieu et de Votre Majesté. Tous le promirent et jurèrent de mourir pour notre sainte foi et le service de Votre Majesté ; ils s’engageaient également à recouvrer ce que nous avions perdu, et à venger l’affront que nous avaient infligé les Mexicains et leurs alliés. Je les remerciai au nom de Votre Majesté, et, tous fort satisfaits, nous regagnâmes nos logis après cette revue.

Le jour suivant, qui était le jour de saint Jean l’évangéliste, je convoquai tous les seigneurs de la province de Tlascala ; ils savaient, leur ai-je dit, que je devais partir pour entrer sur le territoire de nos ennemis et ils devaient comprendre que je ne pouvais m’emparer de la ville de Mexico sans mes brigantins. Je les priais donc de fournir à leurs ouvriers comme aux miens tout ce dont ils auraient besoin, qu’ils les traitassent comme ils l’avaient fait jusqu’à ce jour et qu’ils se tinssent prêts à faire transporter tout le matériel des brigantins à Tezcoco le jour où je demanderais qu’on me l’expédiât. Ils promirent de le faire et voulurent qu’un corps nombreux de leurs guerriers m’accompagnât ; quant au transport des brigantins, la nation entière s’y emploierait s’il était nécessaire, car tous voulaient mourir là où je mourrais, ou se venger des gens de Mexico, leurs ennemis mortels. Le jour suivant, 28 décembre, jour des Innocents, je partis avec toute ma troupe en bon ordre et nous fûmes camper à six lieues de Tlascala dans un village appelé Tesmeluca, de la province de Guajocingo, dont les habitants nous ont toujours été aussi fidèles que les Tlascaltecs ; c’est là que nous passâmes la nuit.

Dans ma précédente relation, Seigneur Très Catholique, je disais que les Indiens de Mexico amassaient des munitions de guerre, organisaient leur force, construisaient des chausse-trapes et des retranchements, pour se préparer à me recevoir. Connaissant leurs ruses et leur audace de guerre, j’avais souvent songé par quel côté je pourrais les surprendre. Ils savaient que nous avions à choisir entre trois routes pour pénétrer sur leur territoire ; je choisis celle de Tesmeluca ; le passage y étant plus rude et plus difficile, je pensais que de ce côté nous éprouverions moins de résistance, attendu qu’ils y seraient moins sur leur garde.

Le lendemain du jour des Innocents, après avoir entendu la messe et m’être recommandé à Dieu, nous partîmes de Tesmeluca ; je pris les devants avec dix cavaliers et soixante de mes vétérans armés à la légère et nous commençâmes à gravir le sentier dans le plus grand ordre, m’éclairant le mieux possible, et nous passâmes la nuit à quatre lieues de là, dans le haut du défilé sur les confins du territoire mexicain. Il y faisait un froid intense, mais ayant beaucoup de bois à notre disposition nous passâmes une assez bonne nuit. Le jour suivant, un dimanche, nous continuâmes notre route sur le plateau de la montagne et j’envoyai en éclaireurs quatre chevaux et trois fantassins : nous commençâmes alors la descente. Je mis les cavaliers à l’avant-garde suivis des arbalétriers et des arquebusiers, puis le reste de la troupe en arrière, car tout en supposant la vigilance des ennemis en défaut, j’étais certain qu’ils viendraient me barrer la route et nous tendraient quelques embûches pour nous surprendre. Les quatre cavaliers et les fantassins de l’avant-garde trouvèrent effectivement le chemin obstrué par des arbres et des branchages, coupé et barricadé par des pins et des cyprès énormes qui paraissaient tout fraîchement abattus. Croyant que par delà le chemin serait dégagé, ils poussèrent en avant, mais le trouvèrent comme devant, tout encombré d’arbres renversés. Et comme de chaque côté la forêt s’étendait épaisse et profonde, ils ne pouvaient que lentement avancer ; voyant que la route se prolongeait obstruée, ils avaient grand’peur que tous ces arbres dissimulassent des ennemis ; et comme la densité de la végétation les empêchait d’utiliser leurs chevaux, plus ils avançaient et plus leur inquiétude grandissait.

Après avoir un certain temps cheminé de cette façon, l’un des cavaliers dit aux autres : « Mes amis, n’allons pas plus avant, si vous m’en croyez, et retournons dire à notre capitaine l’embarras dans lequel nous sommes et le grand danger que nous courons tous, en ne pouvant nous servir de nos chevaux ; mais, si vous n’êtes pas de mon avis, allons en avant, car j’ai fait pour cette campagne le sacrifice de ma vie. » Les autres lui répondirent que son conseil était bon, mais qu’il leur paraissait bien de ne retourner que lorsqu’ils auraient aperçu les ennemis, ou qu’ils se fussent assurés jusqu’à quelle distance la route était obstruée. Ils suivirent donc, et trouvant toujours la route dans le même état, ils s’arrêtèrent et m’envoyèrent l’un des piétons me dire ce qu’ils avaient vu. J’étais à l’avant-garde avec ma cavalerie, et me recommandant à Dieu, nous poussâmes en avant : puis j’envoyai dire à l’arrière-garde qu’elle se hâtât, mais qu’elle n’eût aucune crainte, car nous atteindrions bientôt la plaine. Je rejoignis mes quatre cavaliers et nous continuâmes à avancer, quoique avec les plus grandes difficultés ; enfin, au bout d’une demi-heure, nous arrivâmes sur un terrain plat. Là, nous attendîmes mes hommes ; lorsqu’ils furent arrivés, je les engageai à rendre grâce à Dieu, de nous avoir amenés sains et saufs jusque-là, d’où nous apercevions toutes les provinces du Mexico qui s’étendent au milieu et tout autour des lagunes. Ce nous fut un grand plaisir d’admirer ces belles contrées, plaisir mêlé de tristesse au souvenir de nos désastres, et nous jurâmes tous de n’en sortir jamais que morts ou victorieux. Ce serment nous remplit de courage et de gaieté.

Les ennemis nous avant découverts allumèrent aussitôt des grands feux dans toute la vallée ; je recommandai aussitôt à mes hommes d’être ce qu’ils avaient toujours été, et d’être ce que j’attendais d’eux tous, de ne point se débander et qu’ils conservassent dans leur marche l’ordre le plus parfait. Déjà, les Indiens des fermes et villages environnants commençaient à pousser leurs cris de guerre, appelant à la rescousse pour nous défendre le passage des ponts et des défilés : mais nous avançâmes avec une telle hâte, que nous étions déjà dans la plaine avant qu’ils pussent nous rejoindre. Avançant toujours, nous nous trouvâmes en face de troupes mexicaines que je fis charger par quinze de mes cavaliers qui en tuèrent quelques-uns sans recevoir une seule blessure. Entre temps, nous suivions le chemin de Tezcoco qui est une des plus grandes et des plus belles villes de la vallée. Les fantassins se trouvaient quelque peu fatigués, et comme il se faisait tard, nous passâmes la nuit dans un village appelé Coatepec, dépendance de la ville de Tezcoco, et que nous trouvâmes abandonné. Cette nuit, je réfléchis que cette ville et province qui s’appelle Acoluacan est grande et peuplée de plus de cent cinquante mille hommes qui pouvaient nous attaquer, et je voulus me charger de la première garde avec dix cavaliers, en recommandant à mes hommes la plus grande vigilance.

Le jour suivant, un lundi, dernier jour de décembre, nous poursuivions notre route dans l’ordre accoutumé, quand à une lieue du village de Coatepec, avançant légèrement inquiets et nous demandant si les habitants de cette province nous accueilleraient en amis ou ennemis, craignant fort qu’ils nous déclarassent la guerre, nous vîmes venir à nous quatre notables indiens porteurs d’un oriflamme d’or, large d’un mètre, pesant plus de quatre marcs d’or et qu’ils nous présentaient en signe de paix. Dieu sait comme nous la souhaitions cette paix et combien nous en avions besoin, étant en si petit nombre, éloignés de tout secours, entourés d’ennemis. Lorsque je vis les quatre Indiens, dont l’un m’était connu, je fis arrêter ma troupe et je m’avançais à leur rencontre. Apres nous être salués, ils me dirent qu’ils venaient de la part de leur roi qui se nommait Guanacazin et qu’ils me priaient de sa part de ne causer aucun dommage dans son royaume, car ses sujets étaient innocents des désastres qu’avaient soufferts les Espagnols, dont les Mexicains étaient seuls coupables ; que pour lui, il se déclarait vassal et sujet de Votre Majesté, notre ami, et promettait de s’en montrer toujours digne ; il nous invitait à nous rendre dans sa capitale où nous pourrions juger des sentiments des habitants à notre égard.

Je leur répondis par mes interprètes qu’ils étaient les bienvenus : que je me réjouissais de leur amitié, que j’acceptais leurs regrets de m’a voir fait la guerre comme alliés des Mexicains ; mais qu’ils savaient parfaitement qu’à cinq ou six lieues de la ville de Tezcoco, dans certain village de leur dépendance, ils m’avaient dernièrement tué cinq cavaliers, quarante-cinq fantassins et plus de trois cents Indiens de Tlascala qui venaient comme porteurs : qu’ils nous avaient pris beaucoup d’or, d’argent et d’étoffes, qu’il n’y avait d’autre excuse à cette affaire que de nous rendre ce qu’ils nous avaient pris. Qu’à cette condition, quoique tous méritassent la mort pour le massacre de tant de chrétiens, je leur accorderais la paix, puisqu’ils venaient me la demander. Que sinon, je procéderai contre eux avec toute la rigueur possible.

Ils me répondirent à leur tour que tout ce qu’on nous avait pris avait été transporté à Mexico par les gens de cette ville, mais que l’on chercherait et que l’on me rendrait tout ce qu’on aurait trouvé. Ils me demandèrent si j’entrerais ce jour même dans la ville, ou si je m’arrêterais dans les deux villages de Coathlinchan et Huexotla, à une lieue et demie de Tezcoco et qui en sont comme des faubourgs : ce qu’ils désiraient dans le but suivant. Je leur dis que je ne comptais pas m’arrêter et que j’irais directement à Tezcoco. Ils s’en réjouirent fort et demandèrent à me devancer pour préparer mes logements et ceux de mes hommes. Ils partirent ; lorsque nous arrivâmes dans les deux villages, les notables vinrent nous recevoir et nous apportèrent à manger. Vers les midi, nous arrivâmes au centre de la ville ou nous avions nos logements dans un grand palais, qui avait appartenu au père de Guanacazin, seigneur de la ville.

Avant de nous installer, je réunis mes hommes et leur défendis, sous peine de mort, de sortir sans permission de notre palais, palais d’une grandeur telle, qu’une troupe double de la notre eût pu s’y installer tout entière. Je donnai cet ordre parce que les habitants m’avaient l’air de se retirer dans leurs maisons, que les rues me paraissaient à moitié désertes et qu’on ne voyait ni femme ni enfant, ce qui était un fort mauvais signe. Le jour de notre entrée dans la ville se trouvait être la veille de l’année nouvelle ; après nous être installés, nous nous regardions quelque peu inquiets d’avoir vu si peu de monde dans les rues ; puis, nous pensâmes que c’était peut-être par crainte qu’on ne sortait pas, et nous nous tînmes un peu moins sur nos gardes. Vers le tard, quelques Espagnols montèrent sur les hautes plates-formes du palais, d’où le regard embrassait toute la ville, et ils s’aperçurent que les habitants l’abandonnaient : les uns fuyaient avec leurs biens dans la lagune où ils s’embarquaient sur de grands canots appelés acali ; les autres gagnaient la montagne. J’eus bien envie de les arrêter, mais il était tard, la nuit vint et ils fuyaient à toute vitesse. Ainsi, le roi de la province que je désirais garder comme otage ainsi que les principaux habitants de la ville, m’échappèrent et s’en furent à Mexico, à six lieues de là, où ils emportèrent tout ce qu’ils purent enlever. Et c’était pour cela que les messagers étaient venus me trouver, dans l’espoir de me retarder et me détourner d’entrer de suite dans la ville, qu’ils abandonnèrent cette nuit-là.

Nous fûmes ainsi trois jours dans cette ville, sans avoir aucune rencontre avec les Indiens, soit qu’ils n’osassent point venir à nous, soit que nous tinssions peu nous-mêmes à les aller chercher. Mon intention du reste, était de toujours leur accorder la paix quand ils viendraient me la demander. Sur ces entrefaites, les seigneurs de Coathlinchan, Huexotla et Atengo qui sont de grands villages et comme les faubourgs de Tezcoco vinrent me trouver, pleurant et me suppliant de leur pardonner d’avoir abandonné leurs villages ; mais qu’en dehors de cela, ils ne m’avaient point fait la guerre, volontairement du moins, et qu’ils s’engageaient à faire dorénavant tout ce que je leur demanderais, pour le service de Votre Majesté. Je leur répondis que sachant avec quelle douceur je les avais traités, ils avaient eu tort d’abandonner leurs villages ; mais, que puisqu’ils promettaient d’être nos amis, qu’ils revinssent chez eux, qu’ils y ramenassent leurs femmes et leurs enfants et qu’à l’avenir, je les traiterais suivant leurs œuvres. Ils revinrent, mais ne nous parurent pas satisfaits.

Lorsque l’empereur de Mexico et les seigneurs de Culua (et l’on entend par là toutes les terres et provinces sujettes de l’empire) apprirent que les gens de Coathlinchan, Huexotla et Atengo s’étaient déclarés vassaux de Votre Majesté, ils leur envoyèrent des messagers pour leur dire qu’ils avaient mal agi ; que si la crainte les avait poussés, ils devaient savoir que les Mexicains avaient le nombre et le pouvoir et que sous peu, ils nous extermineraient tous, nous les Espagnols aussi bien que les Tlascaltecs nos alliés ; et que, si c’était par amour de leurs villages et de leurs terres, ils n’avaient qu’à les abandonner et venir à Mexico, où on leur en donnerait de meilleures et de plus fertiles.

Les caciques de Coathlichan et de Huexotla s’emparèrent des messagers et me les amenèrent ; ceux-ci avouèrent être envoyés par les seigneurs de Mexico, mais pour prier les caciques qui étaient mes amis de leur servir de médiateurs et traiter de la paix entre eux et moi. Les caciques me dirent alors que cela était faux et que les gens de Mexico ne voulaient que la guerre. Je savais bien qu’ils avaient raison ; mais désirant m’attacher les Mexicains dont dépendait la paix ou la guerre avec les autres provinces soulevées, je fis remettre les messagers en liberté, leur disant de n’avoir aucune crainte, que je voulais qu’ils retournassent à Mexico pour assurer l’empereur que je ne voulais pas la guerre, encore que j’eusse mille raisons de la faire et que je lui demandais que nous devinssions amis comme autrefois. Pour mieux le ramener au service de Votre Majesté, je lui faisais dire encore, que les fauteurs principaux de la guerre passée n’étaient plus, que je voulais oublier ce passé et qu’il ne m’obligeai point à saccager ses terres et détruire la ville, ce qui me peinerait infiniment. Je les renvoyai donc, avec promesse de leur part de m’apporter une réponse. À la suite de cette négociation, les caciques de Coathlichan et de Huexotla restèrent mes amis et mes alliés : je leur pardonnai le passé, ce dont ils parurent fort contents. Après être resté huit jours dans cette ville de Tezcoco, sans incident, ni rencontre avec les naturels, mais fortifiant notre quartier et prenant toutes précautions pour l’attaque et la défense, voyant que les Indiens ne se montraient nulle part, je sortis de la ville avec deux cents Espagnols, dont dix-huit chevaux, trente arbalétriers, et dix arquebusiers, emmenant avec nous trois ou quatre mille Indiens de nos alliés. Je suivis la rive du lac jusqu’à la ville d’Istapalapa qui se trouve à deux lieues de Mexico et à six lieues de Tezcoco. Cette ville, d’environ dix mille maisons, est construite moitié dans l’eau ; le seigneur de l’endroit était le frère de Muteczuma, que les Mexicains élurent pour son successeur parce qu’il avait été l’âme de la précédente guerre et qu’il nous avait chassés de la ville. C’est pour cela, et parce que je savais que les habitants d’Istapalapa étaient nos ennemis mortels, que j’avais résolu d’aller les attaquer. Ils nous signalèrent deux lieues avant notre arrivée et envoyèrent à notre rencontre quelques-uns de leurs guerriers à pied, pendant que d’autres s’avançaient dans des canoas, de sorte que nous eûmes à escarmoucher avec les deux troupes jusqu’à notre arrivée à la ville : mais auparavant, à deux tiers de lieue de là, ils ouvrirent une chaussée qui sépare la lagune d’eau douce de la lagune d’eau salée, comme le plan de la ville de Mexico que j’ai envoyé à Votre Majesté peut la lui montrer. Cette chaussée ouverte, l’eau du lac salé se précipita avec impétuosité dans le lac d’eau douce, quoique les deux lacs se trouvassent à une demi-lieue l’un de l’autre ; pour nous, sans nous inquiéter de cette affaire, enivrés par la victoire, nous continuâmes la poursuite jusqu’à pénétrer dans la ville au milieu des Indiens affolés. Les Indiens, avertis, avaient tous abandonné les maisons de terre ferme et s’étaient retirés avec leurs biens dans les maisons bâties sur l’eau : c’est là que se réfugièrent ceux que nous poursuivions et qui avaient fort courageusement combattu ; mais le Seigneur nous animait d’une telle ardeur, que nous les poursuivîmes jusque dans la lagune, ayant de l’eau jusqu’aux aisselles et parfois même en nageant ; nous leur prîmes plusieurs de ces maisons bâties sur l’eau et les Indiens perdirent plus de six mille des leurs, tant guerriers que femmes et enfants ; car les Indiens nos alliés, la victoire décidée, se livrèrent à un massacre général. La nuit vint, je rassemblai mes gens et fis mettre le feu à quelques maisons ; à la lueur des flammes, je me souvins tout à coup, de la chaussée qu’on avait ouverte sur notre chemin et je songeai au grand danger que nous courions ; mes hommes réunis, nous nous mîmes en route. La nuit étant fort obscure, quand nous arrivâmes à la tranchée, vers les neuf heures à peu près, l’eau était si profonde et se précipitait avec une telle violence que nous la passâmes courant et nageant : plusieurs Indiens de nos alliés s’y noyèrent et nous perdîmes tout le butin que nous avions fait dans la ville. Je puis assurer Votre Majesté que si nous n’avions point passé cette nuit-là ou même si nous avions passé trois heures plus tard, personne de nous n’eût échappé, car nous eussions été entourés par l’eau et sans aucune issue pour nous sauver. Au petit jour, nous vîmes les eaux de chaque lagune au même niveau ; l’eau ne courait plus et tout le lac salé était couvert de canots remplis de guerriers croyant nous surprendre. Ce jour-là je retournai à Tezcoco, escarmouchant de temps à autre avec les Indiens de la lagune, mais sans leur faire grand mal parce qu’ils se réfugiaient aussitôt dans leurs canoas. En arrivant à Tezcoco je retrouvai mes hommes fort tranquilles, n’ayant eu ni alarme, ni rencontre et fort heureux de nos succès. Le jour suivant l’un de mes Espagnols mourut de ses blessures ; ce fut le premier que les Indiens me tuèrent en campagne, en ces nouvelles hostilités.

Le lendemain je reçus des envoyés de la ville d’Otumba et de quatre autres villes avoisinantes qui se trouvent à quatre, cinq et six lieues de Tezcoco. Ils venaient me demander pardon de la faute qu’ils avaient commise en prenant parti contre nous dans la dernière guerre, car ce fut à Otumba que s’étaient réunies toutes les forces de Mexico pour nous accabler dans notre retraite.

Ces gens d’Otumba savaient bien qu’ils ne pouvaient se disculper dans cette affaire, encore qu’ils invoquassent une excuse en disant que les Mexicains les avaient emmenés de force ; ils ajoutaient, pour s’attirer ma bienveillance, que l’empereur de Mexico leur avait envoyé des émissaires pour les détourner de faire alliance avec nous, sous menace d’une destruction complète ; que malgré tout, ils se déclaraient sujets de Votre Majesté et prêts à faire tout ce que je leur commanderai. Je leur répondis qu’ils n’ignoraient pas l’énormité de leur faute, et que pour mériter mon pardon et me faire croire à leur repentir, ils devaient m’amener ces émissaires et tous les Mexicains qui se trouvaient sur leurs territoires ; que sinon je ne leur pardonnerai pas. « Retournez chez vous, leur dis-je ; repeuplez vos villages et prouvez-moi par vos actes, que vous êtes les sujets fidèles de mon seigneur. » Je n’ajoutai rien de plus. Ils s’en retournèrent donc chez eux, promettant de faire ce que je désirerais, et depuis ils ont toujours été de loyaux et obéissants serviteurs de Votre Majesté.

Dans ma précédente relation, Prince Très Excellent et Très Fortuné, je disais à Votre Majesté, comment à l’époque où nous fûmes battus et chassés de la ville de Mexico, j’emmenais avec moi un fils et deux filles de Muteczuma, le roi de Tezcoco qui s’appelait Cacamazin, deux de ses frères et autres grands personnages ; je disais que les ennemis les tuèrent tous, à l’exception de deux jeunes frères de Cacamazin qui eurent le bonheur d’échapper ; l’un de ses deux frères qui se nommait Ixtlilxochitl ou d’autre façon Cucascazin, et que, au nom de Votre Majesté et avec l’assentiment de Muteczuma, j’avais nommé roi de Tezcoco et du royaume de Aculuacan, se sauva à notre arrivée à Tlascala et retourna à Tezcoco. Comme on avait fait monter sur le trône un autre de ses frères nommé Guanacazin, dont j’ai parlé plus haut, celui-ci fit tuer son frère de la manière suivante :

Lorsque Cucascazin arriva à Tezcoco, les gardes s’en emparèrent et en avertirent Guanacazin, leur maître, qui à son tour notifia le fait à l’empereur de Mexico. Celui-ci en apprenant l’arrivée de Cucascazin ne put croire qu’il s’était évadé, mais que nous l’avions envoyé comme espion ; il donna donc l’ordre à Guanacazin de faire mourir son frère, ce qu’il exécuta sur l’heure. L’autre frère, le plus jeune resta près de moi, et comme c’était un enfant, il nous fut facile d’en faire un chrétien, à qui nous donnâmes le nom de Don Fernando. Lorsque je partis de Tlascala pour Mexico, je le laissai derrière moi à la garde de mes Espagnols et je dirai à Votre Majesté ce qui lui arriva.

Le lendemain de notre retour d’Istapalapa à Tezcoco, je résolus d’envoyer Gonzalo de Sandoval, grand alguazil de Votre Majesté, à la tête de vingt chevaux et deux cents fantassins, tant arquebusiers qu’arbalétriers, dans une expédition qui avait pour but : 1o d’escorter des courriers que j’envoyais à Tlascala pour s’informer de la marche de mes brigantins et veiller aux intérêts de la ville de la Veracruz et des gens que j’avais laissés dans ces parages ; 2o pour établir la sécurité des routes au sujet de l’allée et venue de mes courriers, attendu que nous ne pouvions sortir de la province d’Aculuacan sans passer par les terres de nos ennemis et que mes Espagnols de la Veracruz et autres lieux ne pouvaient parvenir jusqu’à moi, qu’en courant les plus grands dangers. Je donnai ordre au grand alguazil de conduire mes courriers en sûreté, puis de revenir sur la province de Chalco, frontière d’Aculuacan, dont les habitants quoique passant pour alliés des Mexicains, désiraient se déclarer pour Votre Majesté, mais ne l’osaient en présence d’une garnison mexicaine que le souverain de Culua leur avait imposée. Mon lieutenant partit, accompagné de tous les Indiens de Tlascala qui nous avaient suivis comme porteurs et de tous ceux qui nous avaient suivis à titres divers et qui retournaient chez eux chargés de dépouilles. Comme ils marchaient un peu en avant, Sandoval, qui occupait l’arrière-garde avec ses Espagnols, crut que les ennemis n’oseraient les attaquer. Mais quand ceux-ci, qui occupaient les villages de la lagune, s’aperçurent de cet ordre de marche, ils tombèrent sur les Tlascaltecs, leur enlevèrent leur butin et en tuèrent plusieurs. Aussitôt que mon capitaine connut l’attaque, il accourut avec ses chevaux et ses fantassins, tomba sur les Indiens, en tua un grand nombre à coup de lances et dispersa les autres, qui se réfugièrent dans l’eau et dans les villages de la lagune ; mes courriers arrivèrent à Tlascala suivis des Tlascaltecs, portant le butin qui leur était resté. Ayant mis mes hommes en sûreté, Gonzalo de Sandoval poursuivit sa route jusqu’à Chalco tout près de là ; le lendemain de bonne heure, de nombreux Mexicains s’avancèrent pour l’attaquer. Les deux troupes se trouvant en face l’une de l’autre, les nôtres se jetèrent sur l’ennemi et dispersèrent deux bataillons avec une charge de cavalerie, de manière qu’en peu d’instants ils nous abandonnèrent le champ de bataille en y laissant une foule de morts. Cette action nettoya la route, les habitants de Chalco vinrent au-devant des Espagnols et nous nous réjouîmes mutuellement de notre victoire. Des notables habitants demandèrent à me voir et s’en vinrent passer la nuit à Tezcoco. Le lendemain ils se présentèrent devant moi avec les deux fils de leur cacique qui m’offrirent trois cents piastres d’or en lingots, me disant que leur père était mort et qu’avant de mourir il leur avait avoué que sa plus grande douleur, avant de quitter ce monde, était de ne point m’avoir vu et qu’il m’avait attendu bien longtemps. Il leur avait ordonné de venir me trouver aussitôt que je serais dans leur pays et qu’ils me tinssent pour leur père. Aussitôt qu’ils apprirent ma venue à Tezcoco ils auraient bien voulu venir à moi, mais la crainte des gens de Culua les en avait empêchés. Ils n’auraient même pas osé venir, si mon capitaine n’était pas allé chez eux, et ils demandaient que je voulusse bien leur donner la même escorte, lorsqu’ils s’en retourneraient ; ils me dirent encore, que jamais, temps de paix ou temps de guerre, ils n’avaient été mes ennemis ; que je devais me souvenir que lorsque les Mexicains assiégeaient mon palais et se battaient avec les Espagnols pendant mon voyage à Cempoal, lors de l’arrivée de Narvaez, qu’il y avait à Chalco deux Espagnols que j’y avais envoyés pour acheter du maïs, qu’ils firent conduire à Guaxocingo parce qu’ils savaient que les habitants étaient de nos amis, et cela de peur que les Mexicains ne les tuassent comme ils avaient fait de tous peux qu’ils surprirent hors de nos quartiers. Ils me contèrent cela et bien d’autres choses en pleurant ; je les remerciai et leur promis de faire tout ce qu’ils désireraient et que je les traiterais en amis. Depuis lors, ils nous ont toujours montrer la meilleure volonté et s’empressent d’obéir à tout ce que je leur mande de la part de Votre Majesté.

Ces enfants du cacique de Chalco et les personnes qui les accompagnaient restèrent un jour près de moi et me prièrent qu’à leur retour je les fisse accompagner. Gonzalo de Sandoval avec une troupe de cavaliers et de fantassins partit avec eux. Il devait, après les avoir remis chez eux, se rendre à Tlascala pour m’en ramener quelques Espagnols et ce Don Fernando, frère de Cacamazin, dont j’ai parlé plus haut. Au bout de quatre ou cinq jours le grand alguazil était de retour m’amenant les Espagnols et Don Fernando. J’appris bientôt qu’étant frère des seigneurs de cette ville, le trône lui appartenait quoiqu’il eût d’autres frères. Or, la province n’ayant plus de chef depuis la fuite de Guanacazin à Mexico, pour cette raison et d’autres encore et parce qu’il était ami des chrétiens, je fis nommer Don Fernando roi de Tezcoco, au nom de Votre Majesté. Les habitants quoique peu nombreux l’acclamèrent et lui obéirent ; les absents et les fuyards commençaient à regagner leurs demeures et la ville fut bientôt repeuplée.

Deux jours après cette cérémonie, les seigneurs de Coatlinchan et de Huexotla vinrent me trouver pour me dire qu’ils savaient de source certaine que toutes les forces des Mexicains devaient m’attaquer ; et ils me demandèrent s’il leur fallait emmener leurs femmes et leurs enfants dans la montagne ou les placer sous ma sauvegarde et me les amener, parce qu’ils avaient une grande peur. Je relevai leur courage, disant qu’ils n’avaient rien à craindre, et leur conseillai de regagner leurs maisons et de se tenir tranquilles ; que, pour moi, je ne désirais rien tant que de me rencontrer avec les Mexicains ; qu’ils fissent donc bonne garde au moyen d’espions et de sentinelles et m’avertissent à temps de l’arrivée des ennemis. Ils partirent, prenant fort à cœur les choses que je leur avais recommandées ; le soir, je réunis mes gens, j’établis des gardes et des sentinelles et nous passâmes la nuit sans dormir. Nous attendîmes encore le jour suivant, croyant ce que nous avaient dit les gens de Huexotla et de Coatlinchan ; plus tard, je sus que divers partis de Mexicains poussaient des pointes, espérant surprendre nos Tlascaltecs qui allaient et venaient pour les besoins du service. J’appris qu’ils s’étaient alliés avec les Indiens de deux villages sujets de Tezcoco et qui s’élevaient sur les bords de la lagune, pour, de là, nous faire le plus de mal qu’ils pourraient. Ils creusaient des fossés, élevaient des barricades et s’y fortifiaient de leur mieux. Je pris douze chevaux, deux cents fantassins et deux petites pièces de campagne, et je fus les rejoindre à une lieue et demie de là. En sortant de la ville, je tombai sur quelques-uns de leurs coureurs et sur des troupes d’avant-garde ; nous les mîmes en fuite, en tuâmes plusieurs et les autres se retirèrent dans la lagune. Nous brûlâmes une partie des villages et retournâmes à Tezcoco victorieux. Le lendemain, les principaux de ces villages vinrent me demander pardon, me priant de ne plus détruire leurs maisons et qu’ils me promettaient de ne plus recevoir de Mexicains chez eux.

