Lettres de H. Taine à F. Guizot et à sa famille/02

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Lettres de H. Taine à F. Guizot et à sa famille
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 83-113).
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LETTRES DE H. TAINE
À F. GUIZOT ET À SA FAMILLE

DEUXIÈME PARTIE[1]

À Guillaume Guizot.


Paris, mardi 18, 19 ou 20 juin 1834.

Je commence par votre fin, mon cher Guillaume : Rouge et Noir s’appelle ainsi parce qu’il devrait s’appeler autrement.

Pour l’autre question : « Referai-je mon mémoire ? » vous êtes si aimable que j’en passerai par où il vous plaira. M. Guizot, dites-vous, me marquerait mes fautes ? Ce serait double profit, et je ferais le travail pour obtenir les corrections. Ne croyez point que j’aie hésité par tendresse paternelle. Je sais trop que mon pauvre enfant est boiteux ; mais, si j’ai bien compris les objections, il faudrait lui casser l’autre jambe. Je vous fais, je vous jure, ma confession en toute bonne foi. Je l’ai relu et trouvé ennuyeux ; je tournais les pages par volonté, non par attrait. Le plan seul est bon, le reste est de cette médiocrité honnête qui me déplaît dans les autres et que je déteste en moi. Sauf quelques phrases et une ou deux pages entières où le diable m’a poussé, la verve manque ; il n’y a pas d’entrain, l’œuvre n’est pas vivante ; les idées n’intéressent point, l’expression n’est pas frappante. On dit : « Bien, régulier, convenable, bon devoir, passons à un autre. » Voilà mon impression sincère. Jugez si j’ai envie de le corriger à rebours. Je le trouve terne, ordinaire, monotone, et l’on me dit qu’il est brutal, rempli de singularités, de paradoxes, d’idées choquantes, qu’il faut l’adoucir, le tempérer, changer les couleurs en nuances. Cela est vrai, peut-être. J’ai eu si souvent tort que je n’ose plus me donner raison ; mais je sens ainsi ; vous savez comme on est maladroit quand on va contre son sens intime. Imaginez un pauvre animal qui se brosserait lui-même à rebrousse-poils.

About achève son Voyage en Grèce, ce sera très joli. Prévost, que vous avez connu au collège, vient de publier une Revue de l’histoire universelle, excellent livre, d’un beau style quoiqu’un peu noble, très modéré, très bien composé et éloquent.

Nous sommes donc en guerre sur Beyle ? Eh bien, faisons un traité. En voici les conditions, dites-moi si elles vous déplaisent : je vous accorde qu’on écrit pour être compris ; m’accordez-vous qu’on écrit pour faire une belle chose ? — Maintenant lequel des deux buts est le principal ? C’est le second, selon moi. Avant tout, la beauté ; aussitôt après, la clarté. Que l’artiste tâche d’avoir les deux mérites : mais s’il faut sacrifier l’un, que ce ne soit pas la beauté ; il vaut mieux bien faire qu’être populaire. La statue parfaite enfermée dans l’atelier est préférable à la statue ordinaire exposée au grand jour. Vous direz que je ne donne pas mes preuves ; c’est que telle est la définition même de l’art. Mais peut-être j’invente un cas impossible ? Non, car vingt exemples prouvent qu’il faut souvent choisir entre la beauté et la clarté. D’abord certains sentimens sont si élevés ou si singuliers qu’ils sont fort difficiles à entendre et que des hommes même supérieurs doivent au préalable les étudier longtemps. Il y avait bien des gens d’esprit au XVIIIe siècle : Voltaire, Montesquieu, par exemple. Qui d’eux a compris Hamlet ? De nos jours, on l’a beaucoup loué. Si vous avez lu la critique de Goethe (Wilhelm Meister), vous savez combien peu de ces louanges ont été intelligentes. Il n’y a pas de meilleurs dessinateurs que Léonard et Raphaël. Saisit-on du premier coup d’œil la divine beauté des Madones, par exemple de la Belle Jardinière ou du Jésus de la Cène, etc. ? Je conclus que certaines œuvres, soit par leur forme propre, soit par la nature de leur sujet, sont difficiles à entendre, sans qu’on puisse faire un crime à l’auteur de cette difficulté.