C’étaient des gens de peu, sujets de Don Fernando ; je leur pardonnai au nom de Votre Majesté. Le lendemain, des gens des mêmes villages se présentèrent, maltraités et meurtris de coups, se plaignant que les Mexicains étaient revenus chez eux et que, n’y ayant point trouvé le même accueil que d’habitude, ils les avaient battus, en avaient emmené plusieurs avec eux et les auraient tous emmenés s’ils ne s’étaient défendus. Ils me priaient d’être sur mes gardes, de façon que lorsque les Mexicains reviendraient je fusse prêt à les secourir. Ils s’en retournèrent à leur village.

Les gens que j’avais laissés à Tlascala occupés à la construction des brigantins avaient appris qu’il était arrivé à la Veracruz un vaisseau qui portait, outre les matelots, trente ou quarante Espagnols, dont huit cavaliers, des arquebusiers, des arbalétriers et de la poudre. Comme ils ne savaient rien de nos faits et gestes et que le peu de sûreté des routes les empêchait de nous rejoindre, ils étaient fort inquiets ; ceux de Tlascala n’osaient non plus venir m’apporter cette bonne nouvelle. L’un de mes serviteurs ayant appris que quelques-uns voulaient hasarder le passage ordonna, sous les peines les plus sévères, que personne ne sortît de Tlascala avant que j’en donnasse l’ordre moi-même ; et, cependant, un de mes domestiques, sachant bien que rien au monde ne me ferait tant de plaisir que d’apprendre l’arrivée du navire et du secours qu’il m’apportait, partit pendant la nuit et arriva à Tezcoco où nous fûmes très surpris de le voir vivant. Nous fûmes naturellement bien heureux de cette nouvelle, car nous avions un extrême besoin de secours.

Ce même jour, Seigneur Très Catholique, m’arrivèrent certaines gens notables de Chalco qui me dirent que, pour s’être déclarés sujets de Votre Majesté, les Mexicains avaient juré leur mort et la destruction de leur ville ; ils avaient réuni toutes leurs forces, mais avaient besoin de mes secours pour parer à un aussi grand danger. Je puis assurer Votre Majesté, comme je l’ai déjà fait dans ma précédente relation, qu’en dehors de nos travaux quotidiens, ma plus grande préoccupation était de ne pouvoir secourir tous nos alliés les Indiens qui, pour s’être déclarés nos amis, se trouvaient livrés à la vindicte des Mexicains. Quoique, en telle occurrence, nous fassions notre possible, parce que nous ne pouvions mieux servir les intérêts de Votre Majesté qu’en secourant ses vassaux, à mon grand regret je ne pus dans le cas des gens de Chalco faire ce qu’ils me demandèrent. Je leur répondis donc que, pour le moment, je devais m’occuper du transport de mes brigantins, et que j’avais besoin pour cela de tous les hommes de Tlascala qu’il me fallait faire accompagner par une grande partie de mes forces, tant fantassins que cavaliers ; mais qu’ils pouvaient s’adresser aux gens des provinces de Guajocingo, de Cholula et de Guaçachula, sujets de Votre Majesté et nos amis ; qu’ils étaient leurs voisins, et qu’ils allassent les prier de ma part de leur prêter secours et de leur envoyer un renfort de troupes pour leur permettre d’attendre que je les secourusse moi-même ; que, pour le moment, je ne pouvais rien de plus. Ils eussent, de beaucoup, préféré que je leur donnasse quelques Espagnols ; ils me remercièrent cependant et me demandèrent des lettres de recommandation pour mes alliés, afin qu’ils pussent invoquer leurs secours avec plus d’autorité : d’autant, qu’entre les habitants de ces provinces et ceux de Chalco qui obéissaient à des influences diverses, il y avait toujours eu quelques difficultés. Pendant que je m’occupais de cette affaire, des députés de Guajocingo et de Guaçachula m’arrivèrent précisément et me dirent, en présence des gens de Chalco, que les caciques de leurs provinces n’avaient plus eu de mes nouvelle depuis mon départ de Tlascala ; que cependant, ils avaient toujours entretenus des sentinelles dans les défilés de leurs montagnes qui confinent aux territoires mexicains, et qu’ils avaient allumé de grands feux qui sont des signaux de guerre pour me prouver qu’ils étaient prêts, eux et leurs gens, à voler à mon secours ; qu’ils en avaient vu d’autres de tous côtés, et qu’ils venaient savoir ce qui se passait et préparer leurs troupes si j’en avais besoin.

Je leur rendis grâce, et leur dis que Dieu aidant, mes Espagnols et moi nous nous trouvions dans la meilleure situation, ayant toujours battu nos ennemis ; que je me réjouissais d’autant plus de leur présence, que j’avais à cœur de les présenter comme des alliés et des amis aux habitants de Chalco qui se trouvaient là, et qu’en conséquence je les priais, puisque les uns et les autres étaient sujets de Votre Majesté, qu’ils fussent dorénavant des amis sincères et qu’ils s’entr’aidassent mutuellement contre les Mexicains, qui étaient des gens pervers, et plus spécialement à l’heure présente, où les habitants de Chalco avaient besoin de secours contre les Indiens de Culua qui les menaçaient. L’alliance que je désirais se conclut ; et, après être restés deux jours près de moi, les uns et les autres s’en furent très contents avec promesse de s’entr’aider mutuellement. Trois jours plus tard, on m’annonça que le matériel des treize brigantins était prêt ; comme les gens qui devaient le transporter ne pouvaient venir sans escorte, j’envoyai Gonzalo de Sandoval, le grand alguazil, avec quinze chevaux et deux cents hommes pour les accompagner ; en même temps, je lui donnai l’ordre de détruire un grand village de la dépendance de Tezcoco qui touche aux frontières de Tlascala, dont les habitants m’avaient assassiné cinq cavaliers et quarante-cinq soldats qui venaient de la Veracruz me rejoindre à Mexico, alors que j’étais assiégé, n’osant croire à une aussi abominable trahison. Ce fut à Tezcoco que nous trouvâmes dans les temples de la ville les cuirs des cinq chevaux avec leurs pieds et leurs ferrures, si bien empaillés, que nulle part on eût pu le faire mieux ; ils étaient la comme trophées, ainsi que les vêtements et les armes des Espagnols que les Indiens avaient offerts à leurs idoles. Nous retrouvâmes le sang de nos amis répandu dans ces temples et ces chapelles, et ce fut un affreux spectacle qui renouvela toutes nos douleurs. Les misérables habitants de ce village et des autres environnants firent aux malheureux chrétiens, quand ils passèrent, le meilleur accueil pour les rassurer et les mieux trahir. Les Espagnols devaient en effet traverser un défilé dangereux où les cavaliers, obligés de mettre pied à terre, ne pouvaient utiliser leurs chevaux, chose prévue par les Indiens qui, placés en embuscade de chaque côté du défilé, massacrèrent une partie de ces hommes et s’emparèrent des autres pour les amener à Tezcoco et les sacrifier à leurs idoles ; et ce fut bien ainsi que les choses se passèrent ; car, lorsque Gonzalo de Sandoval passa par là, quelques-uns de ses Espagnols trouvèrent sur la muraille de l’une des maisons de ces villages, où les Indiens tuèrent les chrétiens, une inscription au charbon, disant : là fut fait prisonnier le malheureux Juan Juste, l’un des cinq cavaliers, — inscription qui brisa le cœur de ceux qui la virent.

Lorsque le grand alguazil arriva dans ce village, les habitants qui se savaient fautifs s’enfuirent aussitôt ; Sandoval les poursuivit, en tua un grand nombre et s’empara des femmes et des enfants qu’il emmena comme esclaves. Pris de pitié, il ne voulut cependant ni décimer la population, ni détruire le village, et avant de s’éloigner, il rappela les gens qui revinrent dans leurs maisons. Le pays est maintenant tranquille et les gens regrettent le passé. Le grand alguazil arriva cinq ou six lieues plus loin, à un village de Tlascala qui se trouve tout près des frontières mexicaines, et y rencontra les Espagnols et les Indiens qui portaient les brigantins. Le lendemain de son arrivée, tous se mirent en route avec les planches et les membrures que transportaient, dans l’ordre le plus parfait, plus de huit mille hommes : et, certes, c’était une chose merveilleuse à voir que le transport de ces treize navires à travers dix-huit lieues de plaines et de montagnes. Je puis certifier à Votre Majesté que la ligne des porteurs, de l’avant-garde à l’arrière-garde, s’étendait sur plus de deux lieues. L’avant-garde se composait de huit cavaliers et cent Espagnols ; les côtés étaient défendus par plus de dix mille guerriers sous les ordres de Aiutecatle et Teutepil, célèbres généraux tlascaltecs. À l’arrière-garde, marchaient cent autres Espagnols et huit chevaux accompagnés de dix mille autres guerriers dans leurs brillants costumes, sous les ordres de Chichimecatl, l’un des grands seigneurs de la république, ayant sous ses ordres divers autres capitaines. C’était lui qui, au départ, commandant l’avant-garde, protégeait les porteurs de planches, tandis que les deux autres chefs, à l’arrière, suivaient les porteurs des membrures. En arrivant sur les terres de Mexico, les maîtres charpentiers des brigantins firent passer les membrures à l’avant et les planches à l’arrière, parce que les membrures à l’avant causeraient moins d’embarras en cas d’une attaque, qui ne pouvait se produire qu’à l’avant. Mais Chichimecatl, qui escortait les planches à l’avant, prit pour un affront qu’on le mit à l’arrière, et l’on eut toutes les peines du monde à lui faire accepter ce poste, voulant être là, disait-il, où il y avait du danger. Il s’y résigna cependant, mais à la condition qu’il n’y resterait pas un Espagnol et qu’il voulait seul avoir l’honneur de braver le péril. Les capitaines tlascaltecs avaient en outre deux mille Indiens chargés de vivres.

C’est dans ce nouvel ordre que le convoi poursuivit sa route. Elle dura trois jours ; le quatrième, il fit son entrée dans la ville au son des tambours et je sortis pour le recevoir. Comme je le disais plus haut, la colonne avait une telle étendue que les gens de l’arrière ne pénétrèrent dans la ville que six heures après les premiers. À leur arrivée, je remerciai les capitaines tlascaltecs de tous les bons offices qu’ils m’avaient rendus ; je leur fis assigner des logements et donner tout ce dont ils avaient besoin. Ils me dirent qu’ils venaient dans le dessein de se mesurer avec les gens de Culua, que je devais songer que leurs Indiens et eux-mêmes venaient avec la ferme volonté de se venger des Mexicains ou de mourir avec nous. Je les remerciai, leur disant de se reposer d’abord et que bientôt je leur en donnerai les mains pleines. Après que les gens de Tlascala se furent reposés trois jours à Tezcoco, je fis réunir vingt-cinq chevaux, trois cents fantassins, cinquante arbalétriers et arquebusiers, six petites pièces de campagne, et, sans rien dire à personne du but de mon expédition, je sortis de la ville vers les neuf heures, suivi de mes capitaines tlascaltecs avec plus de trente mille hommes répartis en bataillons fort bien organisés selon leur coutume. À quatre lieues de la ville, sur le tard, nous rencontrâmes un corps mexicain que les cavaliers attaquèrent et mirent en déroute. Les Tlascaltecs, qui sont fort agiles, se mêlèrent à la poursuite ; nous tuâmes beaucoup de monde à l’ennemi et nous campâmes sur le champ de bataille.

Le lendemain de bonne heure, je poursuivis ma route sans dire encore où je voulais aller, parce que je me défiais des gens de Tezcoco dont je n’étais pas sûr et qui pouvaient en donner avis aux Mexicains. Nous arrivâmes à une ville appelée Xaltocan, située au milieu d’une lagune avec ses alentours défendus par de larges fossés remplis d’eau, ce qui rendait la ville très forte et inabordable pour ma cavalerie.

Les ennemis poussaient de grands cris et nous couvraient de flèches et de javelots. Mes soldats, cependant, se jetèrent à l’eau et pénétrèrent avec peine dans la ville dont ils chassèrent les habitants et qu’ils brûlèrent en partie. Cette nuit, nous allâmes dormir à une lieue de là, et le matin, peu après la mise en route, nous rencontrâmes les ennemis qui, de loin, commencèrent à pousser les hurlements qu’ils ont coutume de pousser à la guerre et qui ne laissent pas que d’être effrayants. Nous les suivîmes et en les suivant, nous arrivâmes à une grande ville appelée Cuautitlan ; elle était déserte : nous y passâmes la nuit.

Le lendemain, nous poussons en avant et nous arrivons à une autre ville nommée Tenayucan où nous ne rencontrons aucune résistance ; sans nous y arrêter, nous arrivons à Ascapozalco, car toutes ces villes sont au bord de la lagune ; nous ne nous y arrêtons pas davantage, car je désirais arriver à une autre ville appelée Tacuba qui est voisine de Mexico. En y arrivant, nous tombons dans un dédale de canaux et nous nous trouvons en face des ennemis. À leur vue, nous et les Tlascaltecs nous précipitons sur eux et pénétrons dans la ville, d’où, après en avoir massacré bon nombre, nous les expulsons. Comme il était tard, nous préparâmes des logements dans un palais assez vaste pour nous abriter tous. Au petit jour, nos alliés les Indiens commencèrent à piller et incendier la ville, sauf le palais où nous logions, et ils y mirent une telle rage qu’ils en détruisirent plus d’un quart. Je laissai faire, parce que lorsque nous nous échappâmes en déroute de la ville de Mexico et que nous arrivâmes à Tacuba, les habitants se joignirent aux Mexicains pour nous accabler et nous tuer beaucoup de monde.

Pendant les six jours que nous restâmes en cette ville de Tacuba nous n’eûmes ni rencontre, ni escarmouche avec les ennemis. Les capitaines de Tlascala et leurs guerriers passaient le temps à défier les Mexicains et à les provoquer en combats singuliers ; ils luttaient donc les uns contre les autres fort galamment, s’interpellant, se menaçant, s’accablant d’injures et nous donnant chaque jour un spectacle des plus curieux ; pendant lequel succombait une foule d’ennemis sans que pas un de nous courût aucun danger. De notre côté, nous poussions des pointes sur les chaussées et les ponts de la ville, où, malgré leurs grands moyens de défense, les Mexicains ne résistaient que faiblement. Parfois, ils feignaient de nous laisser pénétrer dans leur ville, nous criant : « Entrez, entrez vous reposer », et d’autres fois : « Croyez-vous que nous avons encore un Muteczuma pour faire tout ce que vous vouliez ? » Sur ces entrefaites, je me trouvai un jour près d’un pont dont ils avaient enlevé le tablier. J’étais d’un côté, eux de l’autre ; fe lis signe à mes hommes de garder le silence, et, comme les Mexicains comprirent que je voulais parler, ils firent aussi taire les leurs.

Je leur adressai donc la parole, leur demandant pourquoi ils étaient assez fous pour s’exposer à être exterminés. Je m’informai s’il y avait parmi eux quelque haut seigneur de la ville, qu’il s’approchât, que j’avais à lui parler. Ils me dirent que toute cette multitude de guerriers étaient des seigneurs et que je pouvais parler. Comme je ne répondais pas, ils commencèrent à m’insulter ; et je ne sais qui des miens leur cria qu’ils mourraient de faim et que nous ne les laisserions plus sortir à la recherche des vivres. Ils repartirent qu’ils n’étaient en nécessité de rien, et que, dans ce cas, ils se nourriraient de nos chairs et de celles des Tlascaltecs ; et l’un d’eux prit quelques galettes de maïs qu’il nous lança en disant : « Prenez et mangez si vous avez faim ; pour nous, nous n’avons nul besoin. » Puis ils commencèrent à pousser leurs cris de guerre et la lutte recommença.

Comme je n’étais venu à Tacuba que dans l’espoir de m’entretenir avec les Mexicains et m’éclairer sur leurs projets, que ma présence n’avait plus de motif, au bout de six jours je résolus de retourner à Tezcoco pour hâter la construction de mes brigantins et les lancer au plus vite sur les eaux du lac. Le jour de notre départ, nous allâmes coucher à Cuautitlan, suivis de loin par les ennemis : de temps à autre ma cavalerie les chargeait et me ramenait des prisonniers. Le jour suivant, nous poursuivions notre route, et les Indiens voyant que nous ne songions pas à les attaquer, crurent que nous avions peur et se réunissant en grand nombre ils tombèrent sur notre arrière-garde. Ce que voyant, je commandai à mes gens de pied de continuer leur marche sans s’arrêter ; je mis à leur suite cinq cavaliers, j’en gardai vingt près de moi, j’en envoyai six autres en embuscade sur la droite, six autres sur la gauche, cinq autres encore d’un côté et les trois derniers d’un autre côté, avec ordre, lorsque l’ennemi s’avancerait nous croyant tous en avant, de tomber sur lui au cri que je pousserais de Santiago. Lorsqu’il fut temps je donnai le signal ; nous commençâmes à les charger. La poursuite se continua pendant deux lieues sur une plaine unie comme la main, ce qui était un spectacle des plus réjouissants. Un grand nombre de Mexicains périrent en cette rencontre de la main de nos alliés et des nôtres, et cela les refroidit si bien, qu’ils renoncèrent à nous suivre. Pour nous, ayant tourné bride, nous rejoignîmes bientôt la troupe. Nous allâmes passer la nuit dans un joli village appelé Oculman qui se trouve à deux lieues de Tezcoco, et d’où nous partîmes le lendemain pour arriver à la ville vers les midi. Nous y fûmes reçus par le grand alguazil mon capitaine et ses gens, qui tous se réjouirent fort de notre retour, car depuis le jour de notre départ ils n’avaient eu de nous aucune nouvelle et étaient fort désireux d’en avoir. Le lendemain de notre arrivée, les seigneurs et capitaines de Tlascala me demandèrent la permission de retourner chez eux ; ils s’en allèrent très contents et chargés de dépouilles.

Deux jours après notre retour à Tezcoco, arrivèrent des émissaires de Chalco, chargés de me dire que les Mexicains se préparaient à attaquer la ville et qu’on me suppliait d’envoyer des secours comme je l’avais fait une première fois. J’envoyai sur-le-champ Sandoval avec vingt cavaliers et trois cents hommes en l’engageant à partir en toute diligence et à faire tout ce qu’il pourrait en faveur de ces Indiens, sujets de Votre Majesté et nos amis. Arrivé à Chalco, il trouva réunie une grande troupe de gens, tant de cette province que de Guajocingo et de Guaçachula qui l’attendaient. Sandoval leur donna ses ordres et l’armée se mit en marche pour la ville de Huastepec, où les Mexicains tenaient garnison et d’où ils faisaient des incursions à Chalco.

Les ennemis se trouvaient dans un petit village de la route ; ils en sortirent pour nous attaquer ; comme nos alliés étaient nombreux et qu’ils étaient soutenus par les Espagnols tant gens de pied que de cheval, ils se jetèrent sur les Mexicains qui nous abandonnèrent le champ de bataille, poursuivis par les nôtres qui en tuèrent beaucoup. On campa dans un village près de Huastepec d’où l’on partit le jour suivant. À leur arrivée à Huastepec, les Espagnols furent attaqués par les Mexicains qui furent dispersés avec perte de grand nombre des leurs ; on les chassa de la ville et les cavaliers mirent pied à terre pour donner à manger à leurs chevaux et se reposer. Mais n’étant plus sur leur garde, les ennemis reviennent remplissant l’air de leurs féroces hurlements et accablent nos hommes de dards, de flèches et de pierres. Cependant nos gens, secondés par leurs allies, reprennent l’offensive, s’élancent sur les Mexicains qu’ils rejettent une seconde fois hors la ville. On les poursuivit l’espace d’une lieue ; puis, nos troupes revinrent à Huastepec, où elles se reposèrent pendant deux jours.

En ce même temps, le grand alguazil apprit que dans un village appelé Ayacapistla il avait une troupe de guerriers mexicains ; il résolut de s’y rendre pour traiter avec eux, s’il se pouvait. Ce village était naturellement fortifié, situé comme il l’était sur une hauteur, en dehors des attaques de la cavalerie. Lorsque les Espagnols arrivèrent, les gens du village, sans s’exposer à aucun péril, les attaquèrent en leur lançant des milliers de pierres ; quoique nous fussions accompagnés de nombreux alliés, ceux-ci, en voyant la situation du village, se refusèrent à prendre part à l’assaut. Mais Sandoval et ses Espagnols exaspérés jurèrent de s’emparer de la place ou de mourir, et au cri de Santiago ! ils s’élancèrent en avant ; et Dieu leur prêta une telle force que malgré la difficulté des lieux et la vigueur de la défense, ils parvinrent à déloger les ennemis, mais au prix de nombreuses blessures. Les Indiens en voyant monter les Espagnols les suivirent ; et les ennemis entourés de toutes part perdirent tant de monde, que ceux qui assistèrent au combat affirmèrent qu’un ruisseau qui coulait au pied du village fut pendant plus d’une heure rouge du sang indien ; ce qui ennuya fort nos hommes qui, altérés par une affreuse chaleur, n’osaient boire l’eau du ruisseau. L’affaire terminée, les villages pacifiés, après avoir été châtiés comme ils le méritaient, Sandoval revint à Tezcoco avec tout son monde et je puis certifier à Votre Majesté que ce fut là une action éclatante où les Espagnols montrèrent la plus grande valeur.

Quand les Mexicains apprirent que les gens de Chalco unis aux Espagnols avaient défait leurs troupes, ils résolurent d’envoyer contre eux une nouvelle armée commandée par leurs plus vaillants capitaines. À cette nouvelle, les habitants de Chalco m’envoyèrent immédiatement demander du secours. J’y renvoyai Sandoval avec piétons et cavaliers. Mais quand il arriva, une rencontre avait eu déjà lieu entre les deux partis, et la bataille avait été des plus vives. Il plut à Dieu que les gens de Chalco fussent vainqueurs ; ils tuèrent un grand nombre de Mexicains, firent quarante prisonniers au nombre desquels se trouvaient un de leurs généraux et deux capitaines renommés qu’ils livrèrent aux mains du grand alguazil afin qu’il me les fît remettre. Il m’en envoya quelques-uns et garda les autres, parce que, pour assurer la tranquillité des gens de Chalco, il se rendait avec toute sa troupe dans un de leurs villages frontières de Mexico. Mais, jugeant sa présence inutile, Sandoval revint à Tezcoco ramenant avec lui les prisonniers qu’il avait gardés. Nous eûmes encore avec les Mexicains de nombreuses escarmouches et rencontres dont je ne parlerai pas pour éviter les redites.

Maintenant que la route de la Veracruz à Tezcoco était sûre, nous avions tous les jours des nouvelles de la côte, comme là-bas ils en avaient des nôtres. Je reçus donc de la villa un courrier qui amenait des arquebusiers, des arbalétriers et de la poudre, qui nous firent le plus grand plaisir. Peu de jours après, je reçus un autre courrier qui m’annonçait l’arrivée au port de trois navires qui m’amenaient des chevaux et des hommes que l’on promettait de m’expédier prochainement. Ce fut Dieu qui nous envoya miraculeusement ce secours dont nous avions tant besoin.

Très Puissant Seigneur, je me suis efforcé en toutes circonstances et de toutes manières de gagner l’amitié des gens de Mexico ; premièrement, pour que je n’eusse point à les détruire ; secondement, pour que nous puissions nous reposer de nos fatigues des guerres précédentes et principalement parce qu’en cela je croyais servir les intérêts de Votre Majesté. Partout où j’avais sous la main un citoyen de la ville, je le renvoyais à Mexico pour engager les gens à accepter la paix. Le mercredi saint, 27 de mars 1521, je fis venir disant moi les capitaines mexicains que les habitants de Chalco m’avaient livrés et je leur demandai si quelques-uns d’entre eux voulaient retourner à Mexico, chargés de ma part de prier leurs seigneurs de renoncer à la guerre et de se reconnaître sujets de Votre Majesté, comme ils l’étaient auparavant ; que pour moi, je ne désirais autre chose que leur amitié. Quoique redoutant qu’un tel message ne soulevât la colère de leurs concitoyens et qu’on ne les punît de mort, deux d’entre eux cependant acceptèrent la commission et demandèrent une lettre, car, quoique personne dans la ville ne pût la comprendre, ils savaient qu’entre nous c’était une recommandation et que les seigneurs mexicains leur prêteraient plus de créance. Je leur fis traduire le contenu de la lettre qui ne faisait que répéter ce que je leur avais dit et ils partirent, accompagnés de cinq cavaliers qui devaient les laisser en lieu de sûreté.

Le samedi saint, les gens de Chalco et leurs alliés me firent savoir que les Mexicains se préparaient à les attaquer et me firent voir, dessinés sur une grande carte d’étoffe blanche, tous les villages qui marcheraient contre eux et les chemins qu’ils devaient suivre ; ils me priaient de venir à leur secours. Je leur dis que je leur en enverrai dans quatre ou cinq jours, mais qu’en un cas pressant, j’irai moi-même. Le troisième jour de la Pâques de résurrection ils revinrent me disant que l’ennemi approchait. Je fis donc préparer pour le vendredi suivant une expédition composée de vingt-cinq chevaux et de trois cents hommes.

Le jeudi, m’arrivèrent des envoyés de Tizapan, Mexicalzingo et Nautla et d’autres villes des environs ; ils venaient se déclarer sujets de Votre Majesté et nos amis, me jurant qu’ils n’avaient jamais tué aucun Espagnol et ne s’étaient jamais révoltés contre Votre Majesté. Ils m’apportaient un cadeau d’étoffes ; je les remerciai, leur promis d’avoir soin d’eux, et ils se retirèrent satisfaits.

Le vendredi, 5 avril 1521, je sortis de Tezcoco à la tête de trente chevaux et de trois cents hommes ; j’y laissai également trois cents hommes et vingt chevaux sous les ordres de Gonzalo de Sandoval. Plus de vingt mille Indiens de Tezcoco m’accompagnaient. D’après l’ordre de marche, nous fûmes dormir dans un village dépendant de Chalco, appelé Tlalmanalco, où nous fûmes parfaitement accueillis et bien logés. La place étant importante, les gens de Chalco, depuis que nous sommes alliés, entretiennent une garnison, d’autant que cette ville est sur la frontière de Mexico. Le jour suivant, nous arrivâmes à Chalco vers les neuf heures ; je ne m’y arrêtai qu’un instant, le temps de donner mes ordres aux seigneurs de l’endroit, et leur manifester mes intentions qui étaient de visiter les côtes des lagunes, mesure importante, car à mon retour je devais trouver mes brigantins achevés et prêts à être lancés dans les eaux du lac.

Mes ordres donnés, nous partîmes le soir de Chalco pour aller passer la nuit dans un de ses villages, où nous fûmes rejoints par plus de vingt mille guerriers de nos amis. Les gens de ce village m’ayant averti que les Mexicains m’attendaient dans une plaine au delà, j’ordonnai que tous mes gens fussent prêts au petit jour ; après avoir entendu la messe, nous nous mîmes en route. Je pris la tête avec vingt cavaliers, j’en envoyai dix à l’arrière-garde et nous passâmes en cet endroit un défilé entre des montagnes agrestes. Vers les deux heures, nous arrivâmes au pied d’un piton très élevé à pentes rapides, dont le sommet était couvert de femmes et d’enfants et dont les pentes étaient garnies de gens de guerre. Ils nous accueillirent avec leurs hurlements accoutumés et nous couvrirent de pierres lancées avec des frondes ou à la main, de flèches et de dards, blessant un grand nombre d’entre nous.

Nous savions bien que les ennemis n’avaient pas osé nous attendre en rase campagne, et quoique nous eussions pu prendre une autre route, je craignis de donner une preuve de faiblesse, en passant sans infliger aux Mexicains une bonne leçon. Et pour que nos alliés indiens ne pussent croire à quelque défaillance de ma part, je voulus examiner les alentours de la colline qui embrassaient plus d’une lieue ; les abords en étaient si difficiles, que cela paraissait pure folie que vouloir enlever la place de vive force. Je pouvais, il est vrai, cerner la colline et affamer sa garnison, mais je ne pus m’y résoudre. Je résolus donc de tenter l’assaut par trois côtés que j’avais remarqués ; j’ordonnai à Cristobal Corral, lieutenant d’un bataillon de soixante fantassins, que j’avais toujours sous la main, de se charger avec sa compagnie du côté le plus inabordable ; il devait être soutenu par des arbalétriers et arquebusiers ; je donnai ordre aux capitaines Juan Rodriguez de Villafuerte et Francisco Verdugo d’attaquer avec leurs hommes le second côté et à Pedro Dircio et Andrés de Monjaras, capitaines, de se charger du troisième. Au signal que je donnerai par un coup d’escopette, tous devaient se précipiter à l’assaut et vaincre ou mourir.

Au signal convenu, ils partirent, enlevèrent les premières marches de la colline, mais ne purent passer au delà tant la pente était rapide et les aspérités rugueuses. Les ennemis les couvraient de quartiers de rocs qui se brisant faisaient à mes hommes un mal énorme, si bien qu’en peu d’instants ils nous tuèrent deux Espagnols et en blessèrent plus de vingt. Voyant qu’il n’y avait rien de plus à faire, que de tous côtés on arrivait au secours des Indiens de la colline et que toute la plaine était couverte de monde, je donnai à mes capitaines l’ordre de la retraite. Une fois mes cavaliers en selle nous courûmes à ceux de la plaine que nous mîmes en déroute et que nous poursuivîmes pendant une heure et demie, en tuant et blessant un grand nombre ; les ennemis étant très nombreux, mes cavaliers s’étaient écartés de droite et de gauche à leur poursuite ; à leur retour, ils m’informèrent, qu’à une lieue de là, ils avaient remarqué un autre piton également couvert de monde, mais que celui-là n’était pas aussi abrupt que le premier ; qu’il y avait aux alentours de grandes habitations et que nous y trouverions deux choses qui nous avaient manqué là-bas ; l’eau d’abord et puis la facilité de nous emparer de cette forteresse naturelle et d’en chasser les ennemis. Nous partîmes donc fort désappointés de n’avoir pu remporter la victoire et nous allâmes camper au pied de l’autre colline où nous eûmes à souffrir de rudes fatigues et de grandes privations, car nous n’y trouvâmes point d’eau, et nous ni nos chevaux n’avions bu de la journée. Aussi, toute la nuit, il nous fallut entendre les cris de joie des ennemis et le concert infernal de leurs trompettes et de leurs tambours.

Au lever du jour, accompagné de mes capitaines, je m’en fus examiner la colline qui me parut presque aussi formidable que l’autre.

Mais il y avait deux pics qui en dominaient les hauteurs et qui nous semblaient d’une ascension plus facile. Une foule de guerriers les occupaient pour les défendre. Mes capitaines et moi, ainsi que d’autres officiers qui se trouvaient en notre compagnie, nous prîmes nos boucliers et nous allâmes à pied, jusqu’au bas de la colline, car on avait emmené boire nos chevaux à une lieue de là. Nous n’avions d’autre intention que d’étudier la force de la place et de choisir l’endroit où nous pourrions l’attaquer. Comme nous arrivions au pied du piton, des gens qui se trouvaient sur les pics, croyant que j’allais attaquer ceux du centre, abandonnèrent les hauteurs pour défendre leurs hommes ; quand je vis la faute qu’ils avaient commise, et qu’en nous emparant de ces deux pics, nous pourrions faire beaucoup de mal à nos adversaires, je commandai sans bruit à l’un de mes capitaines de monter rapidement avec sa troupe et de s’emparer du pic le plus abrupt qu’on venait d’abandonner. Il y réussit. Pour moi, je m’élançai sur la colline, là où s’étaient groupés la plupart des combattants ; grâce à Dieu, je m’emparai de l’un des côtés de la place, d’où je gagnai une hauteur, de niveau avec celle où les Indiens se battaient, hauteur dont la prise semblait impossible, au moins, sans courir de grands dangers ; cependant, mon capitaine avait planté sa bannière sur la pointe du pic et de là commençait à foudroyer les ennemis à coups d’arbalètes et d’arquebuses. Ceux-ci voyant le mal que nous leur faisions, et considérant la partie perdue, nous firent signe qu’ils se rendaient et mirent bas les armes.

Comme j’ai toujours pour principe de faire comprendre à ces gens que je ne leur veux aucun mal, quelque coupables qu’ils soient ; que je préfère les attirer au service de Votre Majesté (ce qu’ils comprennent très bien, étant fort intelligents), je fis cesser le combat.

Ils vinrent à moi et je les reçus fort bien. Bref, quand ils virent comment je me conduisais avec eux, ils le firent savoir à ceux de l’autre colline qui, quoique victorieux, résolurent de se déclarer sujets de Votre Majesté et vinrent me demander pardon du passé.

Je restai deux jours chez cette population des Peñoles ; de là, j’envoyai mes blessés à Tezcoco et je partis ; j’arrivai vers les dix heures à Huastepec dont j’ai parlé plus haut, et nous allâmes loger dans la maison de campagne du seigneur de l’endroit, où il y eut de la place pour nous tous. Cette campagne est la plus grande, la plus belle, la plus charmante que nous ayons jamais vue. Elle a deux lieues de tour, un joli ruisseau l’arrose et de-ci, de-là, à intervalles rapprochés, s’élèvent des pavillons entourés de jardins d’une fraîcheur délicieuse ; ici croissent tous les arbres à fruits de la contrée, et plus loin poussent toutes les plantes et fleurs odoriférantes. Il ne se peut rien voir de plus beau, et de plus digne d’admiration que cette campagne. Nous nous y reposâmes tout un jour, comblés de soins par les naturels. Le jour suivant, nous partîmes et nous arrivâmes à huit heures dans un grand village appelé Yautepec, où nous attendait une nombreuse troupe d’ennemis.

Quand ils nous aperçurent, soit terreur, soit désir de nous tromper, ils semblèrent nous faire des signaux de paix ; puis, tout à coup, ils prirent la fuite abandonnant le village. Comme rien ne m’y retenait, je les poursuivis avec mes trente chevaux l’espace de deux lieues, jusqu’à les enfermer dans un autre village appelé Xilotepec où nous en tuâmes un grand nombre. Nous prîmes les gens de ce village par surprise, car nous arrivâmes avant leurs courriers ; nous en tuâmes aussi quelques-uns, nous prîmes des femmes et des enfants et le reste prit la fuite. Je restai deux jours dans ce village, espérant que le cacique viendrait se déclarer sujet de Votre Majesté, et comme il ne vint pas, je fis en m’en allant incendier le village. Au moment de partir m’arrivèrent quelques habitants notables du village précédent appelé Yautepec, pour me prier de leur pardonner et de les recevoir comme serviteurs de Votre Majesté. Je leur accordai leur demande de bonne volonté, car ils avaient été sévèrement châtiés.

Ce même jour, j’arrivai à neuf heures, en vue d’une place très forte appelée Cuernavaca, où se trouvait une foule de gens de guerre. Cette ville était naturellement fortifiée et entourée de rochers et de barrancas (étroites et profondes vallées) dont quelques-unes avaient plus de soixante pieds de profondeur ; il n’y avait aucun accès pour les cavaliers, sauf deux passages que nous ne connaissions pas, et il nous fallait de plus, pour les atteindre, faire un circuit de plus d’une lieue et demie. On pouvait aussi y entrer par des ponts de bois ; mais on en avait enlevé les tabliers et eussions-nous été dix fois plus nombreux, que cela ne nous eût servi de rien. Lorsque nous arrivâmes en face d’eux, ils nous tirèrent à loisir des dards, des flèches et des pierres ; pendant que nous étions là, ne sachant que faire, un Indien de Tlascala passa par un sentier fort dangereux sans que personne le vît. Quand les gens de Cuernavaca l’aperçurent, ils crurent que les Espagnols entraient derrière lui, et pleins d’une étrange panique ils s’enfuirent poursuivis par l’Indien. Trois ou quatre de mes serviteurs et deux autres d’une compagnie en voyant passer l’Indien le suivirent et passèrent comme lui ; moi et mes cavaliers nous nous dirigions vers la montagne pour tâcher de découvrir l’entrée de la ville, tandis que nos ennemis les Indiens nous couvraient de dards et de flèches, car la barranca qui nous séparait n’était pas plus large qu’un fossé. Comme ils étaient absorbés par leur lutte avec nous, ils n’avaient pas vu les Espagnols qui, arrivant sur eux à l’improviste, commencèrent à les sabrer ; ne s’attendant pas à être ainsi attaqués par derrière, car ils ignoraient la fuite de leurs concitoyens et l’ouverture du passage où s’étaient faufilés l’Indien et les Espagnols, ils furent tellement épouvantés que nos hommes les massacraient comme des gens sans défense. Ils cessèrent la lutte et prirent la fuite, nos gens de pied entraient alors dans la ville et l’incendiaient pendant que les habitants l’abandonnaient au plus vite. Ils se retirèrent dans la montagne, perdant beaucoup de monde et poursuivis par mes cavaliers qui en tuèrent infiniment.

Après avoir découvert l’entrée de la ville qui se trouve au midi nous allâmes loger dans des maisons de campagne, car la ville était à moitié brûlée. Vers le tard, le cacique, accompagne des notables, voyant que dans une place réputée aussi forte, ils n’avaient pu se défendre et craignant d’être exterminés dans la montagne, vinrent se déclarer vassaux de Votre Majesté ; je voulus bien accepter leurs promesses et dorénavant ils furent toujours de nos amis. Ces Indiens et les autres qui vinrent se faire reconnaître comme sujets de Votre Majesté, après que nous eûmes pris leur ville et détruit leurs maisons, nous dirent que s’ils étaient venus si tard à merci, c’est qu’ils pensaient que leurs fautes seraient, à nos yeux, affaiblies par le châtiment subi et que par la suite nous leur en garderions moins de rancune.

Nous passâmes la nuit dans cette ville et, le lendemain, nous poursuivîmes notre route au milieu de forêts de pins désertes et sans eau, où nous traversâmes avec la plus grande peine un long défilé sans pouvoir étancher notre soif, si bien que plusieurs de nos alliés indiens y moururent. À sept lieues plus loin nous campâmes dans quelques fermes : le matin, nous poursuivons notre marche et nous arrivons en vue d’une grande ville appelée Xuchimilco qui est construite sur la lagune d’eau douce ; les habitants avertis de notre arrivée avaient élevé des barricades, creusé des fossés et levé les ponts de toutes les chaussées qui menaient à la ville qui se trouve à trois ou quatre lieues de Mexico ; et la garnison, composée d’une multitude de guerriers éprouvés, était résolue à se bien défendre ou à mourir.

Arrivés devant la place, et mes hommes à leurs postes de combat, je mis pied à terre, et m’avançai jusqu’à une barricade garnie de gens de guerre ; mes arquebusiers et mes arbalétriers leur tuant beaucoup de monde, ils se retirèrent ; les Espagnols se jetèrent dans l’eau, passèrent à la nage et atteignirent la terre ferme ; en une demi-heure, nous nous emparâmes de la moitié de la ville, tandis que les ennemis dans leurs canoas nous combattirent jusqu’à la nuit. Les uns se retiraient pendant que d’autres nous tenaient tête, et ils renouvelèrent ce stratagème tant de fois que nous tombâmes dans le panneau ; car ils agissaient ainsi, pour deux raisons, pour enlever de leurs maisons tout ce qu’ils pouvaient sauver et pour donner aux Mexicains le temps de venir à leur secours. Ce jour-là, ils nous tuèrent deux Espagnols qui s’étaient débandés pour piller et que nous ne pûmes secourir. Dans la soirée, les Indiens cherchèrent à nous couper la retraite de manière à nous prendre tous, et se réunissant en masses, ils se portèrent à l’arrière sur le chemin que nous avions suivi pour pénétrer dans la ville ; en les voyant si subitement, nous fûmes effrayés de leur audace et de leur agilité et, me trouvant plus à portée, six de mes cavaliers et moi, nous nous jetâmes au milieu d’eux. La terreur qu’ils avaient des chevaux les mit en fuite. Nous les poursuivîmes en dehors de la ville, en laissant un grand nombre sur le carreau ; courant nous-mêmes de grands dangers, car, pleins de bravoure, ces Indiens s’élançaient au-devant des chevaux, le bouclier et l’épée à la main. Comme nous nous trouvions dans une affreuse mêlée, mon cheval s’abattit de fatigue. Me voyant à pied, les ennemis revinrent sur moi ; je les contenais avec ma lance, lorsqu’un Indien de Tlascala me voyant en si grand péril vint à mon secours et avec l’aide d’un de mes domestiques qui arriva juste à point, ils réussirent à relever mon cheval ; sur ces entrefaites, mes Espagnols arrivèrent et l’ennemi se retira. Alors, comme nous étions tous très fatigués, nous rentrâmes dans la ville. Quoiqu’il fît presque nuit et qu’il était temps de reposer, j’ordonnai que toutes les tranchées d’où les ponts avaient été enlevés fussent comblées avec des pierres et des briques, de manière que les chevaux pussent entrer et sortir sans difficulté de la ville. Je ne quittai les lieux que lorsque je vis que tous les mauvais pas étaient parfaitement aplanis, et nous passâmes la nuit faisant bonne garde.

Les gens de Mexico, sachant que nous étions à Xuchimilco, résolurent de nous attaquer avec de grandes forces, par terre et par eau, et de cerner la place espérant que nous ne pourrions pas leur échapper. Pour moi, je montai sur l’une des pyramides pour voir arriver les ennemis, savoir de quel côté ils nous attaqueraient et donner mes ordres en conséquence. Quand j’eus donné mes ordres, nous vîmes venir à nous une flotte d’au moins deux mille canoas portant plus de douze mille hommes, pendant que par terre s’avançait une multitude qui couvrait la plaine. Les capitaines qui marchaient en avant avaient en mains de nos épées qu’ils brandissaient en criant Mexico ! Mexico ! Tenochtitlan ! Tenochtitlan ! Ils nous jetaient des injures, disant qu’ils nous tueraient avec ces mêmes épées qu’ils nous avaient prises quand ils nous chassèrent de la ville. J’avais assigné un poste à chacun de mes lieutenants, et comme du côté de la terre ferme les ennemis étaient plus nombreux, je chargeai de leur côté à la tête de vingt cavaliers et cinq cents Indiens de Tlascala : nous nous divisâmes en trois pelotons et j’ordonnai à chacun, après avoir dispersé les ennemis, de se réunir au pied d’une colline qui se trouvait à une demi-lieue de là, et où ces derniers s’étaient réunis en grand nombre. Chaque escadron poursuivit l’ennemi de son côté, et après l’avoir défait et lui avoir tué beaucoup de monde, nous nous retrouvâmes au pied de la colline. J’ordonnai à quelques-uns de mes soldats, parmi les plus lestes, qu’ils s’efforçassent d’escalader le côté le plus âpre de la colline pendant que nous en ferions le tour avec nos chevaux. Quand les Indiens virent les Espagnols grimper jusqu’à eux, ils tournèrent le dos, pensant échapper par la fuite, mais tombèrent sur nos quinze cavaliers qui avec les Tlascaltecs en firent un terrible carnage ; en peu d’instants plus de cinq cents des leurs restèrent sur le carreau, pendant que les autres s’enfuyaient dans la montagne. Les six autres cavaliers se trouvaient sur une voie plaine et large, où ils pouvaient à loisir se servir de leurs lances ; quand, à une demi-lieue de Xuchimilco, ils tombèrent sur des bataillons indiens qui venaient au secours de la ville ; ils les défirent, et, nous trouvant tous réunis, il était dix heures, nous retournâmes à Xuchimilco. Nous trouvâmes nos hommes à l’entrée, inquiets de notre absence et désireux de savoir ce qui nous était arrivé. Ils me contèrent qu’ils avaient été serrés de fort près et qu’ils avaient eu beaucoup de peine à repousser les Mexicains dont ils avaient tué quelques centaines. Ils me donnèrent deux de nos épées qu’ils leur avaient reprises et me dirent que les arbalétriers n’avaient plus de flèches. Sur ces entrefaites, avant même que nous eussions mis pied à terre, déboucha tout à coup d’une large chaussée, une nouvelle troupe hurlante de Mexicains. Nous courûmes sur eux, et comme il y avait de l’eau de chaque côté de la chaussée, nous les jetions dans la lagune. Les ennemis défaits, je rappelai mes gens et nous retournâmes à la ville bien fatigués. Je fis tout incendier, à l’exception des bâtiments que nous occupions. Nous y étions restés trois jours sans cesser un instant de combattre, et nous partîmes, laissant la ville détruite et déserte, et c’était un spectacle étrange, car elle contenait une foule d’édifices et de temples sur leurs pyramides, et pour ne point m’éterniser, je me tais sur une foule de choses intéressantes.

Le jour que je partis, je m’arrêtai sur une place, en terre ferme près de la ville, où les habitants tiennent leur marché ; je venais de fixer l’ordre de la marche : dix chevaux à l’avant, dix autres au centre avec les gens de pied, et moi avec dix autres à l’arrière-garde, quand les Indiens de Xuchimilco, nous voyant filer, s’imaginèrent que c’était de peur. Ils nous poursuivirent ; je me retournai contre eux avec mes dix cavaliers, les jetai dans l’eau et leur infligeai une telle leçon qu’ils ne songèrent plus à nous inquiéter. À dix heures, nous arrivâmes à la ville de Culhuacan qui est à deux lieues de Xuchimilco ; toutes ces villes, Mexico, Culhuacan, Churubusco, Istapalapa, Cilitabuac et Mizquic sont construites sur l’eau et sont toutes situées à une lieue, une lieue et demie les unes des autres. Culhuacan était déserte ; nous logeâmes dans la maison du cacique et nous y restâmes deux jours. Mes brigantins achevés, je devais commencer le siège de Mexico ; je devais donc examiner la disposition des lieux, les entrées et les sorties, et par où nous pouvions le mieux attaquer et nous mieux défendre. Le lendemain de notre arrivée à Culhuacan, je pris cinq chevaux et deux cents piétons, et nous nous rendîmes jusqu’à la lagune qui est tout près, par une chaussée qui conduit à la ville de Mexico ; la lagune était couverte de canoas pleines de gens de guerre. Nous arrivâmes à une barricade que les Indiens avaient élevée sur la chaussée et que mes soldats attaquèrent. Quoiqu’elle fût très forte, courageusement défendue, et que les ennemis nous eussent blessé dix Espagnols, cependant nous nous en emparâmes, y tuant une foule d’Indiens, et cela sans l’aide des arquebusiers et des arbalétriers qui n’avaient plus ni poudre, ni flèches. De là, nous vîmes comment la chaussée se dirigeait tout droit à Mexico sur une longueur d’une lieue et demie ; l’autre chaussée qui va de Mexico à Istapalapa était couverte d’une multitude d’Indiens. Quand j’eus bien examiné toutes choses, je jugeai bon de laisser à Culhuacan une garnison de cavaliers et de fantassins. Je réunis les autres et nous revînmes à la ville, où nous détruisîmes et incendiâmes les temples et les idoles.

Le lendemain, nous partîmes pour Tacuba qui est à deux lieues ; nous y arrivâmes à neuf heures, escarmouchant de droite et de gauche avec les Mexicains qui sortaient de la lagune pour attaquer nos Indiens porteurs ; mais ils se trouvèrent déçus et nous laissèrent tranquilles. Je crois l’avoir dit, mon projet était de faire le tour de toutes les lagunes pour bien saisir et me rendre compte de l’état des lieux, comme aussi secourir nos alliés ; je n’avais donc pas à m’arrêter à Tacuba. Des gens de Mexico qui sont tout près de là, puisque les faubourgs de leur ville s’étendent jusqu’à Tacuba, voyant que nous poursuivions notre voyage de ce côté, assemblèrent une force considérable et se jetèrent résolument au milieu de nos porteurs de bagages ; mais nos cavaliers, venant en bon ordre dans un pays plat, les dispersèrent sans éprouver aucune perte. Comme nous chargions de droite et de gauche, deux de mes domestiques qui me suivaient généralement en campagne, s’étant écartés, furent enlevés par les ennemis qui durent les sacrifier comme de coutume. Dieu sait quelle douleur j’en ressentis, car c’étaient de braves gens, qui s’étaient toujours bien comportés au service de Votre Majesté. En sortant de Tacuba, nous poursuivîmes notre route à travers des populations riveraines, escarmouchant sans cesse. J’appris alors comment des Mexicains m’avaient enlevé ces deux hommes, et pour les venger, les ennemis me suivant toujours, entonnant des chants de victoires, avec vingt chevaux, je me mis en embuscade derrière quelques maisons, laissant mes hommes et les bagages filer à l’avant ; les Indiens les suivirent pleins de confiance ; alors je m’élançai au cri de « Santiago ! » je tombai au milieu d’eux et avant qu’ils pussent se réfugier dans la lagune, nous en massacrâmes une centaine des principaux et des plus brillamment armés, ce qui leur ôta l’envie de nous suivre. Ce jour-là, nous allâmes dormir à Coatlinchan, deux lieues plus loin ; nous y arrivâmes bien fatigués et mouillés jusqu’aux os, car il avait plu le soir. La ville était déserte. Nous poursuivîmes escarmouchant toujours avec des Indiens qui nous accompagnaient hurlant et nous allâmes camper dans un village appelé Gilotepeque, également abandonné. Le jour suivant, nous atteignîmes vers midi la ville d’Oculman qui dépend de Tezcoco où nous arrivâmes à la nuit. Nous y fûmes reçus par nos compagnons comme des sauveurs, car depuis notre départ, ils n’avaient point eu de nos nouvelles et pendant notre absence avaient eu maintes échauffourées. Les habitants leur disaient chaque jour, que les Mexicains profiteraient de mon voyage pour venir les attaquer. Ainsi se termina avec l’aide de Dieu une expédition qui fut des plus profitables aux intérêts de Votre Majesté, pour une foule de raisons que je dirai plus tard.

Très Puissant et Invincible Seigneur, du temps que j’étais à Mexico, lorsque j’y arrivai la première fois, je m’occupai, comme je le fis savoir à Votre Majesté dans mon précédent rapport, de la création de centres agricoles dans certaines provinces. Dans l’une d’elles appelée Chinantla, j’avais envoyé dans ce but, deux Espagnols ; cette province est indépendante de Mexico ; quant aux autres qui en étaient sujettes, les naturels massacrèrent mes agents, pendant que j’étais assiégé dans Mexico, et s’emparèrent de tout le matériel qui était considérable. Pour ceux de Chinantla, je n’en entendis point parler pendant plus d’un an ; car le pays entier étant en révolution, nous ne pouvions avoir de nouvelles les uns des autres. Les Indiens de cette province de Chinantla, ennemis des Mexicains et sujets de Votre Majesté, engagèrent les chrétiens à ne point sortir de leur territoire, car les gens de Culua nous faisaient la guerre et croyaient que peu d’entre nous, que peut-être pas un seul vivait encore. Mes Espagnols restèrent donc à Chinantla, et l’un d’eux, qui était jeune et brave, fut choisi par les habitants pour leur capitaine : il les menait à la guerre et grâce à lui revenaient victorieux. Plus tard, comme il plut à Dieu que nous remportions quelques victoires contre ceux qui nous avaient chassés de Mexico, les Indiens de Chinantla dirent aux deux chrétiens, qu’ils avaient appris qu’il y avait des Espagnols à Tepeaca, que s’ils tenaient à le savoir, ils y enverraient deux des leurs, qui vu le danger de traverser les terres ennemies voyageraient la nuit jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à Tepeaca ; et l’un de mes Espagnols m’envoya par ces Indiens la lettre suivante :

« Nobles Seigneurs, je vous ai écrit deux ou trois lettres et je ne sais si vous les avez reçues ; comme je n’ai point eu de réponse, je doute qu’elles vous soient arrivées. Je vous fais savoir, Seigneurs, comment les gens de Culua, partout révoltés, ont pris les armes et nous ont plusieurs fois attaqués : mais, grâce à Notre Seigneur, nous avons toujours été vainqueurs. Nous avons presque chaque jour des rencontres avec les gens de Tuxtepec qui sont sujets des Mexicains. Parmi ceux qui sont restés les sujets fidèles de Sa Majesté sont les sept villages de Tenez ; Nicolas et moi, nous sommes toujours à Chinantla qui en est le chef-lieu. Je désirerais vivement savoir où se trouve le capitaine pour lui écrire ce qui se passe ici ; et si, par hasard, vous m’écriviez où il est et si vous pouviez m’envoyer vingt ou trente Espagnols, je partirais d’ici avec deux notables habitants qui désirent voir et parler au capitaine. Il serait bon que ces hommes nous vinssent, car voilà le moment de cueillir le cacao et les Mexicains en profitent pour nous faire la guerre. Que Notre Seigneur garde vos nobles personnes suivant leurs désirs. De Chinantla, je ne sais quel quantième du mois d’avril 1521. Au service de vos grâces. »

« Fernando de Barrientos. »

Lorsque les deux Indiens arrivèrent avec cette lettre dans la province de Tepeaca, le lieutenant que j’avais laissé là-bas avec quelques hommes, me l’envoya tout de suite à Tezcoco. L’ayant lue, nous en éprouvâmes tous le plus grand plaisir. Nous avions toujours compté sur l’amitié des Chinantlecs, et nous craignions que s’ils s’étaient alliés aux Mexicains ils n’eussent tué ces Espagnols. Je leur écrivis donc en leur contant ce qui s’était passé et qu’ils eussent bonne espérance ; car, quoi qu’ils fussent de toutes parts entourés par les ennemis, bientôt, grâce à Dieu, ils seraient libres, et pourraient aller et venir en toute sûreté.

Après avoir fait le tour de la lagune pendant lequel j’avais recueilli de précieux renseignements pour assiéger Mexico par terre et par eau, je m’occupai à Tezcoco de rassembler des armes et des gens ; je veillai à ce qu’on achevât promptement mes brigantins et j’en fis creuser le canal où ils devaient être lancés. On avait commencé ce canal aussitôt que les membrures et les planches se trouvèrent réunies ; et de là où l’on commença la liaison des pièces, à la lagune, il y a bien une demi-lieue, qui est la longueur de mon canal. Pour le creuser, j’employai plus de huit mille Indiens d’Acoluacan ci de Tezcoco qui y travaillèrent pendant cinquante jours ; car cette tranchée avait douze pieds de haut sur douze de large et elle était armée, tout le long, de planches et d’estacades, de sorte que mes navires se pouvaient conduire sans fatigue et sans danger jusqu’à la lagune, chose digne d’être vue, je vous assure.

Les brigantins terminés flottèrent dans le canal le 28 avril 1521 ; je fis alors une revue générale de mes forces et je trouvai quatre-vingt-six chevaux, cent dix-huit arquebusiers et arbalétriers, sept cents fantassins armés d’épées et de boucliers, trois gros canons de fer, quinze petites pièces de bronze et dix quintaux de poudre. Au cours de cette revue, je recommandai à tous mes hommes de bien se pénétrer des ordonnances que j’avais publiées pour tout ce qui avait trait à la guerre, de s’y conformer à la lettre et qu’ils se réjouissent et reprissent courage, car ils devaient voir que Notre Seigneur nous conduisait à la victoire.

Ne savaient-ils pas qu’à notre arrivée à Tezcoco, nous n’avions avec nous que quarante cavaliers ; que Dieu nous avait secourus au delà de nos espérances et qu’il était venu des navires nous amenant des cavaliers et les hommes d’armes qui étaient au milieu de nous ? Cela et la conviction que nous avions tous de combattre pour la propagation de notre foi, et pour amener au service de Votre Majesté tant de provinces, devaient élever leurs âmes et les décider à vaincre ou à mourir. Tous me répondirent qu’ils y étaient résolus. Nous passâmes ce jour de revue dans l’allégresse, désireux de commencer ce siège et d’en finir avec cette guerre, dont dépendait la paix ou la désorganisation de tout le pays.

Le lendemain, j’envoyai des courriers à Tlascala, Guajocingo et Cholula pour annoncer que mes brigantins étaient terminés, et que moi et mes gens étions prêts à commencer le siège de la grande ville de Mexico. Je priais donc les chefs de ces trois républiques de mettre sur pied le plus de leurs guerriers qu’elles pourraient et de me les envoyer à Tezcoco, où je les attendrais pendant dix jours, et qu’ils ne tardassent pas davantage, car cela dérangerait tous mes plans. Mes courriers à leur arriver trouvèrent les gens des trois provinces prêts à partir et fort désireux de se mesurer avec les Mexicains. Les Indiens de Guajocingo et de Cholula vinrent à Chalco d’après mes ordres, car je voulais en cet endroit organiser une division pour le siège. Quant aux capitaines de Tlascala, ils arrivèrent à Tezcoco avec tout leur monde magnifiquement armé, cinq ou six jours avant la Pâques du Saint-Esprit, époque que je leur avais assignée. Lorsque j’appris qu’ils approchaient, je sortis avec plaisir pour les recevoir : et ils arrivaient si pleins d’enthousiasme et dans un si bel appareil qu’on ne pouvait rien voir d’aussi beau. Selon ce que me dirent les capitaines, l’armée comptait plus de cinquante mille hommes de guerre ; ils furent accueillis et installés de notre mieux.

Le second jour de la pâques, j’assemblai ma cavalerie et mon infanterie sur la place de Tezcoco pour en faire le partage et donner à mes lieutenants les troupes qu’ils devaient prendre avec eux, pour former trois garnisons dans trois des villes qui se trouvent autour de Mexico. Je fis capitaine de l’un de ces corps, Pedro de Alvarado ; je lui donnai trente chevaux, dix-huit arquebusiers et arbalétriers, cent cinquante fantassins et plus de vingt-trois mille Tlascaltecs ; c’était le corps destiné à occuper Tacuba.