Appliquons ceci à Julien[2]. Julien est Beyle : je le prouverais par mille traits du roman, de la biographie, par dix anecdotes que j’ai recueillies ailleurs. Seulement il s’est peint en laid et a supposé les circonstances qui révoltent l’homme contre la société, et lui font considérer la vie comme une guerre. Or, Beyle est un esprit supérieur et original, c’est-à-dire très élevé au-dessus de l’ordinaire et très éloigné de l’ordinaire. Ce sont donc toutes les difficultés réunies. Une preuve qu’elles sont énormes, c’est que Beyle lui-même a passé pour une énigme. Je connais un de ses amis, homme distingué, j’ai lu l’écrit de M. Colomb ; aucun d’eux ne le comprend le moins du monde, et ils l’ont vu dix ans tous les jours. Donc Julien-Beyle doit être longtemps étudié avant d’être compris.

Autre excuse : Beyle raconte, or un récit doit noter les faits, tous les faits, en détail, mais les montrer tout nus. Il ne faut pas que l’auteur intervienne et lance toutes les vingt lignes une tirade comme Balzac. Il doit disparaître ; je déteste un peintre qui se tient toujours devant son tableau. Beyle évite donc les réflexions, les commentaires. Ce mérite produit de l’obscurité. Le lecteur doit saisir, sans qu’on les lui explique, les liaisons et contre-coups de sentimens si délicats, si forts, dans des caractères si originaux et si grands. Quand il ne les saisit pas, doit-on blâmer l’auteur ? Il est artiste et non cicérone ; ne demandez pas à un écrivain d’être commentateur. Un seul exemple : Chapitre 46, Julien imite le parler créole : « Ah ! que cet homme est digne de mon amour, pensa Mathilde. » Mettez là une explication et tout languira. Ce récit nu, cette absence perpétuelle de l’auteur, donne au style une force et une rapidité incroyables. Chaque mot porte coup, et les coups tombent comme la grêle. Je conclus que pour donner de la clarté, il faudrait ôter au caractère de Julien sa profondeur et son originalité, ou ajouter des dissertations au sujet, bref gâter les idées ou la forme. J’aime mieux me condamner à relire l’ouvrage deux fois.

Encore un mot : une preuve qu’il a songé à la clarté, c’est sa réponse à Balzac à la fin de la Chartreuse. Il parle des obscurités du style de Mme Sand, etc., et ajoute : « Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti. »

Je suis bien entêté, n’est-ce pas ? mais j’ai lu les romans soixante à quatre-vingts fois chacun et je les relis. Prenons un arbitre. Cet arbitre sera vous-même, mais quand vous aurez lu le livre trois fois.

Je serre la main à notre ami le maçon[3]. Ne lui dites pas que je suis si fort épris de Beyle. Il dirait que j’ai sucé le venin du XIXe siècle ; c’est son mot sur moi ; dites-lui, pour m’excuser, que je lis en ce moment sainte Thérèse, pour prendre le goût des quatre espèces d’oraison et des calembours.


A Monsieur Cornélis de Witt.


9 octobre 1854.


Rose, l’intention de la présente
Est pour s’informer d’ ta santé.

La jolie chose que la poésie, qui me permet de te faire des complimens, et de t’appeler Rose ! Pour ma question, cher ami, elle est très sincère ; depuis que je suis malade, j’imagine que tout le monde l’est ou doit l’être, et quand quelqu’un parle haut, j’ai toujours envie de lui demander grâce pour son gosier. Le mien va mieux, et si j’en crois les médecins, race peu croyable, il ira mieux encore dans un mois, les eaux n’agissant qu’à distance. Pendant que tu pâturais en plein bonheur de Normandie, j’ai mené la vie d’une chèvre pythagoricienne. Je suis devenu l’animal le plus muet et le plus grimpant des Pyrénées. J’ai vu des rocs rouges, gris, noirs, jaunes, en profusion; : je me suis trouvé l’ami des lézards et des chèvres ; j’ai fait des études sur les cochons roses et noirs. O heureuses bêtes. Epicuriens à quatre pattes, que votre béatitude insouciante fait honte à l’homme, et que je suis de l’avis de l’oie de Montaigne, lorsqu’elle prétend être le but de la création ! De toutes ces liaisons et pérégrinations va naître un petit livre qu’Hachette me demande sur les Pyrénées. Je referai le voyage de souvenir, et j’aurai encore plus de plaisir à celui-ci qu’à l’autre.