Je fis Cristobal de Oli capitaine du second corps ; je lui donnai trente-trois chevaux, dix-huit arquebusiers et arbalétriers, cent soixante fantassins et plus de vingt mille Indiens de nos alliés ; Oli devait occuper la ville de Culuacan.

Je fis capitaine du troisième corps Gonzalo de Sandoval, le grand alguazil. Je lui donnai vingt-quatre chevaux, quatre arquebusiers, treize arbalétriers et cent cinquante fantassins. Cinquante d’entre eux étaient des hommes d’élite qui m’avaient toujours suivi, et il eut tous les Indiens de Guajocingo, de Cholula et de Chalco, qui montaient à plus de trente mille hommes. Sandoval devait se rendre à Istapalapa pour la détruire, s’avancer sur l’une des chaussées de la lagune sous la protection de mes brigantins, et se joindre à la garnison de Culuacan, pour qu’après mon arrivée dans la lagune avec les brigantins, il établisse son camp, là où il lui paraîtrait le plus convenable.

Pour les treize brigantins avec lesquels je devais pénétrer dans la lagune, je leur répartis trois cents hommes, tous marins consommés et des plus adroits. De telle sorte que chaque brigantin portait vingt-cinq Espagnols, son capitaine, son pilote et six arquebusiers et arbalétriers.

Mes ordres donnés, les deux capitaines qui devaient occuper avec leurs hommes les villes de Tacuba et de Culuacan, ayant reçu mes instructions, partirent de Tezcoco le 10 mai et furent dormir à deux lieues de là, dans un joli village appelé Oculman. J’appris, ce jour-là, qu’il y avait eu au sujet des logements quelques contestations entre ces capitaines, je m’en occupai immédiatement et j’envoyai l’un des miens qui les réconcilia. Le lendemain de bonne heure ils allèrent camper dans un autre village appelé Xilotepec qu’ils trouvèrent abandonné, car c’était territoire ennemi. Le jour suivant, ils continuèrent leur chemin jusqu’à la ville de Cuaulitlan dont j’ai parlé à Votre Majesté. Elle était également déserte. Ils traversèrent plus loin deux villages qu’ils trouvèrent encore abandonnés, et sur l’heure de vêpres ils entrèrent à Tacuba. La ville était déserte ; mes hommes s’établirent dans les palais du roi qui sont beaux et très grands. Quoiqu’il fût tard, les Tlascaltecs poussèrent une pointe à l’entrée des chaussées de Mexico et pendant deux heures se battirent fort galamment avec les Mexicains. La nuit survint et ils rentrèrent à Tacuba.

Le lendemain, de bonne heure, les deux capitaines s’entendirent comme je leur avais ordonné, pour aller détruire la canalisation qui conduisait l’eau douce à Mexico. L’un d’eux, suivi de vingt chevaux, de quelques arquebusiers et arbalétriers, s’en fut à la source de cette fontaine qui se trouvait à un quart de lieue de Tacuba et coupa et brisa la conduite d’eau qui était faite de bois et de maçonnerie, et eut à lutter contre les Mexicains qui l’attaquaient par terre et par eau. Il les mit en déroute et remplit le but de l’expédition qui était d’enlever l’eau douce à la ville, ce qui fut une grande privation.

Ce même jour, les capitaines firent réparer quelques mauvais pas sur les routes, les ponts et les canaux, pour que les chevaux pussent se transporter plus facilement d’un endroit à un autre. Ce travail dura trois jours, pendant lesquels il y eut de nombreuses rencontres entre les deux partis, rencontres dans lesquelles nous eûmes quelques blessés, mais dans lesquelles les ennemis perdirent un grand nombre des leurs ; nous leur gagnâmes en même temps plusieurs ponts, il y eut harangues, insultes et défis entre les Mexicains et les Tlascaltecs qui nous offrirent un spectacle des plus intéressants. Le capitaine Cristobal de Oli qui devait avec sa troupe occuper la ville de Culuacan, à deux lieues de Tacuba, partit pour rejoindre son poste, tandis que Pedro de Alvarado restait à Tacuba où il avait chaque jour des escarmouches et des combats à soutenir contre les Indiens de Mexico. Oli arriva à Culuacan le jour même de son départ vers les dix heures ; il trouva la ville abandonnée et s’installa dans les palais du cacique. Le lendemain matin, il alla jeter un coup d’œil sur la chaussée qui conduit à Mexico ; il emmenait une vingtaine de chevaux et quelques arbalétriers avec six ou sept mille Tlascaltecs : ils trouvèrent les ennemis prêts à les recevoir ; ils avaient élevé des barricades, détruit la chaussée, enlevé les ponts ; on se battit, les arbalétriers leur tuèrent plusieurs hommes, et ce fut pendant six jours une suite de rencontres et d’escarmouches.

Une nuit, vers minuit, une sentinelle de la ville vint pousser des cris près du campement ; les sentinelles espagnoles répondirent par un appel aux armes, les hommes sortirent et ne trouvèrent personne, car les cris qui venaient de très loin leur avaient causé quelque frayeur. Comme nos hommes étaient divisés en tant de partis, ceux des deux garnisons considéraient mon arrivée avec les brigantins comme une sauvegarde : ils m’attendirent quelques jours et j’arrivai enfin comme je le dirai plus loin. Pendant ces six jours, les troupes de Tacuba et de Culuacan se réunissaient souvent, la cavalerie poussant des pointes de tous les côtés et transperçant de ses lances une foule d’ennemis ; ils allaient dans la montagne amasser du maïs pour leurs approvisionnements ; c’est avec le maïs qu’on fait le pain dans ce pays et ce maïs est bien supérieur à celui des îles.

Dans le chapitre précédent, j’ai dit que je comptais rester à Tezcoco avec trois cents hommes et les treize brigantins jusqu’à ce que j’apprisse que les garnisons avaient occupé leurs lieux respectifs et qu’alors je m’embarquerais pour jeter un coup d’œil sur la ville et m’attaquer aux canoas. Je désirais cependant m’en aller par terre pour me rendre compte de l’installation de mes hommes, mais je savais que je pouvais m’en rapporter à mes lieutenants, tandis que l’affaire des brigantins avait une si grande importance que je résolus de m’embarquer sur l’un d’eux, parce que c’était du côté de l’eau que je prévoyais le plus de risques : et cela, malgré l’avis de mon entourage qui me sommait de rejoindre mes garnisons, comme étant les postes où l’on avait le plus besoin de moi.

Le jour qui suivit la Fête-Dieu, le vendredi à quatre heures du matin, j’expédiai Gonzalo de Sandoval et ses hommes qui devaient se rendre directement à la ville d’Istapalapa qui est à six petites lieues de Tezcoco. Ils y arrivèrent un peu après midi et commencèrent à brûler les maisons et à lutter avec les habitant. Mais ceux-ci voyant la grande force de Sandoval qui avait avec lui plus de trente mille Indiens de nos amis, se retirèrent dans leurs canoas.

Le grand alguazil s’établit alors solidement dans la ville et attendit ce jour-là les ordres que j’avais à lui donner.

Aussitôt l’alguazil expédié, je m’embarquai sur les brigantins et nous partîmes à la voile et à la rame ; au moment même où Sandoval combattait à Istapalapa et brûlait la ville, nous arrivions en vue d’un piton haut et fortifié, voisin de la ville et tout entouré d’eau. Il y avait là une foule de gens des environs mêlés à des Mexicains ; ils savaient que la première attaque serait dirigée contre Istapalapa et ils se tenaient là pour la défendre et nous faire le plus de mal possible. Quand ils virent arriver la flottille, ils commencèrent à nous insulter et allumer de grands feux pour avertir les villes riveraines de la lagune. Quoique j’eusse l’intention d’aller attaquer la partie de la ville d’Istapalapa qui est construite sur l’eau, je me retournai contre le piton, où je débarquai avec cent cinquante hommes ; cette colline est de pentes agrestes et rapides ; nous y montâmes à l’assaut, péniblement, et nous emportâmes les barricades que les Indiens avaient établies sur la cime. Alors, nous les abordâmes avec une telle vigueur, que pas un n’échappa, sauf les femmes et les enfants. Ce combat nous coûta vingt-cinq blessés, mais ce fut une grande victoire.

Comme les gens d’Istapalapa avaient allumé de grands feux sur le haut d’un de leurs temples, placé sur une colline élevée près de leur ville, les habitants de Mexico et autres lieux comprirent que j’entrais dans la lagune avec mes brigantins : ils réunirent immédiatement une nombreuse flotte de canoas pour tenter une attaque contre mes navires ; il y avait, au juger, plus de cinq cents canoas. Quand je vis que cette flotte se dirigeait droit sur nous, nous descendîmes du piton et nous embarquâmes en toute hâte ; j’ordonnai aux capitaines des brigantins de ne point bouger, de façon que les ennemis se résolussent à nous attaquer, persuadés que par crainte nous n’osions aller au-devant d’eux ; en effet, ils couraient sur nous à toute vitesse ; mais à deux portées d’arbalète, ils s’arrêtèrent court. Je désirais ardemment que ma première rencontre avec eux fût une victoire, de manière à leur inculquer une grande terreur des brigantins ; parce qu’à mon avis, ils représentaient la clef de cette guerre et que c’était grâce à eux que nous pourrions infliger le plus de mal à nos ennemis. Or, pendant que nous nous observions les uns les autres, il s’éleva grâce à Dieu un vent de terre, des plus favorables pour nous ; j’ordonnai donc aux capitaines de se lancer sur la flotte des canoas et de les poursuivre jusque dans les rues de la ville ; comme le vent était bon, les Indiens eurent beau faire force de rames, nous fûmes bientôt au milieu d’eux ; nous brisâmes une foule de canoas, tuâmes et noyâmes une multilude de Mexicains, chose pour nous la plus réjouissante du monde. Nous poursuivîmes les ennemis pendant plus de trois lieues, jusque dans les maisons de Mexico, et ainsi, il plut à Dieu, Notre Seigneur, de nous donner une plus grande victoire que nous ne l’avions désirée.

Mes hommes de la garnison de Culuacan, mieux placés que ceux de Tacuba pour observer la marche des brigantins, voyant que le temps était pour nous, et que nous culbutions les canoas de nos ennemis, s’en réjouirent plus qu’on ne saurait dire ; car je le répète, eux et les gens de Tacuba avaient le plus grand désir de me voir et pour une foule de raisons : mes deux troupes se trouvaient en effet perdues entre une telle multitude d’ennemis, que le Seigneur élevait heureusement le courage des miens, tandis qu’il abattait celui de nos adversaires, de manière à les empêcher de se précipiter sur les divers quartiers de mes gens, ce qui aurait pu amener un désastre malgré la ferme résolution de mes Espagnols, de vaincre ou de mourir, comme tous ceux qui n’ont de secours à attendre que de Dieu.

Aussi lorsque mes hommes de Culuacan nous virent à la poursuite des canoas, la plus grande partie d’entre eux, cavalerie et infanterie, s’élancèrent sur la chaussée de Mexico où ils bataillèrent vaillamment avec les Indiens, détruisant leurs barricades, passant les tranchées à pied et à cheval et s’emparant des ponts avec l’aide des brigantins, les Tlascaltecs nos amis, et les Espagnols continuèrent à suivre les Mexicains, qu’ils tuaient en grand nombre, les autres se jetant à l’eau du côté opposé à mes navires, ils s’avancèrent ainsi victorieux, sur la chaussée plus d’une grande lieue, jusqu’à toucher l’endroit où je m’étais arrêté avec les brigantins, comme je le dirai ci-après.

Nous donnâmes bien la chasse aux canoas pendant plus de trois lieues ; celles qui nous échappèrent se réfugièrent entre les maisons de la ville et, comme il était tard, je fis retirer les brigantins que je dirigeai vers la chaussée ; je résolus de m’y arrêter, et je débarquai avec une trentaine d’hommes pour m’emparer de deux petits temples placés sur pyramides. Lorsque nous mîmes pied à terre, les Indiens se jetèrent sur nous fort courageusement pour les défendre ; nous nous en emparâmes avec beaucoup de peine et je fis aussitôt mettre en batterie trois grosses pièces de fer que j’avais apportées, et comme la partie de la chaussée attenant à la ville, sur une longueur d’une demi-lieue, était couverte de monde et les deux côtés de la lagune bondés de canoas avec des gens de guerre, je fis décharger l’une des pièces au milieu de cette foule où elle fit d’affreux ravages ; mais par la négligence d’un artilleur, notre provision de poudre prit feu, heureusement qu’il ne nous en restait guère. Je dépêchai immédiatement l’un des brigantins à Istapalapa, où se trouvait Sandoval, avec ordre de me rapporter toute la poudre qu’il avait à sa disposition. Quoique j’eusse d’abord eu l’intention, aussitôt mes brigantins en retraite, de me rendre à Culuacan, en les chargeant de faire tout le mal possible aux ennemis, me trouvant sur la chaussée, après leur avoir pris les deux temples, je résolus de camper en cet endroit, appuyé par les brigantins, avec ordre à la moitié des gens de Culuacan, plus cinquante fantassins du grand alguazil, de venir me rejoindre le jour suivant.

L’affaire convenue, nous passâmes la nuit faisant bonne garde, car le danger était imminent ; tous les guerriers de Mexico accouraient sur la chaussée et dans leurs canoas ; à minuit, la lagune et la chaussée étaient couvertes d’une multitude armée qui se jeta sur notre camp, et nous nous vîmes à toute extrémité, surtout parce que c’était de nuit, et que jamais en tel moment les Indiens n’ont coutume de se battre, sauf pour achever une victoire. Comme nous étions sur nos gardes nous nous défendions à qui mieux mieux, pendant que les brigantins qui portaient chacun une petite pièce de campagne commençaient à les foudroyer et que les arquebusiers et les arbalétriers tiraient dans la masse ; de sorte que les Mexicains n’osèrent plus avancer et ne purent nous faire grand mal. Ils nous laissèrent donc passer le reste de la nuit tranquilles.

Le lendemain de bonne heure, nous arrivèrent de Culuacan, quinze arquebusiers et arbalétriers avec cinquante fantassins et huit chevaux ; quand ils arrivèrent, nous étions aux prises avec les Mexicains qui nous attaquaient sur terre et sur l’eau. Il y en avait une telle multitude que la terre et l’eau en étaient couverte, et ils poussaient de tels hurlements qu’il semblait que le monde allait crouler. Mais nous allions de l’avant, et nous nous emparâmes d’un pont qu’ils avaient abandonné et d’une barricade qui en défendait l’entrée. L’artillerie et les cavaliers leur faisaient tant de mal, qu’ils reculèrent presque jusqu’aux premières maisons de la ville. Comme du côté de la chaussée où les brigantins ne pouvaient pas aller, les Indiens dans leurs canoas nous accablaient de dards et de flèches, je fis ouvrir un passage par où pénétrèrent quatre brigantins qui acculèrent ces canoas contre les maisons de la ville, de sorte qu’elles n’osèrent plus sortir. De l’autre côté de la chaussée, les huit autres brigantins à la poursuite des canoas, les acculèrent également dans la ville où ils pénètrent avec elles, ce qu’ils n’avaient osé jusqu’alors, parce qu’il y avait là des bas-fonds et des estacades qui les gênaient fort. Cependant ils trouvèrent des canaux où ils purent s’engager en sûreté ; ils y poursuivirent les canoas, en prirent plusieurs, et mirent le feu dans les faubourgs. Et nous passâmes ainsi tout le jour à combattre.

Le jour suivant, le grand alguazil avec les gens qu’il avait à Istapalapa tant espagnols que nos alliés se dirigea sur Culuacan, où conduit une chaussée d’une lieue et demie de longueur ; il était à peine à un quart de lieue d’Istapalapa, qu’il arriva à une petite ville, construite sur le bord de la lagune dont une partie était praticable pour les chevaux ; il fut attaqué par les habitants qu’il dispersa, en tuant un grand nombre ; après quoi, il incendia la ville. Ayant appris que les Indiens avaient coupé la chaussée en maints endroits, je fis venir les brigantins pour qu’ils servissent de ponts à mes gens. Dès qu’ils furent passés, ils allèrent camper à Culuacan ; Sandoval avec dix cavaliers prit le chemin de la chaussée où nous avions établi nos quartiers et nous trouva bataillant ; ses cavaliers et lui mirent pied à terre et tombèrent sur les Indiens avec lesquels nous étions mêlés. Dans les premiers moments du combat, le grand alguazil eut le pied traversé par un dard et quoique les ennemis nous eussent blessé plusieurs autres Espagnols, néanmoins, les grosses pièces, les arquebuses et les arbalètes leur firent tant de mal que ni les gens des canoas, ni les gens de la chaussée ne s’avançaient plus avec la même audace et qu’ils se montraient plus timides et moins arrogants que d’habitude. Nous restâmes là six jours, nous battant tous les jours ; pendant ce temps, les brigantins incendiaient dans les alentours de la ville toutes les maisons qu’ils pouvaient aborder : ils découvrirent un canal par lequel ils pouvaient pénétrer dans les faubourgs et jusque dans le cœur de la ville, ce qui équivalait à une victoire, car cela arrêta les canoas, dont pas une n’osa plus s’approcher de nos quartiers, que de fort loin.

Un autre jour, Pedro de Alvarado, capitaine de la garnison de Tacuba, me fit savoir que les Mexicains allaient et venaient en terre ferme par deux chaussées voisines, une grande et une petite située de l’autre côté de la ville, et qu’il leur serait facile de s’échapper par là le jour où ils le croiraient nécessaire. J’aurais désiré cette sortie plus qu’eux-mêmes, car il nous eût été beaucoup plus facile d’en finir avec nos ennemis sur la terre ferme que dans cette grande forteresse campée au milieu des lagunes. Cependant, comme il importait que la ville fût entièrement cernée, afin que les Indiens ne pussent plus s’approvisionner de rien en terre ferme, je commandai à Sandoval, quoiqu’il fût blessé, d’aller occuper un petit village qui se trouve au débouché de l’une des chaussées et d’y établir ses quartiers. Il s’y rendit avec vingt-trois chevaux, cent fantassins, dix-huit arquebusiers et arbalétriers et me laissa cinquante autres soldats en dehors de ceux que j’avais déjà en ma compagnie, et le lendemain il occupait le village. À partir de ce jour, la ville de Mexico se vit fermer toutes les chaussées qui lui servaient de voies d’accès avec la terre ferme.

Très Puissant Seigneur, j’avais dans mes quartiers de la chaussée deux cents fantassins espagnols, dont vingt-cinq arquebusiers et arbalétriers, sans compter les équipages de mes brigantins qui montaient à plus de deux cent cinquante ; et comme les ennemis se trouvaient déjà cernés, que nous avions avec nous un grand nombre de guerriers amis, je résolus, avec l’aide des brigantins qui devaient m’appuyer aux deux extrémités de la chaussée, de pénétrer dans la ville aussi loin que je pourrais. Dans ce but, je fis venir à mon camp quelques chevaux et fantassins de Culuacan pour qu’ils entrassent avec nous, et que dix cavaliers se tinssent à l’entrée de la chaussée, pour protéger notre arrière-garde ; il en restait d’autres à Culuacan, car les Indiens de Xuchimilco, Culuacan, Istapalapa, Churubusco, Cuactlahui et Mizquic, toutes villes situées aux bords des lagunes, étaient partisans de Mexico ; et comme ils devaient nous prendre par derrière, je complais sur ces dix ou douze cavaliers pour nous défendre, sur ceux qui restaient à Culuacan et sur dix mille Indiens nos alliés. J’ordonnai en même temps au grand alguazil et à Pedro de Alvarado, que de leurs côtés ils attaquassent les Mexicains le même jour, comptant pour ma part pénétrer chez eux le plus loin que je pourrais. Nous sortîmes donc de nos quartiers de bonne heure, et suivîmes à pied la chaussée, où nous trouvâmes les ennemis derrière une tranchée large et profonde d’une longueur de lance ; ils y avaient élevé une barricade sur laquelle nous nous élançâmes avec ardeur et que nous finîmes par emporter. De là nous suivîmes la chaussée jusqu’à l’entrée de la ville, où se trouvait un temple précédé d’un pont fort large, dont on avait enlevé le tablier. Ce grand canal était également défendu par une forte barricade, aux abords de laquelle le combat s’engagea. Comme les brigantins nous assistaient de chaque côté de la chaussée, nous n’eûmes pas grand’peine à occuper cette barricade, ce qui eût été impossible sans leur assistance. Lorsque les Mexicains abandonnèrent la barricade, les gens des brigantins mirent pied à terre, et nous autres, passâmes la tranchée à la nage ainsi que les Indiens de Tlascala, Guajocingo, Chalco et Tezcoco qui étaient plus de quatre-vingt mille hommes. Pendant que nos alliés comblaient la tranchée, nous autres Espagnols nous emparâmes d’une autre barricade qui était dans la rue principale et la plus large de la ville. Comme cette rue était de terre ferme il nous fut facile de l’occuper, et nous poursuivîmes les Mexicains jusqu’à un autre pont qui n’avait plus qu’une planche sur laquelle ils passèrent. Une fois passés, ils l’enlevèrent pour se réfugier derrière une autre barricade de briques et de terre. Arrivés là, nous ne pouvions passer sans nous jeter à l’eau, ce qui était fort dangereux, les défenseurs se battant avec rage ; de plus, de chaque côté de la rue sur les terrasses des maisons, se trouvaient une multitude d’Indiens qui nous couvraient de projectiles. Cependant arrivèrent les arquebusiers et les arbalétriers qui, appuyés par une pièce de gros calibre, infligeaient aux ennemis des pertes énormes. Certains Espagnols en profitèrent pour passer la tranchée à la nage : ce que voyant, les Mexicains abandonnèrent la barricade et les plates-formes des maisons et s’enfuirent ; alors, nous passâmes tous. Je fis tout de suite aveugler la tranchée et détruire la barricade ; pendant ce temps, les Espagnols et nos alliés indiens s’avancèrent dans la rue jusqu’à une distance de deux portées d’arbalète, où se trouvait un pont, voisin d’une place où s’élevaient les principales maisons de Mexico. L’ennemi n’en avait pas enlevé le tablier, il n’y avait pas construit de barricade, parce qu’il n’avait point prévu que nous remporterions de tels avantages ; nous-mêmes n’avions point ambitionné un tel succès.

À l’entrée de la place, je fis mettre une pièce en batterie, qui fit d’autant plus de mal que cette place était absolument remplie de combattants. Mes Espagnols voyant qu’il n’y avait pas de canaux, où se trouvaient pour nous les plus grands dangers, que tout était terre-plein, résolurent de pénétrer sur la place. Lorsque les Mexicains les virent s’avancer, accompagnés d’une multitude de nos alliés, qu’ils méprisaient absolument quand nous n’étions pas avec eux, ils s’enfuirent poursuivis par nos amis, qui les enfermèrent dans la cour des idoles, cour entourée d’une muraille de pierres. Dans ma précédente relation, j’ai dit que le circuit de cette cour était grand comme celui d’une ville de quatre cents maisons. Ils l’abandonnèrent aussitôt et nous l’occupâmes quelque temps ainsi que les Pyramides. Mais les Mexicains voyant que nous n’avions pas de cavalerie revinrent sur nous, reprirent les pyramides, nous chassèrent de la cour et nous jetèrent dans une situation des plus dangereuses ; notre retraite ressemblait à une fuite, quoique nous fissions face un instant sous les portiques de la cour. Mais nous fûmes assaillis avec une telle vigueur qu’on nous rejeta de la place dans la rue et que ma pièce d’artillerie fut démontée.

Ne pouvant résister aux assauts furieux des Mexicains, nous nous retirions en désordre sous le coup du plus grand désastre, quand il plut à Dieu de nous envoyer trois cavaliers qui arrivèrent chargeant au milieu de la place ; en les apercevant, l’ennemi crut qu’il en venait d’autres et s’enfuit, laissant quelques morts et nous abandonnant de nouveau la grande cour. Dix ou douze d’entre les principaux Indiens s’étaient retranchés sur la grande pyramide qui a plus de cent fortes marches d’élévation ; quatre ou cinq Espagnols y montèrent pour les déloger et quoiqu’ils se défendissent bien, ils s’emparèrent de la plateforme et les tuèrent tous. Cinq ou six cavaliers nous arrivèrent encore et d’accord avec les premiers dressèrent une embuscade où périrent trente Mexicains. Comme la nuit approchait, je fis sonner la retraite, mais nous fûmes alors chargés par une telle multitude, que sans la cavalerie nous eussions couru les plus grands dangers. J’avais heureusement fait combler et aplanir tous les mauvais pas de la rue et de la chaussée, les chevaux pouvaient aller et venir, et lorsque les Indiens se précipitaient sur notre arrière-garde, nos cavaliers les chargeaient à coups de lance et en tuaient beaucoup ; et comme la rue était très longue, ils purent charger quatre ou cinq fois.

Mais quelque mal qu’ils reçussent, les Indiens se jetaient sur nous comme des chiens enragés que nous ne pouvions arrêter, pas plus que les empêcher de nous suivre. Tout le jour se passa donc en ces prises et reprises ; sauf que les ennemis occupaient de nouveau des plates-formes des maisons de la grain le rue, ce qui mettait nos chevaux en danger. Enfin, nous reprîmes le chemin de la chaussée et nous regagnâmes nos quartiers avec quelques blessés, mais après avoir incendié la plupart des belles maisons de la grande rue, de manière que, quand nous reviendrions, l’ennemi ne put plus nous faire de mal du haut des plates-formes. Ce même jour, Gonzalo de Sandoval et Pedro de Alvarado eurent de leurs côtés des combats sanglants à soutenir contre les Mexicains ; nous étions alors à une lieue et demie les uns des autres, ce qui est à peu près la dimension de la ville, je la crois même plus grande. Quant aux nombreux alliés nos amis, ils se battirent le plus courageusement du monde et se retirèrent sans aucune perte.

Sur ces entrefaites, Don Fernando, roi de la ville de Tezcoco et de la province d’Aculuacan, dont j’ai parlé plus haut à Votre Majesté, s’efforçait de nous gagner les gens de sa capitale et de son royaume, surtout les grands personnages, car ce n’étaient pas encore des alliés fidèles comme ils le devinrent plus tard. Chaque jour, Don Fernando recevait la visite de nombreux seigneurs et de quelques-uns de ses frères qui venaient se déclarer en notre faveur et demandaient à combattre les Mexicains à nos côtés. Comme Don Fernando était jeune, qu’il avait pour nous la plus grande affection et qu’il reconnaissait la grâce que je lui avais faite au nom de Votre Majesté, en le mettant à la tête d’une si grande province malgré les droits que d’autres de ses frères y avaient avant lui, il usait de son influence pour décider ses vassaux à venir partager nos travaux et nos dangers. Il harangua ses frères au nombre de six ou sept, tous jeunes gens bien dispos à venir nous rejoindre. Pour capitaine, il envoya l’un d’eux nommé Ixtlilxochitl, âgé de vingt-quatre ans, courageux, aimé de tous, avec plus de trente mille hommes fort bien équipés, et il en envoya vingt mille autres rejoindre mes deux capitaines. Je les reçus le mieux du monde, en les remerciant de leur bon vouloir ; et Votre Majesté peut se figurer quel secours nous procurait l’amitié de Don Fernando et le fâcheux étonnement des Mexicains en voyant marcher contre eux, ceux qu’ils tenaient pour sujets et pour amis, leurs parents et leurs frères, leurs pères et leurs fils !

Au bout de deux jours, la lutte recommença contre la ville, comme je l’ai dit plus haut. À la vue d’un nouveau secours qui nous arrivait, les gens de Xuchimilco et certains villages des Otomies, peuplades montagnardes et plus nombreuses que les habitants de Xuchimilco, sujets de l’empereur de Mexico, vinrent m’offrir leurs services comme vassaux de Votre Majesté, me priant de leur pardonner d’avoir tardé si longtemps. Je leur pardonnai et me réjouis fort de leur soumission, parce que c’était de leur côté que mes hommes de Culuacan pouvaient éprouver le plus de dommage. Comme du quartier que j’occupais sur la chaussée, nous avions, grâce à l’appui des brigantins, détruit une foule de maisons des faubourgs de la ville et que les Mexicains n’osaient plus hasarder une canoa de ce côté, je pensai que notre sécurité était assurée par la présence de sept de ces navires et qu’il serait bon d’en envoyer trois à chacun de mes capitaines, le grand alguazil et Pedro de Alvarado. Je recommandais aux capitaines des brigantins de bien surveiller les approches des nouveaux quartiers où les Mexicains, avec leurs canoas, allaient s’approvisionner d’eau, de fruits, de maïs et autres victuailles ; je leur recommandai de courir d’un quartier à l’autre et qu’ils se tinssent à l’arrière-garde toutes les fois que nos gens chercheraient à forcer l’entrée de la ville en combattant. Ils s’en allèrent donc où je les envoyai et y rendirent de grands services, car de jour comme de nuit ils faisaient des descentes merveilleuses et capturaient beaucoup de canoas et d’Indiens ennemis.

Cette affaire réglée, et me trouvant sous la main des guerriers des villes, dont j’ai parlé plus haut, je les réunis pour leur dire que dans deux jours j’avais résolu de forcer l’entrée de la ville ; qu’ils se tinssent prêts et que je verrais bien, en cette circonstance, s’ils étaient nos amis. Ils promirent d’être là le jour suivant ; je fis préparer tous mes hommes, j’écrivis à Sandoval, à Alvarado ainsi qu’aux capitaines des brigantins ce que j’avais résolu et ce qu’ils auraient à faire.