Quand reviens-tu ? Il me semble avoir écrit en août une petite lettre à Guillaume, mais il voyageait sans doute en Bretagne, et ne m’a pas répondu, de sorte que, depuis trois mois, je suis sans nouvelles de toi. A ton retour, j’irai te serrer la main, et demander à M. Guizot les conseils et les corrections que Guillaume m’a fait espérer. Je vais rhabiller mon pauvre enfant tombé et le redresser tant bien que mal. Souhaite au fils un destin plus heureux et conserve au père ta vieille amitié de collège. C’est ce que je puis demander de mieux pour lui.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 1er novembre 1854.

Mon cher de Witt, nous voilà donc tous enfoncés dans le métier littéraire ! Mais tes œuvres, cher ami, sont des actions et de la politique. Je te félicite bien de ce beau sujet. Mais pourquoi veux-tu commencer si tard ? Il n’y a rien d’admirable comme le commencement de la Réforme en France ; Jeanne d’Albret, Coligny, d’Aubigné, La Noue, la fière noblesse calviniste. C’est l’époque des martyrs, des héros et des bandits, ajoute que c’est au XVIe siècle, le plus original, le plus énergique et le plus vivant de tous. J’ai lu l’an dernier toutes sortes d’histoires et de mémoires de ce temps-là, je t’assure qu’il n’y a rien de plus dramatique, ce sont les plus belles mœurs que puisse trouver un historien. Ils jouaient une grande partie, il s’agissait de gagner la France ; après l’Edit de Nantes, ils ne peuvent plus songer qu’à vivre. Tu couperas la plus belle page de ton livre, si tu mets celle-là en introduction. Note bien que ces mœurs-là ne sont pas connues, que les maudits romans de M. Dumas les ont défigurées dans l’esprit du public, que si on sait les faits, on ignore les âmes, que les sentimens qu’il faudrait interpréter sont les plus grands et les plus éloignés de nous. Je t’en prie, au nom de ton plaisir, de ton succès et de l’histoire, lis les actions de ces gens-là, et tu voudras les mettre dans ton récit.

J’imagine que tu as des documens curieux sur la révocation de l’Édit de Nantes. M. Depping vient de publier un volume qui en contient beaucoup, et de si forts, dit-on, que le Gouvernement interdirait la publication s’il les voyait.

Pour ce qui est du dogme, il me semble qu’il fait partie des mœurs ; la terrible théologie de Calvin a trempé des âmes comme celle de Jeanne d’Albret, et les théories sur la grâce sont très intéressantes ; peu de livres m’ont fait plus de plaisir que la Prédestination de saint Augustin. Les idées font les passions, et par conséquent les actions. Est-ce qu’il ne faut pas aussi que tu apprennes, aux Français catholiques, que Jarrige répondait fort bien à Bossuet, qu’on pourrait rétorquer contre notre Eglise l’histoire des Variations, et qu’à un point de vue, il y a autant de stabilité et un dogme aussi fixe chez vous que chez nous ?

Tu as beau dire, tu vas devenir théologien et romancier, confrère de saint Paul et de Walter Scott. Voilà ce que c’est que l’histoire.


Les rendez-vous de noble compagnie
Se donnent tous dans ce charmant séjour...


ainsi parle M. Scribe, autre théologien.

Pour moi, mon cher, je continue à tirer des descriptions de ma cervelle malade ; j’attends ton retour et les lumières que tu me promets pour purger Tite-Live, et je serre la main à Guillaume, à toi et à Chambolle, s’il est encore au Val-Richer.


A Guillaume Guizot.


Les Eaux-Bonnes, 5 août 18S5.

Bonjour, mon cher Guillaume, comment vous portez-vous ; Voilà à peu près ce que j’ai de plus neuf et de plus intéressant à vous dire. Vous décrire des effets de ciel bleu et de nuages roses, ce serait outrer la cruauté littéraire et vous traiter comme le public. Vous faire le portrait des bonshommes avec qui je viens de voyager, ce serait pis encore ; d’ailleurs c’est empiéter sur Henri Monnier. Vous raconter le nombre de verres d’eau que je bois, le nombre de poulets que je démembre, le nombre d’excursions que je fais ou que je médite, ce serait vous faire bâiller affreusement et j’ai pitié de votre mâchoire. Je n’ose pas trop vous envoyer une dissertation sur les cours de chimie et de folie que j’ai suivis cet été et qui, pendant mes deux jours de voyage, m’ont trotté dans la cervelle. Cela ne serait bon qu’un jour de pluie, et encore ? Pluie sur pluie, n’est-ce pas ? Que diable reste-t-il donc ?