Le jour venu, le matin, après avoir entendu la messe et renouvelé mes ordres à mes capitaines, je sortis du camp avec quinze ou vingt chevaux, trois cents hommes de pied et tous nos alliés, qui étaient une multitude ; nous enfilâmes la chaussée où, à trois portées d’arbalète, nous trouvâmes les Mexicains qui nous attendaient en poussant de grands cris. Comme il y avait trois jours que la lutte avait cessé, ils avaient rouvert les tranchées que nous avions comblées et les avaient appuyées de plus fortes barricades qu’auparavant. Les brigantins nous accompagnaient de chaque côté de la chaussée et comme ils ne pouvaient arriver près des ennemis, ils les couvraient de boulets, de flèches et de balles. Les voyant ébranlés, les hommes sautent à terre et s’emparent du pont et de la barricade, pendant que nous commençons à passer de l’autre côté à la poursuite des Mexicains qui nous font tête devant d’autres ponts et d’autres barricades ; nous nous en emparons cependant, avec plus de peine que jamais et nous chassons les ennemis de la rue et de la place où s’élevaient des grandes maisons de la ville. Là, j’ordonnai aux Espagnols de s’arrêter, pour attendre que j’eusse comblé les tranchées, travail immense auquel travaillaient plus de dix mille Indiens. Quand la besogne fut achevée, la nuit venait, et pendant tout ce temps mes Espagnols et nos alliés luttaient et se battaient avec les gens de la ville, leur dressant des embuscades où ils en tuèrent des milliers. Pour moi, à la tête de mes cavaliers, je parcourus un moment la ville, perçant de nos lances tous les Mexicains que nous pouvions atteindre, de sorte qu’ils ne se hasardaient plus guère sur la terre ferme.

Voyant que ces malheureux se refusaient à toute transaction et qu’ils montraient une telle résolution de nous chasser ou de mourir, j’en conclus deux choses : la première, c’est que nous ne retrouverions rien ou peu de chose, des richesses que nous avions perdues ; la seconde, c’est qu’ils nous obligeraient à les détruire sans merci. Cette dernière pensée m’affligeait affreusement et je me demandais comment je pourrais leur inspirer une crainte assez grande pour qu’ils vinssent à résipiscence et comprissent tout le mal que je pouvais leur faire en brûlant et détruisant leurs temples et leurs palais. Et pour qu’ils en fussent fortement impressionnés, je fis mettre le feu, ce jour-là, aux grands palais de la place, à ceux-là mêmes où nous étions logés autrefois avant qu’on nous chassât de la ville, palais assez grands pour abriter chacun un prince, avec une suite de plus de six cents personnes. Les autres qui étaient voisins étaient un peu moins grands, mais plus élégants et plus jolis ; c’était là que Muteczuma avait réuni toutes les variétés d’oiseaux qu’il collectionnait.

Ce fut à mon grand regret que je les détruisis et cela faisait encore beaucoup plus de peine aux Mexicains et aux habitants des bords de la lagune, car pas un ne pensait que nous pussions jamais arriver jusque-là.

Il était tard et l’incendie allumé, je rappelai mes gens pour regagner nos quartiers ; en nous voyant en retraite, les Mexicains se ruèrent sur nous et sur l’arrière-garde ; mais le terrain étant propice à la cavalerie nous courûmes sur eux, en transperçant une infinité de nos lances, ce qui ne les arrêtait nullement. Ce jour-là cependant ils montrèrent quelque faiblesse, nous voyant dans leur ville, la détruisant, la saccageant ; et surtout, en apercevant leurs anciens alliés, les gens de Tezcoco, de Chalco, de Xuchimilco et les Otomies qu’ils interpellaient au passage. D’autre part, les Tlascaltecs leur montraient les corps de leurs concitoyens étalés sur la terre, se glorifiant d’en faire leur repas du soir et leur déjeuner du lendemain, c’était affreux. Nous revînmes donc nous reposer dans nos camps, car nous avions eu une journée des plus pénibles. D’un autre côté, les sept brigantins étaient entrés dans les canaux de la ville et en avaient brûlé une bonne part. Les capitaines de Tacuba et de Culuacan et leurs six brigantins avaient aussi fait une excellente besogne ; je me tairai sur les détails de leurs combats, satisfaits d’ajouter qu’ils rentrèrent victorieux dans leurs quartiers, sans perte sensible.

Le lendemain au petit jour, après avoir entendu la messe, je partis pour Mexico, dans le même ordre que la veille, avec tous mes gens, afin que l’ennemi n’eût pas le temps de creuser la tranchée et d’élever des barricades ; mais bien que nous fussions partis de bonne heure, sur les trois tranchées qui coupaient la chaussée conduisant à la ville et que nous avions comblées la veille, deux avaient été creusées comme auparavant et il nous fallut les reprendre ; si bien que la lutte se prolongea de huit heures jusqu’à l’après-midi et que nous dépensâmes presque toutes les flèches, poudre, balles et boulets dont s’étaient munis les arquebusiers et les arbalétriers ; et je puis assurer Votre Majesté que nous nous trouvions dans le plus grand péril, chaque fois qu’il fallait s’emparer de ces ponts, parce qu’il fallait nous jeter à l’eau pour passer de l’autre côté ; peu d’entre nous pouvaient ou osaient le faire, car les Mexicains nous repoussaient à coups de sabre et à coups de lance ; mais comme il n’y avait point là de plates-formes d’où ils pouvaient nous accabler de projectiles comme dans la ville, et que d’autre part nous les couvrions de traits, étant fort rapprochés les uns des autres ; que chaque jour nous prenions plus de courage avec une volonté plus ferme de les atteindre ; qu’ils connaissaient à ce sujet mon irrévocable résolution ; il ne leur restait plus qu’à vaincre ou mourir. Votre Majesté pensera que nous étions bien négligents, courant de si grands dangers, à la prise de ces ponts et de ces barricades, de ne pas les garder une fois qu’ils étaient à nous, plutôt que de revenir chaque jour nous exposer aux mêmes périls. Tout étranger en aurait jugé de même et je dois dire à Votre Majesté que cela n’aurait pu se faire qu’à deux conditions : ou que nos quartiers fussent établis sur la place, autour du grand temple, ou que mes gens gardassent les ponts pendant la nuit. Des deux côtés il y avait de grands dangers et impossibilité : établir nos quartiers dans la ville, les Indiens étant légions et nous en petit nombre, chaque nuit et à toute heure de la nuit, ce n’eût été qu’une suite d’alertes et de combats, renouvelés de tous côtés et pour nous une fatigue au-dessus de nos forces. Faire garder les ponts la nuit ! mes Espagnols étaient si fatigués d’avoir combattu tout le jour ! et je ne pouvais confier la garde des ponts à d’autres. Nous étions donc forcés de reprendre ces ponts chaque fois que nous revenions sur la ville.

Ce jour-là, comme la reprise des ponts et l’aveuglement des tranchées nous prirent beaucoup de temps, nous ne pûmes faire grand’chose de plus, sauf que dans une grande rue qui mène à Tacuba, nous nous emparâmes de deux ponts dont les tranchées furent comblées en même temps que nous détruisions une partie des maisons de la rue. Arriva le soir et le moment de nous retirer, chose moins dangereuse que l’attaque des ponts. En nous voyant en retraite, les Mexicains se réjouissaient, il semblait qu’ils eussent remporté la plus grande victoire du monde et qu’ils nous avaient mis en fuite. Dans ces retraites, il fallait que les chaussées fussent parfaitement comblées pour que la cavalerie pût facilement se rendre d’un point à un autre. Ainsi, dans ces retraites, où les ennemis nous suivaient avec tant d’acharnement, nous simulions quelquefois la fuite, et la cavalerie se retournait subitement contre eux, leur infligeant toujours la perte d’une douzaine des plus enragés. Ils tombaient là comme dans nos pièges, toujours victimes de leur ardeur ; nous ne pouvions nous empêcher de les admirer : car, quel que fût le mal qu’ils étaient certains de recevoir, ils ne laissaient pas que de nous suivre jusqu’à notre sortie de la ville.

Nous gagnâmes enfin notre camp, où je reçus des nouvelles de mes deux capitaines, me disant le succès de leurs armes et que les Mexicains avaient perdu beaucoup de monde sur terre et sur l’eau. Alvarado m’écrivait de Tacuba qu’il avait gagné deux ou trois ponts. Comme il se trouvait sur la chaussée qui va du marché de Mexico à Tacuba et que les trois brigantins pouvaient en certains endroits aborder à la chaussée même, il avait couru moins de danger que les jours passés. De ce côté d’Alvarado, il y avait beaucoup plus de ponts et de tranchées mais moins de maisons à plates-formes que sur les autres chaussées. Pendant tout ce temps-là les Indiens d’Istapalapa, Churubusco, Mexicalcingo, Culuacan et Mizquic qui habitent, je l’ai dit, la lagune d’eau douce, n’avaient point voulu faire leur soumission, mais ne nous avaient pourtant fait aucun mal. Les gens de Chalco qui étaient de fidèles sujets de Votre Majesté, voyant que nous avions suffisamment à faire avec les Indiens de la grande ville, s’allièrent avec quelques populations voisines et tombèrent sur les villes de la lagune auxquelles ils firent beaucoup de mal. Les habitants de celles-ci, voyant que chaque jour, nous remportions une victoire sur les gens de Mexico, soutirant du dommage que leur causaient nos amis et redoutant celui qu’ils pourraient leur faire, se résolurent à venir me trouver, pour me demander pardon du passé, me priant d’ordonner aux Indiens de Chalco de ne plus leur faire la guerre.

Je leur promis le pardon et leur dis que je n’avais d’inimitié que contre les Mexicains ; que pour que je crusse à leur amitié (étant bien résolu à m’emparer de la ville de Mexico, de gré ou de force), il fallait qu’ils missent à ma disposition toutes leurs canoas, qu’ils les tinssent donc prêtes avec tous les hommes de guerre qu’ils pourraient réunir, pour dorénavant combattre sur les lagunes à nos côtés. Je leur demandai en même temps, mes hommes n’ayant que de misérables cabanes, ce dont ils souffraient doublement à cause de la saison des pluies, je leur demandai de construire dans nos quartiers autant de maisons qu’ils pourraient, d’apporter des briques et du bois des maisons de leur ville qui se trouvaient le plus près de mon camp. Ils me répondirent que canoas et guerriers étaient prêts, et quant aux maisons ils se mirent avec une telle ardeur, que d’un côté à l’autre des deux pyramides de la chaussée où nous étions campés, ils en construisirent une telle quantité, que de la première à la dernière, la distance était de quatre portées d’arbalète. Votre Majesté se rendra compte de la largeur de la chaussée qui traverse la partie la plus profonde de la lagune, quand je lui dirai qu’elle était de chaque côté bordée de ces maisons, et qu’il y avait au milieu une large rue où piétons et cavaliers se promenaient avec plaisir. Il y avait toujours au quartier, tant Espagnols qu’Indiens pour les servir, plus de deux mille personnes ; pour les gens de guerre nos alliés indiens, ils logeaient à Culuacan qui se trouve à une lieue et demie de chez nous. C’étaient les habitants de cette ville qui nous fournissaient les vivres, dont nous avions grand besoin, de poissons surtout et de cerises, dont il y a tant, qu’elles pourraient suffire, pendant cinq ou six mois qu’elles durent, à une population double de celle de la région.

Comme nous étions entrés dans la ville trois jours de suite sans compter les trois ou quatre fois que nous y avions déjà pénétré ; que nous avions toujours battu les Mexicains, et qu’avec notre artillerie, nos arquebuses et nos arbalètes, nous leur avions tué beaucoup de monde, nous pensions qu’à chaque instant, ils viendraient demander la paix, ce que nous attendions avec la plus vive impatience ; mais rien ne pouvait les amener à résipiscence. Voulant les réduire, et les forcer à demander merci, je résolus d’entrer chaque jour dans la ville, et de les attaquer de trois côtés à la fois ; je fis donc venir tous les habitants du bord des lagunes avec leurs canoas, ce qui me faisait ce jour-là un effectif de plus de cent mille de nos alliés ; j’ordonnai à quatre de mes brigantins, appuyés de près de mille cinq cents de ces canoas, d’attaquer d’un côté ; j’ordonnai à trois autres avec autant de canoas, de s’en aller faire le tour de la ville, en incendiant les maisons et faisant tout le mal qu’ils pourraient ; pour moi, j’entrai par la rue principale que je trouvai libre, jusqu’aux grandes maisons de la place. Mais les ponts étant levés, je pris la route de Tacuba où se trouvaient encore cinq ou six ponts. De là, j’envoyai un capitaine par une autre rue avec cinquante ou soixante hommes et six chevaux pour les appuyer avec douze mille Indiens de nos alliés pour les accompagner ; j’envoyai un autre capitaine par une autre route, et moi, suivi de mes gens, je continuai sur Tacuba. Nous franchîmes trois chaussées qui furent comblées ; nous laissâmes les autres pour le jour suivant, car il se faisait tard et qu’on ne pouvait faire plus. Et cependant, je désirais fort que nous occupions tous cette chaussée, afin que les troupes d’Alvarado pussent communiquer avec les nôtres ainsi que les brigantins. Nous remportâmes ce jour-là une grande victoire tant sur les lacunes que sur terre et l’on fit quelque butin dans la ville. De leur côté, Alvarado et le grand alguazil furent contents de leur journée.

Le lendemain, je rentrai à Mexico, dans le même ordre que la veille, et Dieu nous donna une si grande victoire, que partout où je passais avec mes gens, il y avait à peine l’ombre d’une résistance. Les ennemis se retiraient avec une telle précipitation, que nous croyons avoir conquis les trois quarts de la ville. Alvarado de son côté poursuivait les Mexicains avec le même succès, et ce jour-là, comme la veille, je m’attendais à les voir implorer la paix, que victorieux, ou vaincu, je désirais par-dessus tout. Mais jamais ils n’eurent un moment de défaillance. Ce jour-là, nous regagnâmes nos quartiers avec beaucoup de plaisir, quoique j’eusse l’âme désolée de voir chez les habitants de cette ville une telle résolution de mourir.

Pendant ces derniers jours, Pedro de Alvarado s’était emparé de plusieurs ponts ; pour les garder, il y mettait une escouade de cavaliers et de fantassins, pendant que la troupe regagnait ses quartiers à trois quarts de lieue de là. Comme c’était pour ses gens une fatigue insupportable, il voulut transporter son quartier à l’extrémité de la chaussée qui débouche sur le Marché de Mexico, grande place toute entourée de portiques et plus grande que celle de Salamanque. Pour arriver jusque-là, il n’avait plus à s’emparer que de deux ou trois tranchées : mais elles étaient larges et profondes ; en somme, depuis plusieurs jours il remportait maintes victoires. Ce jour-là, croyant remarquer des signes de faiblesse chez les Mexicains, sachant que je leur livrais chaque jour les plus rudes combats, il s’aveugla si bien sur la certitude d’une victoire, qu’il résolut de franchir ces deux tranchées, dont l’une avait au moins soixante mètres de large et près de quatre mètres de profondeur. Il attaqua donc ce même jour ; et avec l’aide des brigantins, la troupe passa et poursuivit les Mexicains qui avaient pris la fuite. Pedro de Alvarado s’empressait de faire combler cette immense ouverture pour que la cavalerie put passer : je lui recommandais du reste, chaque jour, de ne point avancer d’un pas sans aplanir le terrain de manière que les chevaux qui faisaient notre vraie force pussent évoluer à l’aise. Les Indiens, voyant qu’il n’y avait pas plus de quarante Espagnols de l’autre côté de la tranchée et que pas un cheval n’avait passé, se retournèrent subitement, et avec une telle vigueur, qu’ils repoussèrent nos gens et les jetèrent à l’eau. Ils tuèrent un certain nombre de nos alliés et nous prirent quatre Espagnols, qu’ils s’empressèrent de sacrifier. À la fin, Alvarado put regagner son quartier. Quand je fus de retour dans le mien, et que j’appris ce qui s’était passé, j’en éprouvai une douleur profonde, car c’était un encouragement pour les Mexicains, qui s’imagineraient que nous n’oserions plus pénétrer dans leur ville. Alvarado s’était engagé dans cette action téméraire pour plusieurs raisons ; c’était, je l’ai dit, qu’il s’était emparé d’une grande partie de la chaussée, qu’il voyait les Mexicains découragés, et surtout parce que ses hommes le priaient de s’emparer du Marché, parce que, une fois ce point gagné, c’était pour ainsi dire la ville conquise ; car c’était là le cœur, la force et l’espérance des Indiens. De plus, les soldats d’Alvarado, voyant que je gagnais chaque jour sur les Mexicains, eurent peur que je ne m’emparasse du Marché avant eux, et comme ils en étaient beaucoup plus près que moi, ils avaient tenu à honneur de m’y précéder.

Alvarado était fort humilié de son échec ; de mon côté j’en étais d’autant plus désolé que mes gens me pressaient de les conduire par l’une des trois rues qui menaient à ce même Marché ; que nous n’y éprouverions aucune résistance et qu’une fois que nous y serions établis, nous n’aurions plus moitié autant de peine. Pour moi, j’invoquai toutes les raisons possibles pour ne pas les écouter, quoiqu’ils sussent à quoi s’en tenir : c’est que de grandes difficultés et d’immenses périls s’opposaient à l’entreprise ; car pour entrer dans le Marché, il y avait une multitude de maisons à plate-forme, de ponts enlevés et de tranchées coupées, de manière que chacune des maisons qu’il nous faudrait attaquer était comme une île au milieu de l’eau.

Ce fut en rentrant le soir à mon camp que j’appris le désastre subi par Alvarado ; le lendemain, de bonne heure, je m’en allai le rejoindre pour lui reprocher son imprudence, savoir ce qu’il avait gagné sur les ennemis et lui indiquer les moyens d’attaque et de défense dans ses prochaines escarmouches avec les Mexicains. Mais en arrivant à ses quartiers, je fus étonné de ses progrès du côté de la ville, du grand nombre de ponts et de mauvais passages dont il s’était emparé, et je trouvai sa conduite plus excusable. Après avoir causé de ce qu’il y avait à faire, je regagnai mon camp.

Je poussai de nouvelles pointes dans la ville, par les voies que j’avais coutume de prendre ; les brigantins et les canoas attaquaient de deux côtés ; j’attaquai de quatre autres côtés ; nous avions toujours l’avantage, et l’on tuait beaucoup de Mexicains parce que nos alliés indiens étaient chaque jour plus nombreux. J’hésitais cependant à pénétrer dans le cœur de la ville ; je voulais voir si les ennemis protesteraient contre les cruautés commises par nos alliés, et je craignais d’exposer mes gens devant des hommes si ardemment résolus à mourir. Devant ce retard, les Espagnols qui, depuis vingt jours, s’étaient battus sans relâche me pressaient de toutes manières pour que j’entrasse et me saisisse du grand Marché, parce que, ce point gagné, il ne resterait plus aux Mexicains que peu de place pour se défendre, et que s’ils refusaient de se rendre, ils mourraient de faim et de soif, n’ayant plus à boire que l’eau salée de la lagune. Comme je m’y refusais, le trésorier de Votre Majesté me dit que toute l’armée le demandait et que je n’avais plus qu’à me rendre. Je répondis au trésorier et à d’autres personnes qui l’appuyaient, qu’ils avaient raison et que j’en étais convaincu plus que personne, mais que je m’étais refusé jusqu’alors par suite de la pression qu’on me faisait subir, quoiqu’à bonne intention ; j’y voyais de tels dangers, qu’un homme prudent s’y refuserait ; mais ils insistèrent tellement, que je leur promis de faire ce que je pourrais, après m’être entendu avec les chefs des autres quartiers.

Le lendemain, je tins conseil, avec les notabilités de mon camp, et il fut convenu que j’avertirais le grand alguazil et Pedro de Alvarado que le jour suivant, nous devions pénétrer dans Mexico et nous efforcer d’occuper le Marché ; je leur écrivis pour leur mander ce qu’ils auraient à faire du côté de Tacuba ; en outre, et pour donner plus de précision à mes ordres, je leur envoyai deux de mes serviteurs pour leur communiquer tous les détails de l’affaire.

J’ordonnai donc à Sandoval de se rendre auprès de Pedro de Alvarado avec dix cavaliers, cent fantassins, quinze arbalétriers et arquebusiers et qu’il laissât dans le camp dix autres cavaliers, en leur disant que l’attaque générale devait avoir lieu le lendemain ; que ces cavaliers se missent en embuscade derrière certaines maisons, qu’ils fissent enlever leurs bagages comme s’ils abandonnaient le camp, afin que les Mexicains les suivissent et donnassent dans le piège. Gonzalo de Sandoval, avec ses trois brigantins, et Pedro de Alvarado, avec les trois autres, devaient s’efforcer d’occuper la grande tranchée où Alvarado avait été défait et mettre toute diligence à la combler ; ils devaient marcher en avant, mais en ayant soin de combler chaque tranchée nouvelle qu’ils occuperaient, et que, s’ils pouvaient sans trop de risques arriver jusqu’au Marché, ils y fissent leur possible, puisque j’avais le même objectif ; qu’ils considérassent bien, que je ne les obligeais point à s’emparer à tout hasard d’un passage où ils pourraient éprouver une défaite. Je prenais soin de les prévenir, parce que, les connaissant, je savais que sur un ordre de moi, ils eussent exposé leur vie. Mes courriers trouvèrent Gonzalo de Sandoval et Pedro de Alvarado dans leur camp où ils leur expliquèrent ce qui avait été convenu. Comme ils n’avaient à combattre que sur un seul point et moi sur plusieurs, je les priai de m’envoyer soixante-dix à quatre-vingts hommes pour renforcer ma troupe ; ils vinrent ce même soir me rejoindre avec mes deux serviteurs comme je l’avais demandé.

Mes ordres étant donnés, le jour suivant, nous quittâmes le camp après avoir entendu la messe ; les sept brigantins étaient accompagnés de plus de trois mille canoas de nos alliés ; j’étais à la tête de vingt-cinq chevaux, de toute mon infanterie et des soixante-dix soldats qu’on m’avait envoyés de Tacuba. Nous suivîmes la chaussée et nous entrâmes dans la ville, où je répartis mes gens de la manière suivante : parmi les rues que nous occupions, il y en avait trois qui conduisaient au Marché, que les Indiens appellent tianguiz, tandis que cette partie de la ville se nommé Tlaltelolco. La rue principale était l’une de ces trois, qui conduisait au marché. Je confiai cette rue au trésorier et au maître des comptes de Votre Majesté ; ils devaient y pénétrer avec soixante-dix hommes et plus de vingt mille Indiens de nos alliés en laissant à l’arrière-garde sept ou huit chevaux ; je leur recommandai de détruire les barricades, et de bien combler les tranchées au fur et à mesure qu’ils s’en empareraient et je leur avais donné une douzaine d’hommes armés de pioches accompagnés d’un grand nombre d’Indiens chargés spécialement de cette besogne.

Les deux autres rues, qui vont de Tacuba au Marché, sont plus étroites et coupées d’un plus grand nombre de ponts et de tranchées. J’ordonnai à deux de mes lieutenants d’enfiler la plus large avec quatre-vingts hommes et plus de dix mille Indiens de nos amis et je laissai au commencement de cette rue deux pièces d’artillerie et huit chevaux pour assurer les derrières de la colonne.

Pour moi je pris la plus étroite de ces rues, avec huit chevaux, cent fantassins, dont vingt-cinq arquebusiers et arbalétriers et une multitude de nos amis. Je fis arrêter les cavaliers à l’ouverture de la rue et je leur recommandai de rester là et de ne venir me rejoindre que sur un ordre formel de ma part. Puis je mets pied à terre et nous arrivons à une barricade qui défendait un pont ; les arquebusiers et les arbalétriers, appuyés par une petite pièce de campagne, l’enlevèrent en peu d’instants, et nous poussons en avant sur une chaussée coupée en deux endroits. En dehors de ces trois attaques données par nous à la ville, le nombre de nos alliés indiens qui pénétraient de toutes parts dans Mexico et envahissaient les plates-formes des maisons, était si considérable qu’il semblait que rien ne pût nous résister. Après nous être emparés de ces deux ponts et de deux barricades, pendant que les Espagnols occupaient la chaussée, nos Indiens s’enfoncèrent dans la rue sans prendre aucune précaution ; pour moi, je restai accompagné d’une vingtaine d’Espagnols, dans une petite île qui se trouvait là, d’où j’observais une troupe de nos alliés enveloppés par les Mexicains. Ils les repoussaient quelquefois jusqu’à les jeter à l’eau, mais grâce à nous, ils pouvaient reprendre l’offensive. En outre, nous surveillions toutes les traversées des rues d’où pouvaient surgir des Mexicains sur les derrières des Espagnols qui s’étaient enfoncés sur la chaussée. Ils m’envoyaient dire, en cet instant, qu’ils étaient fort avancés et qu’ils approchaient de la place du Marché ; que de toutes façons ils voulaient aller de l’avant, parce qu’ils entendaient le bruit du combat que Sandoval et Alvarado livraient de leur côté.

Je leur défendis de faire un pas en avant sans combler les tranchées avec le plus grand soin, de manière que s’ils étaient forcés de battre en retraite, ils n’éprouvassent point de difficulté du côté de l’eau qui avait toujours été notre grand danger. Ils me répondirent qu’ils avaient eu soin d’aveugler toutes les tranchées dont ils s’étaient emparés et que je pouvais m’en assurer moi-même. Craignant qu’ils n’eussent négligé quelque précaution dans l’affaire des chaussées, je me rendis sur les lieux et je constatai qu’ils avaient franchi une brèche de plus de dix mètres de large, où ils s’étaient contentés de jeter quelques pièces de bois et des brassées de roseaux, sur lesquels ils avaient pu passer les uns après les autres : enivrés par la victoire, ils s’en allaient convaincus que tout était en ordre.

Au moment où j’arrivai à la tranchée pleine de cette eau maudite, je vis les Espagnols et grand nombre de nos alliés qui revenaient en fuyards poursuivis par les ennemis acharnés comme des chiens après eux. Témoin d’un si grand malheur, je leur criais : attention ! prenez garde ! et m’avançant sur le bord de l’eau, je la vis toute pleine d’Espagnols et d’Indiens ; et il ne paraissait même pas qu’ils y eussent jeté un fétu de paille. Et les Mexicains poursuivaient les Espagnols avec une telle fureur qu’ils se jetaient à l’eau derrière eux, et de toutes parts accourraient des canoas pleines d’ennemis qui s’emparaient des Espagnols vivants. Le désastre fut si rapide, que voyant massacrer mes gens, je jurai de rester là et de mourir en les défendant ; mais pour le moment tout ce que nous pouvions faire, moi et ceux qui m’accompagnaient, c’était de tendre la main à quelques malheureux Espagnols qui se noyaient, pour les aider à sortir de l’abîme. Les uns en sortaient blessés, les autres à moitié asphyxiés, et d’autres sans armes que j’emmenai à l’arrière, et le nombre des ennemis qui nous chargeaient était si considérable, que ma petite troupe, composée d’une quinzaine d’hommes, était cernée de toutes parts.

J’étais tout entier à l’idée de sauver mes camarades et m’inquiétais peu du danger que je pouvais courir, quand les ennemis s’emparèrent de moi et allaient m’emporter, sans un capitaine de cinquante hommes qui me suivait toujours et un jeune soldat de sa compagnie, à qui, après Dieu, je dois la vie, et qui pour me la donner comme un vaillant homme, perdit la sienne.

Dans ces conjonctures, les Espagnols qui arrivaient en déroute, fuyaient par la chaussée ; comme elle était étroite et presque au ras de l’eau, car ces chiens l’avaient construite ainsi dans le but de nous y prendre, et que les Indiens mêlés aux Espagnols s’y pressaient en foule, la masse ne pouvait avancer que lentement, ce dont profitaient les Mexicains, qui attaquaient la chaussée de droite et de gauche, pour prendre ou tuer qui bon leur semblait. Et ce capitaine qui était avec moi et qui s’appelle Antonio de Quiñones me disait : « Allons-nous-en, sauvons votre personne, car vous le savez, vous mort, nous serions tous perdus. » Et pourtant, je ne pouvais me résoudre à m’en aller. Ce voyant, Quiñones me saisit et me fit faire volte-face, et quoique j’eusse voulu mourir, je cédai aux supplications du capitaine et de ceux qui l’accompagnaient ; nous nous mîmes en retraite luttant de nos épées et nos boucliers contre les ennemis qui nous poursuivaient. En cet instant, parut un de mes domestiques à cheval, qui fit un peu de place ; mais il reçut d’un Mexicain un coup de lance dans la gorge qui le renversa. Me trouvant dans cette grande mêlée, attendant que mes hommes se sauvassent par cette petite chaussée, pendant que nous cherchions à contenir les ennemis, arriva l’un de mes serviteurs avec un cheval pour que je pusse le monter ; mais il y avait une telle boue sur cette chaussée, causée par ceux qui entraient et sortaient de l’eau, que personne n’eût pu s’y tenir et surtout avec les bousculades que les gens se livraient pour se sauver. Cependant, je montai à cheval, non pour combattre, car cela était impossible ; en effet, les huit cavaliers que j’avais laissés dans une petite île, n’avaient pu moins faire que tenter de nous secourir, mais obligés d’y renoncer, leur retraite fut si périlleuse, que deux juments montées par deux de mes serviteurs tombèrent à l’eau, les Mexicains tuèrent l’une d’elles, l’autre fut sauvée par mes soldats. L’un de mes pages appelé Cristobal de Guzman venait à moi, avec un cheval qu’on l’avait chargé de me remettre, pour que je pusse me sauver, mais les ennemis massacrèrent et le cheval et le pauvre garçon avant qu’ils pussent arriver jusqu’à moi. Cette mort jeta dans le camp une grande tristesse aussi vive encore aujourd’hui chez tous ceux qui avaient connu Guzman.

Au milieu de toutes ces difficultés, Dieu permit que les survivants arrivassent à la rue de Tacuba qui est très large. Je réunis mes hommes et avec neuf chevaux je restai à l’arrière-garde. Les ennemis venaient sur nous avec une telle joie et un tel orgueil de leur victoire, qu’il semblait que pas un de nous ne dût échapper. En reculant le mieux que je pouvais, j’envoyai dire au trésorier et à l’officier compteur, qu’ils se retirassent sur la place avec la plus grande prudence ; j’envoyai le même ordre aux deux capitaines qui étaient entrés par la rue qui menait au Marché. Les uns et les autres s’étaient battus avec la plus grande vaillance et s’étaient emparés de plusieurs barricades et chaussées qu’ils avaient comblées avec soin, de sorte qu’ils ne furent point inquiétés dans leur retraite. Avant que le trésorier n’opérât la sienne, les Mexicains, du haut d’une barricade où ils combattaient, lui avaient jeté deux ou trois têtes de chrétiens, sans qu’il pût savoir si ces malheureux appartenaient à la troupe d’Alvarado ou à la mienne. Lorsque nous fûmes réunis sur la place, les ennemis nous chargeaient par tant de côtés à la fois, que nous avions toutes les peines du monde à nous défendre, et dans ces mêmes lieux où, avant notre défaite, ils n’eussent pas osé tenir tête à trois cavaliers et dix fantassins. Tout à coup, sur l’une des pyramides qui se trouvaient près de la place, ils firent brûler des parfums et des gommes qui ressemblent à de l’encens, et qu’ils offraient à leurs idoles en remercîment de leur victoire. J’aurais bien voulu troubler la cérémonie, mais cela était impossible, car mes gens s’approchaient déjà de leurs quartiers.

Les Mexicains nous tuèrent dans cette défaite trente-cinq ou quarante Espagnols et plus de mille Indiens ; ils blessèrent vingt autres Espagnols, et moi-même je fus blessé à La jambe. Nous perdîmes une petite pièce de campagne, des escopettes, des arbalètes et autres armes. Aussitôt après leur victoire, les Mexicains voulant frapper de terreur Sandoval et Alvarado, emportèrent à Tlaltelolco tous les Espagnols vivants ou morts qu’ils avaient pris, et là, sur les hautes pyramides des temples, à la vue de leurs camarades, ils les dépouillèrent de leurs vêtements et les sacrifièrent en leur ouvrant la poitrine dont ils retiraient le cœur sanglant pour l’offrir à leurs idoles. Les Espagnols du camp d’Alvarado pouvaient voir de l’endroit où ils combattaient les corps nus et blancs des victimes qui les dénonçaient comme chrétiens. Quoiqu’ils en éprouvassent une grande douleur, ils se retirèrent dans leurs quartiers, après avoir courageusement combattu et s’approchèrent fort près de la place du Marché qui eût été prise ce jour-là, si Dieu, pour nos péchés, n’avait permis un tel désastre.

Ce jour-là, nous rentrâmes dans nos quartiers plus tôt que d’habitude et chargés de tristesse ; on nous disait que les brigantins étaient perdus et que les Mexicains les avaient enveloppés de leurs canoas ; Dieu ne le permit pas, quoique les brigantins et les canoas de nos alliés eussent couru les plus grands dangers, si bien que l’un d’eux faillit être pris. Les Indiens blessèrent le capitaine et le maître d’équipage ; le capitaine mourut de sa blessure huit jours après.

Ce jour-là et la nuit suivante, les Mexicains célébrèrent leurs réjouissances par un tel vacarme de tambours et de trompettes que tout semblait crouler ; ils ouvrirent toutes les rues, nettoyèrent et creusèrent toutes les tranchées comme elles étaient auparavant et mirent leurs sentinelles et veilleurs de nuit à deux portées d’arbalète de nos quartiers. Comme nous y étions rentrés défaits, blessés et sans armes, il fallait nous reposer et nous refaire. Les Mexicains profitèrent de ces circonstances pour envoyer des émissaires dans toutes les provinces vassales, leur annoncer qu’ils avaient remporté une grande victoire, tué une foule d’Espagnols, que bientôt ils nous auraient tous exterminés et qu’elles ne fissent point la paix avec nous. Ils leur envoyaient comme preuves de leur victoire, les deux têtes des chevaux qu’ils avaient tués et d’autres dépouilles qu’ils nous avaient enlevées, les exhibant partout où besoin était et profitant de la circonstance pour remettre ces provinces sous le joug. Mais en somme, pour rabattre leur suffisance et qu’ils ne crussent point tant à notre faiblesse, chaque jour, quelques-uns des nôtres, cavaliers et fantassins, soutenus par des Indiens alliés, s’en allaient combattre dans la ville, sans trop de résultats, il est vrai, que la prise de quelques tranchées dans la rue qui mène à la place.

Deux jours après notre défaite, alors que la nouvelle en était répandue dans tous les pays, les habitants de Cuernavaca, anciens sujets de Mexico et qui étaient devenus nos alliés, vinrent à mon camp, pour me dire que les Indiens de Malinalco leurs voisins leur faisaient beaucoup de mal, ravageaient leurs terres et s’allaient joindre aux Indiens de Cuisco pour les attaquer et les exterminer, parce qu’ils s’étaient déclarés nos amis et sujets de Votre Majesté. Ils ajoutaient, qu’après les avoir défaits, ces Indiens marcheraient sur nous. Quoique nos malheurs fussent tout récents et que nous eussions plus besoin de secours que nous n’étions capables d’en donner, ces gens me le demandaient avec de telles instances que je ne pus leur refuser. J’y trouvai la plus grande opposition chez les miens, qui prétendaient que c’était me suicider, que de me priver de la plus petite force. Néanmoins, je fis accompagner ces Indiens par quatre-vingts soldats et dix chevaux sous les ordres d’Andrès de Tapia, à qui je recommandai de faire de son mieux pour le service de Votre Majesté et la sécurité de nos troupes dont il connaissait la position précaire ; je le priai, en outre, de ne pas rester plus de dix jours dans cette expédition. Il partit, et arrivé à un petit village entre Malinalco et Cuernavaca il trouva l’ennemi qui l’attendait ; appuyé par les gens de Cuernavaca, Tapia leur livra bataille et ses hommes se conduisirent si bien qu’il les défit et les poursuivit jusque dans Malinalco, située sur un pic élevé inaccessible à la cavalerie. Il se rejeta sur la plaine qu’il ravagea, et nous revint victorieux, juste dix jours après son départ. Dans le haut de ce village de Malinalco il y a de nombreuses sources d’une eau fraîche et excellente. Pendant l’expédition de nos capitaines, les Espagnols piétons et cavaliers, suivis de nos alliés, pénétraient dans la ville jusqu’aux grandes maisons qui bordaient la place ; mais ils ne pouvaient aller plus loin, car les Mexicains avaient ouvert le canal qui débouche à l’entrée de la place ; canal très large et très profond appuyé d’une forte barricade, où nos gens se battaient avec les Indiens jusqu’à ce que la nuit vînt les séparer.

Un des capitaines tlascaltecs, nommé Chichimecatl, dont j’ai déjà parlé, qui présida au transport des brigantins de Tlascala à Tezcoco et qui depuis le commencement de la guerre résidait avec sa troupe dans le camp d’Alvarado, jugeant, d’après leur déroute, que les Espagnols ne combattaient pas comme d’habitude, résolut de pénétrer sans eux dans la ville. Il s’avança donc avec ses Indiens, laissa quatre cents archers près d’une tranchée profonde et dangereuse dont il s’empara, ce qui n’était jamais arrivé sans notre aide : puis il poussa en avant suivi des siens, hurlant, insultant l’ennemi et proclamant bien haut le nom de Tlascala et celui de Chichimecatl. Les deux partis combattirent avec acharnement, il y eut de part et d’autre beaucoup de morts et de blessés. Les Mexicains croyaient bien les tenir en leur pouvoir, car ce sont des gens qui dans les retraites, encore qu’ayant été battus, continuaient le combat avec une implacable résolution ; ils pensaient donc qu’au dangereux passage de la chaussée ils pourraient se venger des Tlascaltecs. Mais c’était pour parer à l’incident, que Chichimecatl avait laisse ses quatre cents archers sur l’autre bord du canal ; en effet, quand les Tlascaltecs revinrent suivis par les Mexicains, ils se rejetèrent à l’eau et passèrent sous la protection des archers qui arrêtèrent l’élan de l’ennemi stupéfait de l’audace de Chichimecatl.

Quelques jours après le retour des Espagnols de Malinalco, dont j’ai parlé à Votre Majesté dans le chapitre précédent, dix Indiens otomies arrivèrent au camp. C’étaient, je l’ai dit, d’anciens esclaves des Mexicains qui s’étaient déclarés sujets de Votre Altesse, et qui nous suivaient dans nos attaques contre la ville. Ceux-ci nous dirent que les seigneurs de la province de Temascalcingo, leurs voisins, leur faisaient la guerre et ravageaient leurs terres : qu’ils leur avaient incendié un village et enlevé du monde ; enfin, qu’ils leur faisaient tout le mal qu’ils pouvaient : que, de plus, ils devaient venir nous attaquer afin que ceux de la ville pussent sortir et en finir avec nous. Je donnai d’autant plus de créance à cette histoire, que depuis peu de jours, chaque fois que nous nous battions avec les Mexicains, ils nous menaçaient des gens de Temascalcingo, Indiens inconnus de nous, habitant une grande province située à vingt-deux lieues de nos campements. Les Otomies nous demandaient des secours contre leurs voisins et le demandaient tout de suite, confiants dans l’aide de Dieu.

Pour couper court aux espérances des Mexicains qui chaque jour nous menaçaient de l’arrivée de secours qu’ils ne pouvaient recevoir que de ce côté, je résolus d’y envoyer Gonzalo de Sandoval avec dix-huit chevaux, cent fantassins et un seul arbalétrier qui le suivit avec un grand nombre de nos alliés otomies. Dieu sait à quels dangers ils allaient être exposés, et dans quel danger ils nous laissaient ; mais comme il convenait de montrer plus d’énergie et de courage que jamais et prouver que nous voulions mourir en combattant, nous dissimulions notre faiblesse aux yeux de nos amis comme à ceux de nos ennemis, car mes Espagnols répétaient souvent, qu’il plût à Dieu de leur conserver la vie et de leur accorder la victoire, qu’ils n’avaient plus sur terre, ni intérêt, ni espérance, ce qui prouve en quelle affreuse extrémité nous nous trouvions.

Sandoval s’en fut camper à un village otomie frontière de Temascalcingo et le jour suivant, de bonne heure, il partit et arriva dans quelques fermes otomies qu’il trouva désertes et en partie incendiées. Atteignant la plaine près d’une rivière, il rencontra une forte troupe de guerriers ennemis qui venaient de brûler un autre village. Dès qu’ils l’aperçurent ils se retirèrent et Sandoval trouva sur le chemin qu’ils suivaient plusieurs charges de maïs et des petits enfants rôtis dont ils avaient fait provision et qu’ils avaient abandonnés en voyant les Espagnols. Ayant traversé une autre rivière, les ennemis s’arrêtèrent et nous firent tête. Sandoval et ses cavaliers se jetèrent sur eux et les dispersèrent ; ils prirent la fuite dans la direction de leur village de Temascalcingo qui se trouvait à trois lieues plus loin. La cavalerie les poursuivit jusqu’au village et là, ils attendirent les Espagnols et nos alliés indiens qui venaient massacrant tous ceux que les chevaux avaient dispersés et qui étaient restés en arrière. Dans cette affaire les ennemis perdirent plus de deux mille hommes. Les fantassins ayant rejoint les cavaliers et nos Indiens qui étaient plus de soixante mille, on s’approcha du village où les ennemis nous résistèrent, pour donner aux femmes et aux enfants le temps de se réfugier avec leurs bijoux dans une forteresse située près de là, sur une hauteur. Mais l’attaque fut si vigoureuse, que les hommes lâchèrent pied et se réfugièrent aussi dans la forteresse ; nos Indiens pendant ce temps pillaient et brûlaient le village et comme il était tard, que nos gens étaient fatigués de s’être battus tout le jour, Sandoval ne voulut pas attaquer la forteresse. Quant aux ennemis, ils passèrent une partie de la nuit à pousser des hurlements et à nous étourdir du bruit de leurs trompettes et de leurs tambours.

Le jour suivant de bonne heure, le grand alguazil, à la tête de sa troupe, se mit en route pour attaquer la forteresse avec crainte d’une vive résistance ; mais arrivé sur la hauteur, il ne vit personne que des Indiens alliés, qui lui dirent que les ennemis étaient partis avant le jour de la hauteur où ils étaient ; ils voyaient toute la plaine aux environs couverte de gens qui étaient des Otomies. Nos cavaliers les prenant pour des ennemis, leur coururent sus et en percèrent trois ou quatre à coups de lance, et comme le langage des Otomies diffère de celui des Mexicains, on ne comprenait qu’une chose, c’est qu’ils jetaient leurs armes et se réfugiaient près des Espagnols ; nos cavaliers cependant en tuèrent encore trois ou quatre, et ces malheureux comprirent un peu tard, qu’on ne les avait pas reconnus. Comme les ennemis ne nous avaient pas attendus, les Espagnols résolurent de s’en retourner passant par un de leurs villages qui s’était également révolté ; mais en présence d’une telle armée ils vinrent demander la paix. Sandoval fit venir le cacique, lui dit que je pardonnais volontiers à tous ceux qui se déclaraient sujets de Sa Majesté quelles que fussent leurs fautes, qu’il le priait donc de s’entendre avec les gens de Temascalcingo afin qu’ils fissent leur soumission ; il promit de le faire et de m’amener aussi ceux de Malinalco. Après quoi le grand alguazil revint à nos quartiers victorieux.

Ce jour-là, quelques Espagnols guerroyaient avec les Mexicains, lorsqu’ils nous demandèrent de leur envoyer notre interprète pour traiter de la paix ; mais ils ne la voulaient qu’à une condition : c’était que nous quitterions le pays. Ces pourparlers n’avaient qu’un but, c’était d’obtenir quelques jours de repos qui leur eussent permis de se refaire et de s’approvisionner des choses qui leur manquaient. Jusqu’à ce jour, nous n’avions jamais pu obtenir la moindre trêve. Tandis que nous nous entretenions avec eux, fort près les uns des autres, car nous n’étions séparés que par une tranchée fort étroite, un vieux Mexicain sortit tranquillement de son sac quelques vivres, qu’il se mit à manger, pour nous prouver qu’ils avaient tout en abondance, parce que nous leur disions qu’ils mouraient de faim. Nos alliés indiens nous assuraient que ces ouvertures de paix étaient fausses et qu’il ne fallait leur accorder ni trêve, ni repos ; ce jour-là cependant on ne se battit pas, parce que les chefs mexicains juraient à mon interprète qu’ils étaient de bonne foi.

Quatre jours après le retour de Sandoval de Temascalcingo, les caciques de cette ville, ceux de Malinalco et de la province de Cuisco, qui est riche et puissante, et qui s’était révoltée, arrivèrent à mes quartiers pour faire leur soumission, promettant de me servir fidèlement ; ils le firent et l’ont fait jusqu’à ce jour.

Pendant que le grand alguazil était à Temascalcingo, les Mexicains en profitèrent pour tomber la nuit sur le camp d’Alvarado ; ils arrivèrent à quatre heures du matin ; les sentinelles, piétons et cavaliers qui les aperçurent donnèrent l’alarme et les gardes avancées engagèrent le combat. En voyant les chevaux, les Mexicains se jetèrent dans la lagune ; pendant ce temps nos hommes étaient arrivés qui se battirent avec eux pendant plus de trois heures ; de notre côté, ayant entendu le bruit du canon et craignant que nos amis fussent défaits, je fis armer mes gens pour entrer dans la ville, afin d’opérer une diversion en faveur d’Alvarado, mais les Mexicains ayant trouvé les Espagnols sur leurs gardes revinrent dans la ville où nous arrivions pour les attaquer.

En ce moment, ceux qui avaient été blessés lors de notre grande défaite étaient guéris et il était arrivé à la Villa Rica de la Veracruz un navire de Juan Poncé de Léon qui revenait battu des côtes de la Floride ; mes gens de la Villa m’envoyèrent de la poudre et des arbalètes dont nous avions le plus grand besoin ; et puis, grâces à Dieu, nous n’avions plus un seul Indien, par toute la terre à la ronde, qui ne fût un allié ; et voyant comment les Mexicains se montraient rebelles à toute négociation et persévéraient dans cette indomptable résolution de mourir, je ne savais plus quelles mesures prendre avec eux pour nous éviter les dangers du siège et pour sauver d’une destruction complète cette ville de Mexico qui était une des plus belles du monde. Et cela ne nous servait de rien de leur dire que nous, par terre et les brigantins par terre et par eau, nous ne cesserions de les attaquer ; que nous avions défait et soumis les Indiens de Temascalcingo et ceux de Malinalco ; que, par conséquent, ils n’avaient plus à attendre de secours de personne ; qu’ils n’avaient plus ni maïs, ni viande, ni fruits ; qu’ils manquaient de toute espèce d’aliments ; plus nous leur répétions ces choses et moins ils montraient de faiblesse, et dans nos rencontres et dans nos combats nous les trouvions plus courageux que jamais.

Devant l’impossibilité de toute transaction, et songeant que le siège durait depuis quarante-cinq jours, je résolus de prendre pour notre sûreté une mesure radicale et ce fut de détruire, quelque temps que cela pût nous coûter, les maisons de la ville, chaque fois que nous y pénétrerions ; de manière que nous ne ferions plus un pas en avant, sans tout raser devant nous, tout aplanir, et transformer les canaux et les tranchées en terre ferme. Je convoquai donc à ce sujet tous les caciques des nations amies, je leur fis part de ce que j’avais résolu et les priai de réunir le plus de manœuvres qu’ils pourraient et de me les envoyer munis de leur coas, instrument qui répond à la houe de nos agriculteurs ; ils me répondirent qu’ils le feraient avec le plus grand plaisir ; que c’était une mesure excellente, la meilleure pour ruiner la ville, ce que tous désiraient plus que toute chose au monde.

Trois ou quatre jours passèrent en préparatifs ; les Mexicains soupçonnaient bien que nous tramions quelque chose contre eux, et de leur côté, comme il nous parut plus tard, ils organisaient leur défense. Étant bien convenu avec nos amis que nous attaquerions la ville par terre et par eau, le lendemain, après avoir entendu la messe, nous prenons le chemin de Mexico : en arrivant à la barricade et à la tranchée qui précèdent les grandes maisons de la place, et au moment où nous allions attaquer, les Mexicains nous firent signe d’arrêter, qu’ils demandaient la paix. Sur mon ordre, les soldats mirent bas les armes, et je demandai que le commandant en chef de la ville vînt me parler et que nous suspendrions les hostilités. Sous le fallacieux prétexte qu’on était allé le chercher, ces gens me firent perdre plus d’une heure. C’est qu’en vérité, ils n’avaient nulle envie de faire la paix, ce qu’ils nous prouvèrent à l’instant en nous couvrant de flèches, de dards et de pierres. À cette vue, nous attaquâmes la barricade qui fut emportée, et en entrant sur la place, nous la trouvâmes hérissée de grosses pierres pour empêcher que les cavaliers ne pussent s’y mouvoir ; car c’étaient d’eux seuls qu’ils avaient quelque crainte ; nous trouvâmes deux autres rues également semées de pierres dans ce même but de paralyser les chevaux.

À partir de ce jour, nous aveuglâmes si complètement et si solidement les tranchées et les canaux que les ennemis ne purent les rouvrir ; nous commençâmes aussi à démolir les maisons et à combler les canaux au fur et à mesure que nous nous en emparions, et comme ce jour-là, nous avions plus de cent cinquante mille Indiens alliés, nous fîmes une grosse besogne. Les brigantins de leur côté, avec les canoas de nos amis, causèrent de grands dommages à la ville, et le soir nous rentrâmes tous nous reposer.

Le jour suivant nous entrâmes à Mexico dans le même ordre ; et arrivés à la place, près de la grande pyramide avec son temple, j’ordonnai à mes lieutenants de combler tous les canaux et aplanir les mauvais passages, et à nos alliés indiens, de brûler et démolir les maisons pendant que d’autres se battaient avec les Mexicains et que la cavalerie veillait à l’arrière-garde. Alors, je me transportai sur le plus haut des temples, car rien ne les irritait plus que de m’y voir ; de là, j’encourageais mes hommes et leur indiquais où ils devaient se porter au secours de leurs camarades, car à tour de rôle, Espagnols et Mexicains avançaient et reculaient, auquel cas, les premiers étaient immédiatement secourus par nos cavaliers, ce qui leur donnait une nouvelle ardeur pour se jeter sur les ennemis. Nous pénétrâmes dans la ville, cinq ou six jours de suite, de la même manière, et chaque jour en nous retirant, nous laissions nos alliés à l’avant, soutenus par des Espagnols dissimulés derrière les maisons avec quelques chevaux en arrière-garde, de façon que chaque soir nous percions quelques ennemis de nos lances. L’un de ces jours, il y avait sur la place sept ou huit de nos cavaliers, attendant la sortie des Mexicains ; ne voyant personne, ils se retiraient ; les ennemis craignant les coups de lance dont ils avaient été si souvent victimes, s’étaient réfugiés sur les murs et les plates-formes des maisons ; et lorsque mes hommes, huit ou neuf en tout, revenaient de leur côté, ne pouvant les atteindre, ils furent obligés de se retirer ; ce que voyant, les Mexicains exaltés par ce semblant de victoire, les accablèrent de projectiles et nous blessèrent deux chevaux. Cette affaire me donna l’idée de leur dresser une embuscade, dont je parlerai à Votre Majesté. Ce jour-là, nous regagnâmes nos quartiers vers le tard, laissant bien comblée et aplanie toute la partie de la ville ne nous avions conquise et les Mexicains très glorieux de croire que nous avions pris la fuite. Ce même soir, j’envoyai un courrier à Sandoval pour lui dire de m’amener avant le jour quinze cavaliers pris parmi les siens et ceux d’Alvarado.

Sandoval arriva le matin avec les quinze chevaux, j’en avais déjà vingt-cinq de Culuacan, ce qui m’en faisait quarante ; je commandai à dix d’entre eux de sortir de bon matin avec nos gens, et qu’avec les brigantins ils s’en allassent attaquer les Mexicains et démolir autant de maisons qu’ils pourraient, parce qu’alors, quand ils opéreraient leur retraite, je partirais avec mes treize chevaux ; il fallait donc qu’ils profitassent de la mêlée pour enfermer les ennemis dans les maisons au milieu de l’eau, qu’ils les y maintinssent jusqu’à l’heure de la retraite, où je me mettrai en embuscade derrière les palais. Ils firent comme je leur avais demandé ; à une heure de l’après-midi, je filai avec trente chevaux et je les dissimulai derrière les palais ; alors je montai sur la pyramide et pendant que j’étais là, certains de mes gens découvraient une tombe où ils trouvèrent pour plus de quinze cents castellanos d’or. L’heure de la retraite étant sonnée, j’ordonnai qu’on se retirât avec les plus grandes précautions, et que les cavaliers apparussent, mais comme s’ils n’eussent osé attaquer, et qu’ils fissent cette manœuvre quand les Mexicains se seraient réunis aux alentours de la place et dans la place, tous étaient impatients de marcher. Mes troupes, cavaliers et fantassins se retiraient donc de la grande place suivis par nos alliés qui étaient au courant du stratagème ; et les Mexicains se précipitaient sur eux avec de tels cris de joie, qu’ils semblaient avoir remporté la plus grande victoire ; les neuf cavaliers se jetèrent sur eux et se retirèrent comme effrayés, ils firent par deux fois cette manœuvre, qui enflamma les ennemis à tel point, qu’ils se précipitèrent sur les talons des chevaux et qu’ils arrivèrent jusqu’au débouché de la rue où se trouvait l’embuscade ; quand nous vîmes les Espagnols passer devant nous, et que nous entendîmes le coup d’escopette qui devait servir de signal, nous connûmes qu’il était temps d’agir, et au cri de Santiago, nous tombâmes au milieu d’eux, les perçant de nos lances, les bousculant, et en jetant une foule par terre que nos alliés achevaient, de sorte qu’il en périt en cette affaire plus de cinq cents, tous personnes principales et de leurs meilleurs guerriers. Cette nuit-là, nos amis firent bombance, car ils enlevèrent par morceaux tous ceux que nous avions tués pour s’en régaler à loisir. Les Mexicains furent tellement épouvantés de se voir si subitement défaits qu’ils ne poussèrent pas un cri cette nuit-là, et qu’ils n’osèrent se montrer dans aucune rue, ni sur aucune maison, que là où ils étaient absolument à l’abri de nos coups.

Il était presque nuit quand nous nous retirâmes ; les Mexicains envoyèrent une douzaine d’esclaves pour observer nos mouvements, mais ils furent enveloppés par nos cavaliers qui n’en laissèrent pas échapper un seul. Notre victoire inspira une telle crainte à nos ennemis, que jamais plus, par la suite, ils n’osèrent rentrer sur la place quand nous en partions, n’y eût-il même qu’un seul cavalier, pas plus qu’ils n’osèrent suivre nos fantassins de peur qu’à leurs pieds ne surgît une autre embuscade. Cette victoire que Dieu nous donna fut bien une des principales causes de la reddition de la ville, car elle jeta le découragement parmi ses défenseurs, tandis qu’elle inspirait une nouvelle ardeur à nos alliés.

Aussi, nous rentrâmes dans nos quartiers décidés à pousser la guerre à outrance et à ne pas manquer au seul jour d’envahir la ville jusqu’à sa complète destruction. Ce jour-là, il n’y eut de nouveau chez nous qu’un accident arrivé à notre cavalerie dont deux chevaux se rencontrèrent ; l’un tomba, c’était une jument, elle s’en fut droit chez les Mexicains qui la couvrirent de flèches ; devant ce mauvais traitement elle revint à nous, mais mourut dans la nuit. Nous éprouvâmes une vraie douleur, car chevaux et juments représentaient pour nous la victoire et la vie ; néanmoins, notre peine fut moins grande que si la bête était morte entre les mains de l’ennemi. Les brigantins et les canoas de nos alliés causèrent à la ville de grands dommages ce jour-là, sans en recevoir eux-mêmes aucun mal.

Nous savions déjà que les habitants de la ville en étaient réduits aux dernières extrémités ; nous apprîmes de l’un d’eux que pendant la nuit, ils sortaient et venaient rôder aux alentours de nos quartiers ; qu’ils se mouraient de faim, qu’ils pêchaient la nuit et venaient dans la partie de la ville en notre pouvoir, chercher du bois, des herbes et des racines pour les manger. Comme nous avions comblé une partie des canaux et aplani les mauvais pas, je résolus ce jour-là d’entrer à Mexico de très bonne heure, pour y faire tout le mal que nous pourrions. Les brigantins partirent avant le jour, et moi, avec quinze chevaux, cent fantassins et nos alliés, nous entrâmes précédés de quelques espions, qui, le jour venu, me firent signe d’avancer. Nous tombâmes sur une grande foule, composée de malheureux affamés qui s’en allaient en quête de vivres ; la plupart étaient sans armes, en grande partie des femmes et des enfants ; ce fut un massacre, nous en tuâmes plus de huit cents ; de leur côté, les brigantins s’emparèrent d’une foule de gens en canoas qui péchaient dans la lagune, auxquels ils firent beaucoup de mal. Comme les principaux habitants et les capitaines nous virent occuper leur ville à une heure inaccoutumée ils en demeurèrent aussi épouvantés que de notre fameuse embuscade ; aucun d’eux n’osa venir à notre rencontre et nous rentrâmes dans nos camps avec des vivres à foison pour nos amis.

Le jour suivant, de bonne heure, nous étions à Mexico et nos amis admirant la méthode et l’ordre que nous observions dans la destruction de la ville accouraient en nombre immense pour nous aider. Ce jour-ci nous conquîmes la chaussée de Tacuba dont nous comblâmes tous les mauvais pas, de sorte que Pedro de Alvarado pouvait communiquer avec nous à travers la ville et par la rue principale qui conduisait au Marché. Nous nous emparâmes encore de deux ponts dont les tranchées furent comblées et nous détruisîmes le palais du seigneur de la ville, un jeune homme de dix-huit ans appelé Guatimozin, qui était le second empereur de Mexico, depuis la mort de Muteczuma. Les Indiens avaient une forte garnison dans ce palais, qui était grand, fortifié et entouré d’eau. Nous prîmes encore deux autres ponts, dans des rues qui avoisinent le Marché, et nous comblâmes diverses tranchées de manière que nous occupions les trois quarts de la ville et que les Mexicains ne possédaient plus que le côté le plus fort composé de palais entourés d’eau.