Un peu de politique, si vous voulez. Il y a quatre jours, lorsqu’on ouvrit le dernier emprunt, il y avait queue dès huit heures du soir à la porte des mairies. Les gens apportaient des chaises et passaient la nuit, pour arriver les premiers le lendemain matin aux bureaux. J’ai vu les queues : pour la plupart pauvres gens, ouvriers assez déguenillés ; — je suppose (chose peu probable) qu’ils venaient là pour eux-mêmes, afin d’avoir une inscription de 10 francs de rente et de 200 francs de capital ; en revendant le lendemain leur coupon au cours de la Bourse, cela leur fera un bénéfice de 4 francs au, maximum. Passer une nuit et un demi-jour, faire cent courses et le métier d’agent de change, courir la chance d’être éliminé s’il y a trop de souscriptions, est-ce assez, pour expliquer cela, d’un espoir de 4 francs ? — Je suppose maintenant qu’ils venaient pour d’autres. Confierait-on à ces pauvres diables le premier dixième du capital qu’on doit verser aux bureaux pour recevoir son coupon ? Je livre ce dilemme à votre sagacité. Y a-t-il là-dessous quelque imitation en grand des procédés Barnum ? Dans l’Exposition de l’Industrie, celle-là manquait. A-t-on voulu ajouter une machine à tant de machines ? Si cela est, la plante américaine aura richement fleuri et fructifié en touchant le sol français.

Un peu de peinture, s’il vous plaît. Un peintre de mes amis, revenant de sa première visite aux Beaux-Arts, me dit que le Salon n’était qu’un long cri d’impuissance et de douleur. Selon lui, le genre d’imagination propre à la peinture a péri. Il y a des gens qui essayent de le retrouver en copiant, par exemple M. Ingres ; — d’autres, comme Delacroix, qui essayent de le remplacer par l’imagination poétique, etc. Il voit des musiciens, des hommes d’esprit, des historiens, des élégiaques, des raisonneurs, des systématiques, mais plus de peintres. Je m’explique son idée de la façon que voici : depuis deux cents ans, une quantité effrayante d’idées abstraites, de formules générales, d’analyses psychologiques, s’est accumulée dans la tête des hommes. Lisez par exemple la vie de Benvenuto Cellini, celle de Michel-Ange ou des peintres flamands. Vous verrez le contraste de ces cervelles et des nôtres. Or l’imagination du peintre consiste à posséder intérieurement une sorte de toile où, à chaque instant, se dessinent avec tous leurs détails des paysages, des hommes, des corps, des formes et des couleurs. Par exemple, vous lui dites le mot « grande maison. » Immédiatement il a la vision de l’édifice, avec ses colonnes, ses portes, les ornemens des fenêtres, les découpures d’ombres et de lumières, etc. De cette vision il passe involontairement à une autre et ainsi de suite. Mettez un cerveau ainsi organisé sous la discipline de notre éducation. Nous lui apprendrons à analyser ses impressions, à découper parcelle par parcelle les tableaux qui naissaient dans son esprit, à noter par des mots exacts les différentes émotions que chacune d’elles lui faisait éprouver tour à tour, à remonter à la formule abstraite, qui classe et explique ses émotions, à raisonner, à prouver, c" est-à-dire à déchirer la toile intérieure qui le faisait peintre. Michel-Ange voulut écrire un livre sur la statuaire et ne put pas. Il ne savait pas analyser ses idées. Comparez le Jugement dernier de Martyn et le sien. Martyn part d’une idée religieuse abstraite : le Dieu immense, inconnu, perdu dans l’infini, avec les myriades de damnés et d’élus, dans une plaine sans fin, sous des échappées de lumière flamboyante. Son tableau n’est que la traduction d’une idée, d’une formule psychologique, d’une phrase générale qu’il a entendue au dernier sermon, celle-ci si vous voulez : « Le Dieu terrible environné d’éclairs viendra avec la multitude de ses anges séparer la race des Élus du peuple innombrable des damnés. » Vous voyez la prédominance de l’éducation psychologique moderne.