Le jour suivant, jour de l’apôtre Santiago, nous entrâmes à Mexico dans le même ordre que la veille ; nous suivîmes la grande rue qui conduit au Marché et nous nous emparâmes du grand canal que les Mexicains considéraient comme leur principale défense : on y mit un assez long temps, l’affaire fut dangereuse et comme le canal était fort large, nous ne pûmes de tout le jour achever de le combler, de manière que les chevaux pussent en profiter. Nous étions tous gens de pied ; les Mexicains voyant que les cavaliers n’avaient pu passer, s’élancèrent sur nous avec la plus grande bravoure ; mais nous les arrêtâmes, et comme nous avions une forte escouade d’arbalétriers, ils reculèrent jusqu’à leurs barricades en perdant beaucoup de monde. Outre leurs armes ordinaires, mes Espagnols avaient de longues piques que j’avais fait fabriquer après notre défaite et qui nous furent des plus utiles. Ce jour-là, des deux côtés de la grande rue, on n’entendait que le bruit de l’incendie et de l’écroulement des maisons, ce qui me faisait peine à voir ; mais nous y étions forcés par les circonstances. Les Mexicains témoins de ces dévastations encourageaient nos alliés indiens, leur disant qu’ils leur feraient bientôt reconstruire les palais qu’ils prenaient tant de peine à détruire, alors qu’ils seraient vainqueurs, ce qui ne pouvait tarder ; que, dans le cas contraire, ils auraient à les reconstruire pour nous ; et les malheureux avaient raison, seulement ce furent eux-mêmes qui durent plus tard les réédifier.

Le jour suivant, de bonne heure, nous pénétrâmes dans la ville comme d’habitude et en arrivant au grand canal que nous avions comblé la veille, nous le trouvâmes tel que nous l’avions laissé. Avançant à deux portées d’arbalète, nous nous emparons de douze tranchées que l’ennemi avait creusées dans le milieu de la même rue, et nous arrivons à une petite pyramide et son temple où nous trouvons les têtes de nos amis qu’on y avait sacrifiés, ce qui nous causa une grande douleur. De cette pyramide, la rue allait tout droit à la chaussée où se trouvait le quartier de Sandoval, et à gauche, une autre rue qui conduisait au Marché, où il n’y avait qu’une seule tranchée garnie de Mexicains. Nous n’allâmes pas plus loin, quoique nous eussions fort escarmouché avec les Indiens. Dieu, Notre Seigneur, nous accorda comme toujours la victoire et nous regagnâmes nos quartiers assez tard.

Le jour suivant, nous nous préparions à partir pour Mexico, lorsque vers les neuf heures nous vîmes des colonnes de fumée s’élever des pyramides de Tlaltelolco, le grand marché de la ville ; nous ne savions ce que cela voulait dire, car cette fumée était beaucoup plus considérable que celle produite par l’encens que les Indiens avaient coutume de brûler en l’honneur de leurs idoles et nous supposâmes, sans oser le croire, que c’était Alvarado qui était arrivé jusque sur la place ; ce qui était vrai. Il est certain que, ce jour-là, Pedro de Alvarado et ses hommes se comportèrent le plus vaillamment du monde, car nous avions encore de ce côté, une foule de tranchées et de barricades à conquérir, et que l’élite des guerriers de la ville s’efforçaient de défendre. Comme il voyait que de notre côté, nous resserrions l’ennemi chaque jour davantage, il fit son possible pour arriver sur la place où les Mexicains avaient concentré leurs forces ; mais il ne put que s’en approcher et s’emparer de ces pyramides qui se trouvent aux environs du Marché. Les cavaliers se trouvèrent en grand danger et furent obligés de se retirer ; retraite pendant laquelle on leur blessa trois chevaux. Ce fut ainsi que Pedro de Alvarado et ses gens gagnèrent leur quartier. Pour nous, nous ne voulûmes pas même prendre l’unique tranchée et le seul canal qui nous séparassent du Marché et nous ne nous occupâmes que de combler et d’aplanir tous les mauvais pas. Les Mexicains nous poursuivirent dans notre retraite, ce qui leur coûta cher.

Le lendemain, de bonne heure, nous entrâmes dans la ville, et nous n’avions à nous emparer que d’une seule tranchée et de sa barricade pour arriver au Marché ; nous attaquâmes aussitôt ; un lieutenant et deux ou trois Espagnols se jetèrent à l’eau, ce que voyant les Mexicains abandonnèrent la barricade. On commença donc immédiatement à combler la tranchée et égaliser le terrain pour que les chevaux pussent passer ; lorsque tout fut prêt, Alvarado parut au bout de la rue avec quatre de ses cavaliers, ce qui nous causa la joie la plus grande que nous eussions éprouvée, car cet incident nous annonçait la fin prochaine de la guerre. Alvarado avait laissé une escouade de gens en arrière-garde pour se défendre et conserver ce qu’il avait pris. Comme le passage était aplani je fus, accompagné de quelques chevaux, voir le Marché, défendant à mes hommes d’aller plus avant. Nous nous promenâmes un moment sur la place, admirant les portiques dont les plates-formes étaient couvertes de Mexicains ; comme cette place est fort grande, ils nous voyaient nous promener avec stupeur, sans oser nous approcher. Je montai sur la pyramide qui touche au Marché, et je trouvai là les têtes de nos camarades sacrifiées aux idoles ainsi que celles de nombreux Tlascaltecs, les ennemis héréditaires des Mexicains.

Je regardais du haut de cette pyramide tout ce que nous avions conquis de cette ville, dont nous occupions maintenant la plus grande partie, et songeant à tout ce que nos ennemis devaient souffrir, n’ayant plus pour demeures que de petites maisons bâties sur l’eau, ne se nourrissant plus que de racines et d’écorces d’arbres, je résolus de leur accorder une trêve d’un jour, me demandant comment je pourrais sauver la vie de cette multitude. J’éprouvais certainement la plus grande douleur de leur imposer de telles souffrances ; je leur offrais la paix chaque jour ; ils repoussaient toutes mes ouvertures, disant qu’ils ne se rendraient jamais, et qu’ils avaient juré de mourir en combattant ; que nous n’aurions rien de leurs trésors qu’ils enfouiraient là où nous ne saurions les trouver, et moi, pour ne pas leur rendre mal pour mal, je pensais à les laisser en paix.

Comme nous avions peu de poudre, nous avions eu l’idée, il y avait déjà quelques jours, de faire un trabuco ; je n’avais pas d’ouvriers pour le fabriquer, à leur défaut mes charpentiers s’offrirent à m’en fabriquer un petit. Quoique doutant fort de la réussite, je leur permis d’essayer ; il fut achevé pendant que nous tenions les Indiens bloqués : je le fis porter à la place du Marché, où on l’installa sur une sorte de théâtre construit en pierre et mortier, de forme carrée, d’une hauteur de cinq mètres sur trente de largeur et qui se trouve au milieu de la place ; c’est là que les Mexicains donnaient certaines représentations, dont les acteurs pouvaient être vus de tous les gens du Marché, aussi bien de ceux qui étaient en bas que de ceux qui étaient en haut des portiques ; on fut quatre jours à le mettre en place, et nos alliés indiens menaçaient les gens de la ville, leur disant qu’avec cette machine nous allions les tuer tous. Quand elle n’aurait eu d’autre effet que de faire peur aux Mexicains, ce qu’elle fit, elle ne nous fut pas inutile ; nous pensions aussi qu’elle précipiterait la reddition de la place. Ce fut une double déception, car la machine ne put servir et les Mexicains ne se rendirent pas. Nous dissimulâmes notre déplaisir en disant que pris de compassion pour ces malheureux, nous nous refusions à les massacrer.

Un autre jour, le trabuco en place, nous retournâmes à la ville et comme il y avait trois ou quatre jours que nous ne nous battions plus, nous trouvâmes les rues où nous passions, pleines de femmes, d’enfants et de malheureux qui se mouraient de faim ; ils étaient si maigres, si décharnés, si lamentables que c’était le spectacle le plus triste du monde, je recommandai qu’on ne leur fit aucun mal. Pour les gens de guerre, ils ne s’exposaient nulle part où ils eussent pu recevoir quelque dommage, et nous les apercevions immobiles là-bas, sur les plates-formes des maisons, drapés dans leurs manteaux et sans armes ; ce jour-là, je leur fis encore offrir la paix. Ils voulurent encore temporiser et comme je les attendais déjà depuis la moitié du jour, je leur fis dire que j’allais les attaquer ; qu’ils fissent retirer leurs gens, sinon, que je donnerais toute licence à mes alliés de les massacrer. Ils répondirent qu’ils désiraient la paix et je répliquai que je ne voyais pas le personnage chargé de traiter, qu’il pouvait venir, qu’on lui donnerait toute sécurité et que nous pourrions entamer les négociations ; mais je vis qu’ils se moquaient de nous, qu’ils étaient tous armés et prêts à nous recevoir ; je les avertis cependant plusieurs fois, afin de mieux les mettre dans leur tort, et je donnai l’ordre à Alvarado d’entrer avec tout son monde dans un grand faubourg occupé par l’ennemi et composé de plus de mille maisons ; j’y pénétrai de mon côté avec mes fantassins seulement, le terrain étant impropre à la cavalerie.

Le combat s’engagea avec une telle vigueur de notre part que nous emportâmes tout le faubourg, et la mêlée fut tellement meurtrière pour les Mexicains, qu’ils y laissèrent plus de deux mille des leurs, morts ou prisonniers, que nos alliés traitaient avec une cruauté barbare, quelque défense ou quelque châtiment que nous leur infligions.

Le lendemain, à notre retour à la ville, je défendis que l’on combattît, et qu’on fît le moindre mal aux ennemis ; ceux-ci, en présence de cette multitude soulevée contre eux, multitude composée de leurs anciens sujets lâchement alliés à des étrangers pour les massacrer, sujets témoins de leur affreuse misère et se réjouissant de les voir entourés des cadavres de leurs concitoyens, nous suppliaient de les achever et de les tuer pour échapper plutôt à un tel supplice ; ils m’appelaient à grands cris, disant qu’ils voulaient me parler. Comme tous les Espagnols désiraient la paix et la fin de cette guerre cruelle, ils se réjouirent infiniment, espérant que c’était bien la paix que demandaient les ennemis. Ce fut donc avec plaisir qu’ils me vinrent chercher pour me conduire à une barricade où se trouvaient quelques seigneurs voulant me parler. Quoique je comptasse peu sur cette entrevue, j’y allai ; je savais parfaitement que la résistance venait seulement de trois ou quatre grands personnages de la ville ; mais que tout le peuple désirait qu’on en terminât. Arrivé à la barricade, ils me dirent que me tenant pour le fils du soleil, pourquoi, à l’exemple du soleil qui en un jour et une nuit faisait le tour du monde, je n’achevais pas rapidement de les tuer tous et de les enlever à de telles souffrances ! tous demandaient à mourir, pour s’en aller au ciel auprès de leur Dieu Huitzilopochtli, qui les attendait dans le séjour des bienheureux. Je leur répondis tout ce que je pus pour les engager à se rendre ; rien n’y faisait : et jamais, cependant, vainqueurs ne firent telles avances de paix à leurs ennemis vaincus.

Réduits à cette affreuse extrémité comme il est facile de le comprendre, je plaignais ces malheureux et je cherchais un moyen de les détourner de leur résolution de mourir. J’en causais avec un de leurs chefs notre prisonnier, dont s’était emparé un oncle de Don Fernando, roi de Tezcoco ; ce seigneur mexicain était blessé ; je lui demandai s’il voulait retourner à la ville ; il me dit que oui. Je le confiai donc à quelques-uns de mes hommes qui les remirent aux mains de ses compatriotes. Nous avions causé longuement, ce seigneur et moi, des choses qu’il fallait dire, et il m’avait promis de les répéter. Les gens de la ville l’accueillirent avec le plus grand respect, comme l’un de leurs seigneurs. Ils le conduisirent devant Guatimozin le jeune empereur à qui il voulait exposer mes propositions de paix, mais à peine eut-il ouvert la bouche que son maître le fit tuer et sacrifier. Pour toute réponse, je vis venir à moi les Mexicains poussant de grands cris, jurant qu’ils voulaient mourir et nous couvrant de dards, de flèches et de pierres, si bien qu’ils tuèrent un cheval d’un coup de lance fabriquée avec l’une de nos épées emmanchée sur un long morceau de bois. Ils perdirent encore en cette affaire une foule de monde et nous regagnâmes nos quartiers.

Le jour suivant, nous rentrons dans la ville où les Mexicains étaient dans un tel état d’accablement, que nos alliés osèrent passer la nuit dans Mexico. Arrivés en vue de l’ennemi, nous refusâmes de nous battre et nous nous promenâmes par la ville, nous attendant à chaque minute à les voir venir à nous ; pour les y encourager, je courus au petit galop jusqu’à l’une de leurs barricades bien fortifiée, j’appelai les chefs qui la commandaient, que je connaissais, et leur demandai pourquoi, se sachant perdus, puisque si je le voulais, en une heure, pas un d’eux ne resterait vivant ; pourquoi leur maître Guatimozin ne voulait pas venir me parler ? il savait bien que je ne lui ferais aucun mal, et que tous seraient les bienvenus à me parler de paix.

Je leur tins d’autres discours qui firent couler leurs larmes, et tout en pleurant, ils me répondirent qu’ils connaissaient leur sort, qu’ils allaient parler à leur maître et qu’ils me rapporteraient sa réponse. Je les attendis. Ils s’en allèrent et revinrent au bout d’un instant ; ils me dirent que l’empereur n’était pas venu parce qu’il était tard, mais que le lendemain à midi, il viendrait sûrement me parler sur la place du Marché. J’ordonnai que, pour ce jour-là, on préparât une estrade sur l’espèce de théâtre qui se trouve au milieu de la place, pour recevoir le grand seigneur, et que l’on préparât également des vivres.

Le lendemain, de bonne heure, nous étions à la ville et j’avisai mes hommes de se bien tenir sur leur garde pour que les gens de Mexico ne nous prissent pas à l’improviste s’ils avaient machiné quelque trahison. Je fis passer le même avis à Pedro de Alvarado. En arrivant à la place, je fis dire à Guatimozin que je l’attendais. Il avait, paraît-il, résolu de ne pas venir, et m’envoya cinq des principaux seigneurs de la ville dont il est inutile de dire les noms. Une fois en ma présence, ils me dirent que leur maître les avait chargés de l’excuser de n’être point venu, qu’il avait une grande crainte de paraître devant moi, qu’il était malade et que ces seigneurs le remplaceraient : que je n’avais qu’à commander, et qu’on ferait ce que je désirerais.

Quoique l’empereur ne fût point venu, nous ne nous réjouîmes pas moins de la mission de ses envoyés, car nous pouvions nous croire en bon chemin pour la conclusion de la paix. Je les reçus le plus gracieusement et leur fis servir à boire et à manger, dont les malheureux avaient le plus extrême besoin. Quand ils eurent mangé, je les priai de voir leur maître, pour l’engager à me venir trouver, les assurant qu’il ne dût avoir aucune crainte, que je le traiterais avec tous les égards voulus, mais que sans lui nous ne pourrions rien terminer.

Je leur fis remettre des vivres et ils me promirent de faire tout ce qu’ils pourraient. Ils partirent. Ils revenaient deux heures plus tard, m’apportant de belles pièces d’étoffe de coton, me disant que Guatimozin leur maître ne pouvait ni ne voulait venir, et qu’il me priait de l’excuser. Je leur répondis que je ne pouvais comprendre pourquoi Guatimozin se refusait à un entretien, puisqu’ils voyaient avec quels égards je les avais accueillis, eux, les promoteurs de cette guerre, et qu’ils avaient pu aller et venir au milieu de nous sans recevoir aucune insulte ; je les priai donc de nouveau de revoir l’empereur pour qu’il vînt me trouver dans notre mutuel intérêt. Ils promirent de le faire, et de revenir le lendemain m’apporter la réponse. Ils partirent et nous regagnâmes nos quartiers.

Le jour suivant, les négociateurs arrivèrent au camp de bonne heure et me prièrent de me rendre à la place du Marché où leur maître se rendrait également pour m’entretenir ; je m’y rendis, croyant de bonne foi qu’il viendrait ; mais je l’attendis inutilement plus de quatre heures ; jamais il ne voulut venir. Voyant qu’on se moquait de moi, qu’il était déjà tard et que ni les seigneurs, ni leur maître ne venaient, je fis appeler nos alliés indiens que j’avais laissés à l’entrée de la ville, à près d’une lieue de là, et à qui j’avais recommandé de ne point avancer, car les Mexicains m’avaient prié de les éloigner pendant les négociations. Ils arrivèrent ainsi que les hommes d’Alvarado. Aussitôt là, nous attaquâmes quelques tranchées et barricades, les dernières qui leur restaient, où nous pénétrâmes sans difficulté avec nos alliés. En sortant de nos quartiers, j’avais donné l’ordre à Sandoval de s’approcher avec les brigantins des maisons que les Mexicains occupaient encore, de manière qu’étant cernés, ils ne pourraient faire un pas sans fouler des morts ou que grimper sur les quelques plates-formes qui leur restaient. Ils n’avaient, du reste, plus ni dards, ni flèches, ni pierres pour prendre l’offensive. Nos alliés, armés d’épées et de boucliers, nous accompagnaient et le massacre que l’on fit de ces malheureux Mexicains tant à terre que dans la lagune fut épouvantable : on en tua et l’on en prit plus de quarante mille. Les cris, les pleurs et les sanglots des femmes et des enfants, nous déchiraient le cœur et nous avions toutes les peines du monde à modérer la fureur de nos Indiens, car jamais on ne vit créatures humaines se délecter au milieu de telles cruautés.

Nos amis s’emparèrent ce jour-là de riches dépouilles ; nous étions tout à fait impuissants à les retenir, car nous n’étions que neuf cents Espagnols perdus au milieu de cent cinquante mille Indiens, et ni prières, ni menaces, ne les empêchaient de voler ou de massacrer, quoique nous y missions toute notre âme. Et l’une des raisons qui, les jours précédents, m’empêchaient d’en arriver avec les ennemis à une rupture plus violente, c’est que je craignais qu’ils ne jetassent tous leurs trésors dans la lagune, ou qu’autrement nos amis ne s’emparassent de tout ce qui se trouverait dans la ville ; c’est pour cela que Votre Majesté ne recevra qu’une faible partie des trésors de cette ville, et de ceux qu’auparavant j’avais déjà réunis pour Votre Altesse. Il était tard, et nous ne pouvions supporter les émanations pestilentielles de tant de cadavres abandonnés dans les rues ; nous regagnâmes nos quartiers au plus vite.

Ce même soir, il fut convenu que, le lendemain, en entrant dans la ville nous emmènerions avec nous, trois grosses pièces d’artillerie, parce que je craignais que les Mexicains si nombreux et tellement resserrés sur une seule place, qu’ils ne pouvaient se mouvoir, ne se jetassent sur nous sans combattre pour nous étouffer de leurs masses, et je comptais les enrayer et les forcer à venir à nous. J’ordonnai à Sandoval, que ce même jour, il pénétrât avec ses brigantins dans un des grands canaux, où s’étaient abritées toutes les canoas de la ville ; il y avait alors si peu de maisons où l’on pouvait se retirer que l’empereur de Mexico, accompagné de quelques seigneurs, errait au hasard dans une canoa sans savoir où se réfugier. Ce furent là mes ordres pour le lendemain.

Lorsque le jour parut, je fis préparer tous mes gens et emmener les grosses pièces ; la veille, j’avais mandé à Pedro de Alvarado qu’il m’attendît sur la place du marché et qu’il n’attaquât point avant mon arrivée. Lorsque nous fûmes réunis et que je vis les brigantins prêts à pénétrer derrière les maisons, où se trouvaient les ennemis, j’ordonnai, qu’au coup d’escopette qui servirait de signal, mes hommes pénétrassent dans les maisons pour en chasser les Mexicains qui tomberaient sur les brigantins postés là pour les recevoir ; je les engageai vivement à surveiller Guatimozin et à s’efforcer de le prendre vivant, car ce serait la fin de la guerre. Pour moi, avant que le combat fût engagé, je montai sur une maison d’où je pus m’entretenir avec les quelques seigneurs que je connaissais et leur demandai pourquoi l’empereur ne voulait pas venir ? Il se trouvait en telle extrémité, que c’était un crime à lui de laisser périr sans utilité une telle foule de gens ; qu’ils allassent donc l’appeler, qu’ils le pouvaient faire sans crainte. Deux de ces Mexicains disparurent à sa recherche et revinrent peu après, accompagnés du général en chef de toutes les forces de la ville, c’était le partisan le plus acharné de la guerre, il s’appelait Ciguacoazin. Je lui fis de nouveau toutes les avances possibles, il me répondit que son maître ne viendrait jamais à moi, qu’il préférait mourir ; qu’il en était fort affligé, mais que je fisse ce que je voudrais.

À cette réponse, je l’engageai à rejoindre les siens et qu’ils se préparassent à combattre, car j’allais les attaquer et les massacrer ; ce qui arriva. Nous perdîmes cinq heures dans ces vaines négociations : pendant ce temps, les gens de la ville piétinaient les cadavres des morts, d’aucuns se tenaient dans l’eau, d’autres se sauvaient à la nage, pendant que d’autres se noyaient dans le grand bassin où se trouvaient les canoas ; la douleur de ces malheureux était infinie. De longues files d’hommes, de femmes et d’enfants, se dirigeaient de notre côté ; quelques-uns se jetaient à l’eau, pensant s’échapper plus vite, et mouraient asphyxiés au milieu de la multitude des cadavres ; l’eau salée qu’ils buvaient, la faim et la peste avaient enlevé plus de cinquante mille âmes à la ville. Les survivants n’avaient même plus ni la force, ni le temps de jeter les cadavres à l’eau, mais ils étaient amoncelés dans les rues où l’on ne pouvait passer sans les fouler. Comme une multitude d’habitants venaient à nous, je postai des Espagnols dans les rues où ils passaient afin que nos alliés ne s’acharnassent point sur les tristes débris de cette grande population. Je recommandai bien aux capitaines de nos Indiens qu’ils veillassent à ce que leurs gens ne tuassent plus personne ; vaine recommandation ; ce jour-là, ils en tuèrent encore et sacrifièrent plus de quinze mille.

Les principaux gens de guerre de la ville cherchaient encore à faire bonne contenance, ils se dissimulaient dans les coins sur les plates-formes des maisons, et jusque dans l’eau pour nous cacher leur maigreur et leur misère. Voyant qu’il se faisait tard et qu’ils ne se rendaient pas, je fis avancer les deux grosses pièces ; mais ils avaient plus à craindre de la cruauté des Indiens que de nos deux machines et personne ne bougea. Je fis alors tirer le coup d’escopette ; à ce bruit, la petite place où les ennemis s’étaient groupés fut prise en quelques instants ; on jeta ceux qui l’occupaient dans l’eau, d’autres se rendirent sans combattre et les brigantins pénétrèrent dans le petit golfe, au milieu de la flotte des canoas montées par des gens de guerre qui n’osaient même plus combattre.

Sur ces entrefaites, il plut à Dieu qu’un capitaine de brigantin nommé Garci-Holguin arrivât sur une canoa où il lui parut qu’il y avait des gens de marque ; comme il y avait à l’avant du navire deux ou trois arbalétriers qui mettaient en joue les gens de la canoa, ceux-ci firent signe de ne pas tirer, que l’empereur était là. Mes hommes sautèrent dans la canoa où ils s’emparèrent de Guatimozin, du roi de Tacuba et d’autres grands seigneurs qui les accompagnaient. Le capitaine Holguin m’amena aussitôt sur la plate-forme de la maison où je m’étais retiré et qui était près du bassin, le jeune empereur et ses autres prisonniers. Comme je le fis asseoir et lui montrai la plus grande bienveillance, il vint à moi et me dit qu’il avait fait tout ce qu’il était en son pouvoir pour se défendre lui et les siens, et, mettant la main sur mon poignard : « Tue-moi », dit-il ; je le consolai, lui disant qu’il n’avait rien à craindre.

Grâce à Dieu, l’empereur étant prisonnier, la guerre fut terminée ce jour, 13 août 1521, fête de Saint-Hippolyte, de façon que nous employâmes soixante et quinze jours au siège de cette ville, pendant lesquels Votre Majesté a pu juger des travaux, fatigues et dangers encourus par ses sujets, et pendant lesquels ils se distinguèrent en hommes que les œuvres recommandent à la postérité.

Pendant ces soixante et quinze jours, pas un seul, sans une escarmouche ou un combat. Le jour de la prise de Guatimozin et de la reddition de la ville, nous recueillîmes les dépouilles et nous retournâmes à nos quartiers, rendant grâces à Dieu pour tant de faveurs et pour la victoire signalée qu’il nous accordait.

Je restai trois jours dans mon camp, m’occupant des choses courantes ; après quoi je me rendis à Culuacan où je suis resté, pour procéder à l’organisation et à la pacification de la contrée.

Ayant fait inventaire de l’or et autres choses précieuses en présence des officiers de Notre Majesté, je fis fondre le tout, dont l’ensemble équivalut à plus de cent trente mille castellanos, dont le cinquième fut livré au trésorier de Votre Majesté, sans compter le cinquième d’autres valeurs appartenant à Votre Majesté, tant en esclaves qu’en autres objets, ainsi qu’il sera relaté dans un rapport contresigné par les officiers de la couronne. Le reste de l’or fut réparti entre moi et les Espagnols, suivant le grade et la qualité de chacun d’eux. Outre l’or, il y eut diverses pièces et bijoux, dont le cinquième, des plus précieux, fut attribué à Votre Majesté.

Parmi ces dépouilles, nous eûmes de grands disques d’or, des panaches et des ouvrages en plumes, choses à tel point merveilleuses, que je ne saurais les dépeindre et qu’on ne pourrait les apprécier sans les voir. Ce sont choses si précieuses qu’elles ne sauraient être soumises au partage, toutes étant dignes d’être offertes à Votre Majesté. Je réunis donc mes camarades et je les priai de trouver bien que faisant abandon de nos parts, toutes appartinssent à Votre Altesse. Ils y consentirent sur l’heure et nous les adressons à Votre Majesté par les envoyés que les conseillers de cette Nouvelle-Espagne ont chargés de ces présents.

Comme la ville de Mexico était la plus grande et la plus puissante de toutes ces contrées, la nouvelle de la conquête de cette ville fut aussitôt connue du roi d’une grande province située à soixante-dix lieues de Mexico, appelée Michoacan. Mis au courant de la destruction de ce puissant empire, le seigneur de Michoacan pensa que nous poursuivrions le cours de nos succès et, de crainte de subir le même sort que les Mexicains, il m’envoya des ambassadeurs pour me dire, qu’ayant appris que nous étions les sujets d’un grand monarque, il était tout disposé lui et les siens à se tenir pour nos amis et vassaux de Votre Altesse. Je lui répondis qu’en vérité, nous étions tous les sujets d’un grand prince, Votre Majesté, que nous faisions la guerre à qui ne le reconnaissait pas pour maître et que lui et les siens avaient eu raison de se déclarer ses vassaux. Comme depuis quelque temps, j’avais eu certains renseignements sur la mer du sud, je demandai à ces ambassadeurs si de chez eux on pouvait s’y rendre ? Ils me dirent que oui ; je les priai donc d’emmener avec eux deux de mes Espagnols afin que je pusse envoyer à Votre Majesté des informations sur leur pays et sur cette mer. Ils me répondirent qu’ils le feraient avec plaisir, mais que, pour arriver, jusqu’à la mer, il fallait traverser la province d’un grand seigneur avec lequel ils étaient en guerre ; que par conséquent, il était impossible d’y arriver pour le moment. Ces ambassadeurs du roi de Michoacan restèrent auprès de moi trois ou quatre jours : je fis manœuvrer devant eux ma cavalerie, afin qu’ils en parlassent à leur maître, et leur ayant offert divers présents, je les renvoyai, accompagnés de mes deux Espagnols, à leur province de Michoacan.

Comme je l’ai dit dans le précédent chapitre, Très Puissant Seigneur, j’avais reçu quelques notices, assez vagues, touchant cette mer du sud, et l’on m’avait dit, de part et d’autre, qu’elle se trouvait à douze, treize ou quatorze journées d’ici. J’avais fort à cœur de la découvrir, pensant rendre à Votre Majesté le plus grand et le plus signalé service ; car tous ceux qui ont quelque savoir et quelque expérience de la navigation dans les Indes, tiennent pour certain que cette découverte entraînerait celle de beaucoup d’îles riches en or, perles, pierres précieuses et épicerie, sans parler de la découverts de beaucoup d’autres choses inconnues et admirables. Les personnes lettrées et les cosmographes les plus érudits affirment la même chose. Poussé par ce désir et par la grande ambition de rendre à Votre Majesté un service mémorable, j’envoyai quatre Espagnols, dont deux par une province et deux par une autre, en leur traçant la route qu’ils avaient à suivre et leur donnant pour guides des personnes choisies parmi nos alliés indiens. Ils partirent.