Regardez au contraire la copie de Sigalon, ou plutôt pensez à l’original que vous avez vu, homme heureux ! Le fond de l’esprit de Michel-Ange, c’est la vision incessante du corps humain. Pendant que nous vivions dans des livres, il vivait devant des formes. Enfant, il habitait chez un sculpteur, il assistait à des mascarades, il passait ses journées chez Médicis devant des collections d’antiques ; il façonnait des statues de neige ; il passait douze ans sur des cadavres, amoureux du muscle, pour apprendre l’anatomie. Aussi son Jugement dernier ne correspond nullement à l’idée que nous nous faisons d’une pareille scène. Son Christ est si réel, si bien membre, d’un corps si solide et si terrestre, que nous ne voudrions pas mieux pour un portefaix. Il n’y a rien d’infini ni de vague dans ses fonds. Il n’a voulu faire qu’une masse de corps puissans et terribles ; la terreur et la colère qu’il ressentait en composant n’ont passé que dans les torsions des muscles et dans les contractions des visages.

... J’entends à table des dissertations les plus complètes sur la médecine, les médecins, etc. On se croirait dans le cabinet de M. Purgon. Il y a des scènes de mœurs assez plaisantes ; par exemple, j’ai retrouvé ici le chevalier de Beauvoisis.

Ne croyez pas que je vous marque ce nom pour recommencer notre guerre. La paix soit avec Beyle et entre nous ! Quelqu’un qui a lu Julien, dernièrement m’a dit que c’est le livre le plus faux, le plus immoral, le plus misanthrope, le plus capable de détruire toutes les bonnes croyances ; ce quelqu’un a vécu et a beaucoup d’esprit. Mes admirations me sont renvoyées en malédictions.

Bonsoir, cher touriste bretonnant, revenez avec des longs cheveux, des sabots et des mains noires, et dites-moi si, au fond, la civilisation vaut mieux que la barbarie. Un Espagnol qui a six sous dans sa poche refuse de l’ouvrage et va danser, dormir ou faire l’amour ; un Anglais riche vient faire respirer à son spleen le brouillard des Eaux-Bonnes. — Lequel vaut-il mieux être, et un Breton est-il plus heureux qu’un Parisien ?

A bientôt, n’est-ce pas ? Guéri ou non guéri, j’irai serrer la main de Cornélis et la vôtre.


A Guillaume Guizot.


Paris, 19 octobre 1855.

« Madame, un déménagement, la philosophie, M. Cousin, M. Hachette, les astres et diverses autres choses sont les causes de mon silence et de mon embarras. »

Sganarelle a répondu pour moi, mon cher Guillaume. Je suis allé chez vous en arrivant : maison vide, j’apprends que vous ne reviendrez ici qu’au 1er novembre. J’habite présentement une rue qui donne dans celle du Four-Saint-Germain, 5, rue du Sabot, triste nom s’il en fut. Ma troisième disgrâce est M. Cousin ; je me suis enterré dans cet homme depuis le 1er octobre, et j’ai écrit cinq articles énormes, qui paraîtront dans la Revue de l’Instruction. On m’avait donné liberté entière, et j’en ai usé. Les leçons que j’allais reprendre se sont trouvées malades de la poitrine, et M, Andral vient de les envoyer à Pau. J’ai couru les toits et les gouttières pour en trouver d’autres, et sans en trouver d’autres.


Quid non mortalia pectora cogis
Auri sacra fames !


M. Hachette a lu mon manuscrit de Tite-Live, et me demande des corrections que je ne sais pas trop comment faire, n s’agirait de l’écrire dans le style de mon voyage aux Pyrénées, ce qui n’est pas très commode. Enfin M. Buloz m’a demandé un gros article sur Dickens. Vous voyez que l’occupation ne m’a pas manqué, heureux artiste, heureux lettré, qui regardez les vaches de Normandie, et cette belle herbe fraîche dont on aurait envie de manger ! J’en ai mangé, j’en mangeais, de cœur du moins et d’imagination, à Fontainebleau quand j’ai reçu votre lettre. Depuis dix ans, je n’ai pas passé de quinzaine aussi heureuse. Je partais tous les jours le matin à 8 heures avec un sac de provisions sur le dos, et je rentrais à 7 heures du soir, ayant fait six lieues, et les yeux remplis de paysages[4]. J’étais seul, je ne connaissais personne, je ne prononçais pas six mots par jour ; jugez de ma félicité. Il y a là des graminées hautes de cinq pieds, qui partent par bottes de vingt-cinq d’une touffe d’herbes ; il y a des chênes de quinze pieds de tour, qui montent de cent pieds avant de s’étaler en branches. C’est un fond de mer, dévasté par les courans, jonché de blocs énormes, avec un sol de sable couvert partout de bruyères rousses et rouges qui sont d’une teinte sublime au coucher du soleil. Et personne, songez bien à ce mot, personne ! Cela faisait pousser des symphonies dans ma tête, j’écoutais intérieurement la pastorale de Beethoven, je sentais vivre la Grande bête éternelle, je songeais qu’un jour mon hydrogène, mon carbone et mon oxygène deviendraient graminées ou bruyères, et que j’aurais le bonheur d’être vert, luisant, splendide, lustré, tranquille, comme ces charmantes plantes sur lesquelles je me couchais. Que le rouge est beau ! Que la lumière est belle ! Que Decamps est un grand homme ! Qu’il est vrai que les pierres, les arbres et les bêtes valent mieux que l’homme ! Je me tais, si je continuais, je reverrais intérieurement le soleil entre les feuillées et les pieds noirs des chênes ; je vous ferais un dithyrambe, c’est-à-dire une divagation ; j’oublierais que ma lettre est toute positive, utilitaire, et que j’ai un service à vous demander.

Ce service, le voici : savez-vous si quelque livre ou quelque revue anglaise a publié la biographie de Dickens ou quelque chose d’approchant ? Indiquez-les-moi, et ajoutez un petit mot sur le genre d’effet que vous a fait Dickens.

J’ai quelque plaisir à préparer cet article. L’homme en question est un type et nous apprend une infinité de choses sur le goût anglais. Une sensibilité souffrante, jamais le ton du récit simple, partout des élégies ou des satires. Les personnages ne sont point aimés pour eux-mêmes, par goût pour la logique, par plaisir de développer une force, comme dans Balzac. Il ne fait jamais abstraction de la morale ; il blesse, il loue, il raille, il attendrit, il admire ; il ne peint pas. Il n’a pas cette indifférence de l’artiste, qui produit le bien et le mal comme la nature et ne se soucie que de produire, de produire beaucoup, de produire de grandes choses ; il n’aime pas les passions en elles-mêmes ; il s’attache uniquement à développer les émotions du cœur, à rendre aimables la vie et les sentimens de famille ; il fait, mais mieux, ce que font les tableaux anglais de l’Exposition. Ces gens ne se doutent pas que la peinture consiste uniquement dans l’amour du bleu et du rouge, de la ligne droite et de la ligne courbe, dans le bonheur de voir exister et vivre de grandes choses corporelles ; et ils font de petits logogriphes moraux ingénieux comme le Loup et l’Agneau, ou des vignettes froides comme Obéron et Titania. Ils blessent les yeux avec une cruauté atroce, et se croient agréables avec un charivari de couleurs. Ce genre est moins choquant en psychologie et en littérature, mais pourtant, en sortant de Dickens, on a les nerfs agacés ; et l’on se repose avec Balzac ou George Sand, comme on se repose avec Rousseau et Decamps, en quittant les baigneuses chlorotiques de Mulready et les tableaux cadavéreux de M. Millais.

Aix-la-Chapelle vous a-t-elle guéri, et la baignoire de Charlemagne a-t-elle été une compensation suffisante pour les derrières proéminens des cordonniers prussiens, vos chers amis ? Il paraît qu’ils n’ont pas tous l’air de cordonniers, plusieurs ressemblent à des perruquiers : témoin Hegel. Vous connaissez l’histoire : trompé par sa mine, un élégant pressé le raccroche : « Vite, coupez mes cheveux, je vais au bal. » — « Mais, je ne suis pas… » — « Allons donc, vous dis-je, montez. » — « Mais je n’ai pas… » — « Montez, j’ai des fers chez moi. » — Hegel se résigne, prend des ciseaux et opère sur la tête qui lui est livrée, d’une façon toute philosophique. L’autre regarde à la fin et, tout éperdu, découvre que sa chevelure avec ses hauts, ses bas, ses cavités et ses touffes, ressemble à la mer agitée. « Je suis le professeur Hegel, répond son coiffeur, et je coupe aujourd’hui les cheveux pour la première fois de ma vie. » — J’ai appris l’allemand exprès pour lire ce coiffeur-là et je ne m’en repens pas.

Les Eaux-Bonnes m’ont laissé dans le statu quo. La foi m’a manqué, ici comme ailleurs, et je suis puni. Bonsoir, cher ami, je vous serre la main, puisque vous voulez bien accepter celle d’un sceptique. Je serre celle de de Witt, qui est aussi tolérant que vous. Je ne vous ai point porté mon petit livre, cela vous fournira une raison, ou un prétexte, pour venir causer dans mon trou.