Je leur recommandai de ne point s’arrêter qu’ils n’arrivassent à la mer, et, qu’aussitôt découverte, ils en prissent officiellement possession au nom de Votre Majesté. Deux d’entre eux parcoururent plus de cent trente lieues, au travers de belles et riches provinces sans rencontrer d’obstacles, atteignirent les rivages de cette mer et en prirent possession en érigeant des croix sur ses bords. Ils revinrent avec un rapport sur leur découverte, me donnèrent sur toutes choses les plus grands détails et m’amenèrent divers individus des naturels du pays. Ils m’apportaient aussi de fort beaux échantillons d’or, pris dans les mines de ces provinces, qu’avec d’autres échantillons de même nature j’ai l’honneur d’envoyer à Votre Majesté. Les deux autres Espagnols tardèrent davantage, car ils eurent à parcourir plus de cent cinquante lieues avant d’arriver à la mer dont ils prirent également possession ; ils m’apportèrent aussi une longue relation de leur voyage et m’amenaient des naturels de la côte. Je les reçus fort gracieusement, et après leur avoir parlé de la grande puissance de Votre Majesté et leur avoir donné quelques présents, ils s’en retournèrent fort satisfaits dans leur pays.

Dans ma précédente relation, Seigneur Très Catholique, je racontais à Votre Majesté, comment, à l’époque où les Mexicains nous chassèrent de leur ville, toutes les provinces sujettes de Muteczuma s’étaient révoltées et nous avaient déclaré la guerre. Cette nouvelle relation apprendra à Votre Majesté comment nous avons remis sous son joug toutes ces provinces. Pour certaines autres qui s’étendent du côté de la mer du nord, à dix, quinze et trente lieues d’ici, elles s’étaient soulevées aussitôt après la révolte de Mexico, et les habitants avaient tué par surprise et trahison plus de cent Espagnols ; la guerre de Mexico m’absorbant tout entier, il m’avait été impossible jusqu’alors de rien entreprendre contre eux. Mais, sitôt après avoir expédié les Espagnols pour la mer du sud, je résolus d’envoyer Sandoval, le grand alguazil, avec trente-cinq chevaux, deux cents fantassins, quelques milliers de nos amis et des chefs mexicains contre ces provinces, qui s’appellent Tatactetelco, Tuxtepec, Huatuxco et Aulicaba, et lui traçant la conduite qu’il avait à suivre dans cette expédition, nous commençâmes à la préparer.

À cette époque, le lieutenant que j’avais laissé en la ville Segura de la Frontera, dans la province de Tepeaca, vint à Culuacan pour me dire que les gens d’une province appelée Oaxaca faisaient la guerre et causaient de grands dommages aux habitants de Tepeaca, parce qu’ils étaient nos amis et sujets de Votre Majesté ; qu’il fallait non seulement remédier à cet état de choses, mais s’emparer de cette province d’Oaxaca qui se trouvait sur le chemin de la mer du sud ; conquête utile de ce côté, mais plus avantageuse encore pour d’autres raisons que j’expliquerai plus tard à Votre Majesté. Ce même lieutenant me dit qu’il connaissait bien le pays et qu’avec fort peu de gens, il se chargeait de le soumettre. Pendant que j’étais occupé au siège de Mexico, il avait déjà parcouru cette province, poussé par les gens de Tepeaca qui le pressaient de faire la guerre à ses habitants ; mais comme il n’avait que vingt ou trente Espagnols, il avait été forcé de revenir.

À la suite de ce rapport, je donnai à mon lieutenant douze chevaux et quatre-vingts Espagnols ; Gonzalo de Sandoval et le lieutenant partirent avec leurs hommes, de cette ville de Culuacan, le 30 octobre de l’année 1524. Arrivés tous deux à la province de Tepeaca, ils firent chacun la revue de leurs troupes, et chacun tira de son côté. Au bout de vingt jours, Sandoval m’écrivit comment il était arrivé dans la province de Guatuxco et que, quoiqu’il eût grande envie de se mesurer avec les ennemis, parce qu’ils étaient de vaillants guerriers et qu’ils avaient une armée nombreuse, il avait plu à Notre Seigneur que tous le reçussent en paix ; et que, tout en n’ayant point encore visité les autres provinces, il pouvait m’assurer que tous les habitants viendraient jurer obéissance à Votre Majesté. Au bout de quinze jours, j’eus d’autres lettres dans lesquelles il me disait qu’il avait poussé plus avant, que toute la contrée était en paix, mais que pour s’en assurer la possession il serait bon d’y établir une colonie comme nous en avions déjà parlé, et que je prisse une résolution à ce sujet. Je lui répondis, le remerciant de tout ce qu’il avait fait dans cette expédition pour le service de Votre Majesté, et j’approuvai complètement son projet de colonie. Je lui disais d’en établir une en la province de Tuxtepec et qu’il l’appelât Médellin. Sur ce, je lui envoyai les nominations d’alcades, régidors et autres officiers, en leur rappelant ce qu’ils devaient au service de Votre Majesté et avec quelle mansuétude ils devaient traiter les Indiens.

Le lieutenant de la ville Segura de la Frontera, partit avec ses hommes et une foule d’Indiens des environs, pour la province d’Oaxaca. Les naturels résistèrent ; on se battit deux ou trois fois et l’on fit la paix. Il me rendit compte en détail de toutes ces affaires et me fit savoir que la terre y était fertile, le sol riche en mines, et il me fit parvenir un singulier échantillon d’or, que j’envoie à Votre Majesté. Puis, il resta dans la province pour y faire ce que je lui ordonnerai.

Ayant donné les ordres touchant ces deux conquêtes où tout se passait le mieux du monde ; ayant déjà peuplé trois villes d’Espagnols et en ayant à Culuacan une foule à ma disposition, nous cherchâmes en quelle partie des bords de la lagune nous pourrions jeter les fondements d’une ville qui assurât la paix et la tranquillité du pays. Et en voyant détruite cette ville de Mexico, si belle, si grande et si célèbre dans ce nouveau monde, il nous parut bien de la repeupler.

Je répartis donc les emplacements à ceux qui désirèrent l’habiter ; je nommai les alcades et les corrégidors selon la coutume de vos royaumes, et en attendant que les maisons se bâtissent, nous continuâmes de résider dans la ville de Culuacan. Depuis quatre ou cinq mois qu’on s’occupe des constructions de la ville de Mexico, elle prend fort belle tournure : je puis assurer Votre Majesté, que chaque jour elle devient plus magnifique, et que, si dans le passé elle fut la reine de ces provinces, elle le sera de même dans l’avenir. Les constructions se font de telle sorte, que les Espagnols s’y trouvèrent en toute sûreté et parfaitement à l’abri des attaques des Indiens.

Sur ces entrefaites, le cacique de Tehuantepec qui se trouve sur la mer du sud, où la découvrirent mes Espagnols, m’envoya plusieurs de ses principaux officiers pour me dire qu’il se déclarait sujet de Votre Majesté ; il m’envoyait en même temps un présent de bijoux, de pièces d’or et d’étoffes de plume, que je remis au trésorier de Votre Majesté ; je remerciai fort ces personnages, leur fis à mon tour présent de certaines choses d’Espagne et les renvoyai très satisfaits.

Les deux Espagnols que j’avais envoyés dans le Michoacan revinrent à cette époque ; les messagers du roi m’avaient dit que par là, on pouvait aussi arriver à la mer du sud, mais en traversant les terres de l’un de ses ennemis ; les Espagnols me ramenaient un frère du roi de Michoacan accompagné de grands seigneurs et d’un cortège de plus de mille personnes ; je les reçus avec la plus grande affabilité. Ils m’apportaient pour Votre Majesté, de la part de leur maître appelé Calcuçin, de grands boucliers d’argent et autres objets précieux, que je remis au trésorier de Votre Altesse. Pour leur donner une idée de notre manière de combattre, je fis manœuvrer ma cavalerie sur la place ; mon infanterie se mit en ordre de bataille avec les arquebusiers et ils déchargèrent leurs armes, pendant que je faisais tirer à boulet sur l’une des pyramides ; ils furent émerveillés de voir courir les chevaux, comme des effets produits par l’artillerie. Je leur fis ensuite visiter les ruines de Mexico, et ils restèrent absolument stupéfaits à la vue de cette ville si naturellement fortifiée au milieu de la lagune. Au bout de quatre ou cinq jours, je les renvoyai chargés de présents choisis parmi les choses qu’ils estimaient le plus, pour leur maître et pour eux.

J’ai déjà parlé à Votre Majesté de la rivière Panuco, qui se trouve à environ cinquante ou soixante lieues sur la côte, au nord de la ville de la Veracruz, où les navires de Francisco de Garay s’étaient rendus deux ou trois fois, et où ils avaient été fort mal accueillis des naturels par la faute des capitaines chargés de traiter avec les Indiens. Depuis, ayant su que toute cette côte manque de ports et que celui de cette rivière est le meilleur ; ayant appris que les habitants de cette province, après s’être déclarés sujets de Votre Majesté, faisaient maintenant la guerre à nos amis : j’avais résolu d’envoyer là-bas l’un de mes lieutenants avec quelques troupes pour pacifier le pays. Je voulais également, si le milieu s’y prêtait, y établir une colonie et fonder une ville sur le bord de cette rivière, ce qui assurerait notre domination sur toute la contrée. Je pensais bien que nous étions peu nombreux, que nos forces étaient divisées en plusieurs corps, et cela me faisait hésiter à m’affaiblir encore par l’envoi de nouvelles troupes ; mais comme depuis la prise de Mexico, j’avais reçu de nouveaux renforts, et qu’il s’agissait de secourir des alliés, je fis préparer vingt-cinq chevaux et cent cinquante fantassins que je confiai à l’un de mes lieutenants pour se rendre au Panuco.

Pendant que je m’occupais de cette affaire, je reçus une lettre de la Veracruz qui m’apprenait l’arrivée en cette ville d’un navire dans lequel venait Cristobal de Tapia, commissaire général des colonies de la Nouvelle-Espagne, de qui je reçus une lettre le jour suivant, dans laquelle il me faisait savoir qu’il était chargé par mandat de Votre Majesté de prendre en main le gouvernement de la colonie, qu’il avait ses pouvoirs et qu’il ne les exhiberait qu’en ma présence. Il désirait que ce fût le plus tôt possible ; mais ses chevaux étant fatigués par la traversée, il ne s’était pas encore mis en route. Il me priait donc de décider s’il devait venir à Mexico, ou si je voulais le rejoindre à la côte.

Au reçu de cette lettre, je lui répondis que je me réjouissais de sa venue ; qu’il ne pouvait m’être envoyé une personne chargée par Sa Majesté de gouverner ces contrées dont j’éprouvasse une plus grande satisfaction, tant pour l’estime que nous avions l’un pour l’autre que pour l’amitié qui nous avait unis, comme habitants et voisins dans l’île Espagnola. J’ajoutais que la pacification de ces provinces n’était pas assez complète pour qu’on ne pût craindre, à la première occasion, quelques mouvements chez les Indiens ; que je priais le père Pedro Melgarejo de Urrea, aumônier de l’expédition, qui avait partagé tous nos travaux, et connaissait à fond l’état des choses, qui avait bien mérité de Sa Majesté par son dévouement et de chacun de nous par ses conseils et sa prédication, de se rendre auprès de Tapia, de lui demander les pouvoirs de Votre Majesté, et qu’étant de ceux qui connaissaient le mieux ce qui convenait à votre royal service et au bien de ces contrées, il se conduisît avec Tapia, comme il le jugerait convenable, sachant que je ne pourrais qu’approuver ce qu’il aurait fait. Je lui fis ces recommandations sur lesquelles j’appuyai fort, en présence du trésorier de Votre Majesté.

Il partit pour la Veracruz où se trouvait Tapia ; et pour que, soit à la ville, soit toute autre part, où l’on rencontrerait le commissaire général, on lui fit l’accueil le plus gracieux, j’adjoignis au révérend père deux ou trois personnages distingués de mon entourage. Ils se mirent en route et j’attendis leur réponse.

Entre temps, je m’occupai de mon expédition à la côte et d’affaires diverses touchant au service de Votre Majesté et à la pacification de ces provinces ; quand, dix à douze jours plus tard, la cour de justice et le conseil municipal de la Veracruz m’écrivirent que Tapia avait exhibé les pouvoirs de Votre Majesté et la nomination de ses gouverneurs ; qu’ils s’étaient inclinés avec tout le respect qu’ils devaient ; quant à leur accomplissement, ils avaient répondu que la majorité du conseil municipal étant de mes amis, et s’étant trouvés pour la plupart au siège de Mexico, en ma compagnie, ils feraient ce qui serait le plus avantageux pour le service de Votre Majesté, et le bien de ce pays ; que cette réponse avait indisposé Tapia et qu’il avait tenté des choses ridicules. Cette affaire me tenant fort à cœur, je répondis à mes gens de n’avoir égard qu’au service de Votre Majesté, de faire ce qu’ils pourraient pour contenter le sieur Tapia et d’éviter toute difficulté ; que du reste j’étais en route pour m’entendre avec le commissaire général et me conformer aux ordres de Votre Majesté.

J’étais donc en partance pour la Veracruz après avoir arrêté le départ de mes troupes pour le Panuco, parce que, m’absentant de Mexico, il me fallait y laisser une forte garnison, quand les membres du conseil de cette Nouvelle-Espagne vinrent s’opposer à mon départ, disant que cette province de Mexico n’étant conquise et pacifiée que depuis peu, ne manquerait point de se révolter pendant mon absence, d’où il s’en pourrait suivre de grands dommages pour Votre Majesté et de grands troubles dans le pays. Dans leur protestation, ils apportaient une foule de causes et de raisons pour me convaincre : disant qu’il était intempestif pour moi d’abandonner la ville en ce moment ; ils ajoutaient qu’ils iraient eux-mêmes, munis de pouvoirs, trouver Tapia à la Veracruz ; qu’ils examineraient les mandats de Votre Majesté et se conformeraient pour le mieux aux ordres de Votre Altesse. Cette combinaison me paraissant la plus pratique, je remis à nos procureurs une lettre pour Tapia, lui racontant ce qui s’était passé et lui disant que j’envoyais mes pouvoirs à Gonzalo de Sandoval, grand alguazil, à Diego de Soto et à Diego de Valdenebro qui se trouvaient à la Veracruz, pour qu’en mon nom et conjointement avec les membres du conseil municipal de la ville et ceux des villages environnants, tous gens de bien, ils les examinassent et fissent au mieux pour le service de Votre Majesté et l’intérêt de la colonie.

Ayant rencontré le sieur Tapia en route pour Mexico en compagnie du moine Pedro, ils l’engagèrent à s’en retourner ; tous alors revinrent à Cempoal où Cristobal de Tapia présenta les pouvoirs de Votre Majesté devant lesquels ils s’inclinèrent tous avec le respect qui se doit aux ordres de Votre Majesté ; quant à l’exécution de ces ordres, ils firent devant Votre Altesse les mêmes protestations touchant les intérêts que cela pourrait compromettre, comme je l’ai déjà expliqué ci-dessus, et ils en firent dresser procès-verbal par le notaire public. Après plusieurs autres réclamations et actes divers passés entre mes chargés de pouvoir et le commissaire général, celui-ci s’embarqua sur le navire qui l’avait amené ainsi que tous le lui avaient conseillé ; parce que sa présence seule et le bruit répandu qu’il venait comme gouverneur et capitaine général de ces contrées avait déjà jeté le trouble parmi les Indiens.

Les gens de Mexico s’étaient entendus avec les naturels de différentes provinces pour se soulever et nous écraser tous à la fois, et si la conjuration eût réussi, nous tombions dans un état pis que jamais. Il avait donc été convenu, entre les Indiens de Mexico et ceux de la province que Sandoval était allé pacifier, qu’on viendrait me trouver en toute hâte pour m’annoncer qu’une vingtaine de navires croisaient sur la côte, chargés de troupes mais n’osant aborder ; que ce ne pouvaient être que des ennemis, et que si je voulais m’assurer du fait ils seraient prêts à me suivre comme alliés. Pour me convaincre, ils m’apportaient une carte où les navires se trouvaient dessinés. Comme toutes ces communications me furent faites en secret, je compris qu’elles étaient fausses, et qu’on cherchait à m’attirer en dehors de la province. Les principaux conjurés avaient su que je devais quitter Mexico et, me voyant y rester, avaient imaginé ce moyen pour m’en éloigner. Je dissimulai pour le moment, mais plus tard je fis arrêter les plus compromis, de manière que l’arrivée de Tapia, son ignorance des gens et des choses causa de grands troubles et sa présence y eût causé le plus grand mal si Dieu n’y eût remédié. Il eût rendu de bien plus grands services à Votre Majesté dans l’île Espagnola, en retardant sa venue, en consultant Votre Majesté après lui avoir exposé l’état des choses, qu’il devait connaître par les navires que j’avais envoyés dans l’île pour demander du secours. Il savait pertinemment que nous avions déjà paré au scandale produit par l’arrivée de la flotte de Narvaez qui m’avait été dûment expédiée par les gouverneurs et le conseil royal de Votre Majesté.

L’amiral, les juges et officiers de Votre Majesté qui résident en cette île Espagnola, avaient notamment insisté pour que le sieur Tapia retardât son départ pour la Nouvelle-Espagne jusqu’à ce que Votre Majesté fût informée de tout ce qui s’y était passé ; et en effet, ils l’avaient empêché de partir. Mais lui, reprenant l’affaire en sous-œuvre, poussé par son intérêt propre, plus que par celui de Votre Majesté, réussit à faire lever l’interdiction et autoriser son départ. J’expose tous ces détails à Votre Majesté parce que, quand le sieur Tapia s’embarqua, nous ne fîmes aucune relation, car en vérité, nous n’aurions pu le charger de nos lettres ; il faut aussi que Votre Majesté sache bien que nous avons agi pour le mieux de ses intérêts en refusant de recevoir le sieur Tapia, comme je le prouverai plus clairement, toutes et quantes fois il sera nécessaire.

Dans un précédent chapitre, j’ai dit à Votre Majesté comment le lieutenant que j’avais envoyé dans la province d’Oaxaca pour en faire la conquête, avait réussi et pacifié cette contrée, et qu’il était là-bas attendant mes ordres. Ayant besoin de lui comme alcade et lieutenant de la ville Segura de la Frontera, je lui dis de revenir et de remettre à Pedro de Alvarado les quatre-vingts hommes de pied et les dix chevaux que je lui avais donnés, pour qu’il allât conquérir la province de Tuxtepec qui se trouve à quarante lieues d’Oaxaca sur la mer du sud, dont les habitants nous avaient déclaré la guerre et faisaient beaucoup de mal à ceux qui s’étaient donnés pour sujets de Votre Majesté, ainsi qu’à leurs voisins de Tehuantepec, qui nous avaient laissé passer sur leurs terres, pour découvrir la mer du sud.

Pedro de Alvarado partit de Mexico le 31 janvier de cette année ; les troupes que je lui confiai, jointes à celles d’Oaxaca, se montaient à quarante chevaux, deux cents fantassins, dont quarante arquebusiers et arbalétriers, et deux petites pièces de campagne. Vingt jours plus tard, je recevais des lettres d’Alvarado, me disant qu’il était en route pour Tuxtepec et s’était emparé de plusieurs espions de cette province. Il avait su par eux que le roi de Tuxtepec et ses gens l’attendaient dans la plaine, et leur avait dit que, pour lui, il ne s’était mis en route que pour conclure un traité de paix et que pour l’imposer ; il avait, outre ses Espagnols, une multitude de guerriers indiens. J’attendais avec impatience la conclusion de cette affaire, quand le 4 de mars je recevais des lettres d’Alvarado, me disant qu’il avait pénétré dans la province, que trois ou quatre villages avaient fait un semblant de résistance, et qu’il était entré dans la ville de Tuxtepec où il avait été fort bien accueilli. Le cacique lui avait offert de vastes maisons couvertes en chaume pour loger ses troupes, mais comme elles lui parurent fort incommodes pour la cavalerie, il avait préféré s’installer dans un autre endroit de la ville moins accidenté. Il avait surtout opéré ce changement, parce qu’il avait appris qu’il devait être massacré lui et les siens, de la manière suivante : tous les Espagnols se trouvant logés dans ces grandes maisons, on devait y mettre le feu au milieu de la nuit et les brûler vifs. Il avait grâce à Dieu découvert le complot, n’en avait rien laissé voir, mais avait emmené avec lui, le cacique et son fils, qu’il gardait comme otages, et dont il s’était fait remettre vingt-cinq mille castellanos ; d’après renseignements, ce cacique devait avoir un grand trésor. La province, du reste était aussi tranquille que possible ; les affaires et le marché se tenaient comme d’habitude, le sol était riche en mines d’or et l’on en avait extrait en sa présence un échantillon qu’il m’envoya. Trois jours après il s’était rendu aux bords de la mer dont il avait pris possession au nom de Votre Majesté ; là aussi on avait péché des perles qu’il me fit parvenir et que j’envoie à Votre Altesse avec l’échantillon d’or.

Celle négociation, grâce à Dieu, était en bonne voie, favorisant le désir que j’ai de servir les intérêts de Votre Majesté dans cette mer du sud ; et je prête à cette affaire une telle importance que j’ai mis toute diligence à faire construire dans l’un des ports nouvellement découverts, deux petites caravelles et deux brigantins ; les caravelles, pour aller à la découverte, les brigantins pour reconnaître la côte. Dans ce but, j’ai envoyé une personne de marque, avec quarante Espagnols, manœuvres, charpentiers, scieurs de long, marins et forgerons ; j’ai fait envoyer de la Veracruz, des clous, des ferrures, des voiles et tous autres objets nécessaires à la construction de ces navires, et l’on fera toute diligence pour les achever et en opérer le lancement ; ce qui sera, j’ose l’assurer à Votre Majesté, un des événements les plus importants depuis la découverte des Indes.

Lorsque je me trouvais à Tezcoco, avant d’entreprendre le siège de Mexico, tout occupé d’en préparer les moyens, et loin de soupçonner qu’on pût tramer quelques complots contre ma personne, je fus averti que les amis de Diego Velazquez, qui se trouvaient en ma compagnie, avaient juré de me tuer et avaient déjà choisi leur capitaine, l’alcade, le grand alguazil et leurs autres officiers. Il fallait étouffer cette affaire aussitôt que possible, car outre le scandale qui en rejaillirait sur ma personne, il était clair que pas un Espagnol n’eût échappé vivant à la suite d’un tel complot. Partout les Indiens se seraient révoltés, et nous n’eussions pas seulement eu affaire à nos ennemis, nos alliés eux-mêmes eussent été les premiers à nous attaquer. À la découverte d’une aussi grande trahison, je remerciai Dieu qui est notre recours en toutes choses. Je fis saisir le principal conjuré qui avoua immédiatement avoir, en participation de telles personnes qu’il me nomma, conspiré contre ma vie, pour s’emparer du gouvernement en faveur du Diego Velazquez ; qu’il avait en effet nommé un capitaine, un alcade et qu’il était lui-même le grand alguazil chargé de s’emparer de ma personne et de me tuer. Il comptait un grand nombre de complices, dont il avait la liste, liste que l’on trouva déchirée dans la chambre. La conjuration n’avait point été organisée à Tezcoco, mais remontait à notre séjour à Tepeaca où il en avait jeté les bases.

Après la confession de ce malheureux, qui se nommait Antonio de Villafaña, natif de Zamora, confession qu’il renouvela, l’alcade et moi le condamnâmes à mort et il fut exécuté. Il y avait d’autres conjurés bien coupables, dont je feignis d’ignorer les noms et je ne requis point contre eux. Ils ne me tinrent cependant que peu de compte de ma clémence ; car depuis lors, ces partisans de Velazquez m’ont tendu diverses embûches, et ont cherché à me déconsidérer en secret, de sorte que j’avais plus à me garder d’eux que de mes ennemis indiens. Mais Dieu a ménagé les choses de telle façon, que sans avoir recours à aucune mesure violente, j’ai pu conserver la paix et la tranquillité. Mais si à l’avenir pareil fait se renouvelait, je punirais selon toute justice.

Depuis la prise de Mexico, Don Fernando, roi de Tezcoco, mourut à Culuacan, ce dont nous éprouvâmes tous la plus grande douleur, car il était un fidèle serviteur de Votre Majesté et notre meilleur ami. D’après l’avis et l’assentiment des principaux habitants de la ville, nous lui donnâmes pour successeur l’un de ses plus jeunes frères, que nous baptisâmes sous le nom de Don Carlos. Il suivra, autant que nous en pouvons juger, les traces de son frère, car il se plaît beaucoup en notre société.

Dans une relation précédente, je disais à Votre Majesté, que près des provinces de Tlascala et de Guajocingo, s’élevait une montagne ronde, très haute d’où sortait continuellement une colonne de fumée qui s’élançait comme une flèche droit au ciel. Les Indiens nous disant que les abords en étaient très dangereux et que ceux qui voulaient y monter en mouraient, j’engageai certains de mes Espagnols à visiter cette montagne. Au moment où ils tentaient l’ascension, la fumée s’échappait avec un tel bruit, qu’ils n’osèrent ni ne purent arriver au sommet. Je fis partir d’autres hommes, et deux fois ils parvinrent à la bouche de la montagne d’où sortait la fumée. Cette bouche a en largeur deux portées d’arbalète, car elle a de tour près de trois quarts de lieue ; elle a une telle profondeur qu’on ne voit pas le fond, et tout autour on trouve du soufre que dépose la fumée. Une fois arrivés, mes hommes entendirent un bruit formidable ; ils se hâtèrent de descendre, mais ils n’étaient pas arrivés à la moitié de la descente qu’ils furent assaillis par une pluie de pierres et coururent les plus grands dangers. Les Indiens considérèrent cette expédition des Espagnols comme un véritable exploit.

Dans une de mes lettres, je disais à Votre Majesté que les habitants de ce pays me paraissaient beaucoup plus intelligents que ceux des îles, et que pour cette raison, il nous paraissait injuste de les astreindre aux mêmes travaux que ceux des îles ; et cependant, sans ce travail, les conquérants et les colons de cette Nouvelle-Espagne ne pourraient vivre. Et pour ne pas assujétir ainsi les Indiens sans que les Espagnols eussent à en souffrir, j’ai pensé que Votre Majesté pourrait appliquer au secours de ces Indiens une partie des rentes qui appartiennent à Votre Altesse, et que ces ressources leur fussent distribuées de la manière la plus équitable, comme j’en ai parlé plusieurs fois à Votre Majesté ; mais, vu les grandes et continuelles dépenses qu’entraîne le service de Votre Majesté, dépenses que nous devrions restreindre au lieu de les augmenter ; vu le temps qui s’est écoulé dans cette longue campagne, les dettes que nous avons contractées à ce sujet et le retard apporté dans les affaires par les ordres attendus de Votre Majesté ; et vu surtout les exigences des officiers de Votre Majesté et de tous les Espagnols, exigences auxquelles je ne pouvais me refuser ; je me suis trouvé forcé de livrer aux mains de mes compagnons les naturels et les seigneurs de ces contrées, pour que, jusqu’à nouvel ordre de votre part, ces naturels et leurs seigneurs livrassent aux Espagnols dont ils devenaient les serviteurs, tout ce qui était nécessaire à leur subsistance. Je pris ces décisions sur l’avis de personnes intelligentes et qui avaient l’expérience des choses du pays ; et l’on ne pouvait prendre une mesure qui fût plus à propos, tant pour l’entretien des Espagnols, que pour le maintien et le bon traitement des Indiens, suivant ce qu’auront à l’expliquer plus au long à Votre Majesté, les procureurs qui vont partir de la Nouvelle-Espagne. Pour les habitations et fermes destinées à Votre Majesté, nous avons choisi dans les provinces les plus riches et parmi les villes les plus belles. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien approuver ce que j’ai cru devoir faire et me mander ce qui lui plaira le mieux.

Seigneur très Catholique : que Dieu, Notre Seigneur, conserve la vie et les États de votre personne royale, étende et accroisse le nombre de ses royaumes et seigneuries, autant que votre royal cœur peut le désirer. De la ville de Culuacan, de cette Nouvelle-Espagne de la mer Océane, le 15 mai de l’année 1522. Très Puissant Seigneur, je suis, de Votre Majesté Impériale, le très humble serviteur et sujet qui baise les pieds et les mains de Votre Majesté.

Très Puissant Seigneur, Fernand Cortes, capitaine et chef de justice de cette Nouvelle-Espagne de la mer océane, envoie à Votre Majesté Impériale une relation sur les événements qui se sont passés dans ces contrées, que nous, officiers de Votre Majesté Catholique, venons certifier vraie et telle que nous aurions pu la rédiger nous-mêmes, n’ayant rien à y ajouter, et nous en remettant à ce que vous écrit le capitaine.

Très Catholique et Victorieux Seigneur, que Dieu conserve la vie de Votre Royale Personne, conserve et accroisse le nombre de ses royaumes et seigneuries autant que son cœur royal peut le souhaiter.

De la ville de Culuacan, le 15 de mai 1522. Très Puissant Seigneur, nous sommes, de Votre Majesté, les très humbles serviteurs et sujets, qui baisons les pieds et les mains de Votre Majesté.

Julian Alderete, Alonzo de Grado,
Bernardino Vasquez de Tapia.