A Guillaume Guizot.


Paris, 25 octobre 1855.

Vous vous moquez de moi, mon cher Guillaume, et vous avez raison. Je m’en doutais un peu, c’est pourquoi j’ai coupé les ailes à mon dithyrambe. Du reste, un dithyrambe n’est pas une profession de foi. Distinguez, je vous prie, le moi scientifique, analyste, raisonneur de l’année scolaire et le moi sentant des vacances. Prenez mes folies pour ce qu’elles sont. Un instant j’ai senti tout haut, et je vous ai raconté les songes plus ou moins creux que me suggéraient les arbres. Je ne les impose à personne, et je ne les conseille à personne. A la réflexion, je trouve que, s’ils me plaisent, probablement ils doivent déplaire aux autres. Le fond en est triste, et je l’avais oublié en vous les écrivant. Entre vingt et vingt-cinq ans, une corde s’est cassée dans ma machine ; j’ai essayé en vain de la raccommoder. Elle est restée pendante, entortillée aux autres ; et quand j’essaye de jouer de mon instrument, elle le fait détonner. Pardonnez-moi les sons désagréables. Ils me sont si naturels qu’ils sont involontaires ; et quand vous les entendrez, songez à la maudite corde qui traîne et que je n’ai pu rattacher. Le moi scientifique accorde de tout son cœur que l’homme vaut mieux que la plante ; et il explique au moi sentant pourquoi les songes creux dont je vous parle lui font plaisir. Quand on se transporte ainsi et qu’on s’incarne dans une pierre ou dans une bruyère, on y transporte et l’on y incarne un animal sentant et pensant. Celui-ci jouit de la tranquillité du nouvel être qu’il habite, il est heureux par contraste et la sérénité de la nature pacifie ses idées et ses passions. C’est une illusion, je l’avoue, mais pourquoi la détruire ? Je n’ai pas le courage de réfuter mon plaisir, et j’éprouve un contentement extrême en sentant le logicien que j’ai nourri en moi-même s’en aller, s’effacer, disparaître, et laisser la place à l’enfant.

Ne me croyez pas non plus aussi inconséquent que vous le dites. De ce que j’aime les plantes et les grands horizons, on ne peut pas trop conclure que je dois aimer le vin de Champagne. Les sensations qu’elles donnent ne ressemblent guère aux sensations qu’il fournit. J’aime la philosophie, la musique et la peinture de la même manière et pour la même raison que les teintes rouges des bruyères lointaines. Hegel, Decamps, Beethoven et les Pyrénées ne sont pour moi que des moyens de produire en moi un même effet, que j’appelle sensation faute d’un autre mot, que j’appellerai excitation ou émotion si vous voulez ; il s’agit pour moi dans tous ces cas d’arriver à un certain état dans lequel, par exemple, lorsque je marche dans les rues, je n’aperçois ni les maisons ni les voitures, et qui me rendrait capable de faire six lieues en trois heures sans sentir mes jarrets raidis. Vous voyez tout de suite pourquoi je reste dans ma chambre et pourquoi je ne bois guère de vin de Champagne. J’ai un piano, j’ai des dessins, le gardien du Louvre me laisse entrer au Louvre, j’ai des livres, je suis des dissections à l’Ecole pratique ou des réactions chimiques à la Sorbonne. Cela me met dans l’état en question. Le vin ne m’y met pas. C’est pourquoi, quand j’en bois, je m’amuse à penser à autre chose. Je conclus contre vous que je puis concilier un grand amour des pierres et un médiocre amour du vin de Champagne, et que vous devez m’accorder le droit de rester chez moi.

Maintenant je me tâte la conscience et je me demande si je suis aussi immoral que vous le croyez. Pas tout à fait, et grâce encore à un distinguo. Chacun chez soi, c’est ma grande thèse. Dans la vie pratique, la morale est reine ; je pense comme vous qu’il n’y a rien de plus beau que la justice ; j’aime l’histoire parce qu’elle me fait assister à sa naissance et à son progrès ; je la trouve d’autant plus belle qu’elle me semble le dernier développement de la nature. Partout, au-dessus et en dessous de nous, est la force ; des lois aveugles s’accomplissent dans un ordre fixé, et leur système inflexible construit le monde avec les misères et la mort des individus. Cette lumière du droit et de la justice, c’est nous qui l’allumons et la promenons à travers l’immoralité de la nature et les violences de l’histoire, et ce ne serait pas la peine d’être homme que d’être réduit à ne pas la voir et à ne pas l’aimer. Mais, si je la vois et si je l’aime dans son domaine, je la repousse du domaine des autres. L’art et la science sont indépendans. Elle ne doit avoir aucune prise sur eux ; jamais l’artiste avant de faire une statue, jamais le philosophe avant d’établir une loi, ne doivent se demander si cette statue sera utile aux mœurs, si cette loi portera les hommes à la vertu. L’artiste n’a pour but que de produire le beau, le savant lia pour but que de trouver le vrai. Les changer en prédicateurs, c’est les détruire. Il n’y a plus ni science, ni art, dès que l’art et la science deviennent des instrumens de pédagogie et de gouvernement. Voilà pourquoi vous me voyez si mal disposé contre les littératures qui s’érigent en institutrices et contre les philosophies qui s’érigent en gardiennes de l’ordre public. Je suis choqué de voir des romans parens des histoires de miss Edgeworth, des Lettres édifiantes, de la Morale en action et des beaux traits des chiens fidèles et célèbres ; et il me semble que M. Cousin ferait mieux de ne pas se poser en gendarme intellectuel. La gendarmerie n’est bonne que dans les casernes, et quand je le lis, je crois entendre le plaidoyer suivant d’un procureur général :


« Messieurs les jurés,

« L’accusé qui est devant vous est convaincu par des témoignages irrécusables et par son propre aveu d’avoir assassiné et volé son ami. Il semble donc que je devrais arrêter ici mon discours, et vous laisser prononcer la sentence que l’évidence vous impose et le châtiment que la loi lui a réservé. Il n’en sera pas ainsi. Mon devoir est de vous faire remarquer le caractère scientifique du meurtre que je dénonce et les dispositions d’artiste du meurtrier que j’accuse. Ce meurtre, messieurs les jurés, a été commis avec un poignard triangulaire, aiguisé exprès le matin même, selon toutes les règles de la science, avec un soin dont un chirurgien serait jaloux. Il a été enfoncé dans le ventricule gauche du cœur, place qui, comme chacun sait, est la plus favorable. Il a traversé ce ventricule de part en part, ouvrant au sang un double écoulement et à la mort une double route. Le poignard était si aigu et le coup si sûr, que l’épanchement s’est fait à l’intérieur et que la victime n’a pas poussé un cri. Vous voyez, messieurs, que la Société de chirurgie protesterait tout entière si vous osiez condamner l’auteur d’une opération si parfaite. — D’autre part, regardez l’accusé. Cette noble tête, cette fière assurance, ce corps si agile, offrent un digne modèle à nos sculpteurs. Il n’a pas témoigné un seul remords. Avant l’action, il n’a pas ressenti une minute d’hésitation. Comme cet homme était depuis dix ans son ami, il a conclu avec une logique parfaite, mais malheureusement démentie par l’événement, qu’on ne l’accuserait pas de sa mort. Les témoignages vous ont prouvé qu’il a mené une vie aventureuse, que ses besoins ont été extrêmes, que ses passions sont excessives, que son avidité et sa haine sont sans frein. Vous êtes convaincus maintenant que jamais plus beau type ne fut offert à un romancier ; au nom de l’art et de la science, au nom des chirurgiens, des romanciers et des sculpteurs, j’abandonne l’accusation et je demande à la cour de rendre à la société un homme qui en est le plus bel ornement. »

Vous voyez, cher ami, que je vous envoie une apologie en règle. Quand vous viendrez rue du Sabot, je vous ferai celle de mes opinions en peinture, et nous nous contredirons. Il n’y a rien de plus amusant.

Merci de votre offre si aimable aux Débats. On ne commencera à m’imprimer qu’en janvier. Croyez que je n’écouterai pas Hachette. Je changerai tout au plus la table, et le premier chapitre sur le critique idéal...


A Guillaume Guizot.


Paris, 3 juin 1856.

Mon cher Guillaume, l’article sur Richard Cromwell et la Révolution d’Angleterre[5] a été retardé pour des raisons typographiques, vous le verrez jeudi. J’ai appliqué ma méthode fausse ou vraie. Il s’agissait d’un monument. Je l’ai trouvé trop grand pour le louer simplement, j’ai essayé de le définir. Vous savez notre traité. Accomplissez vos engagemens là-dessus, et franchement, à brûle-pourpoint, sans mettre de gants ni de manchettes. Je vous en promets autant à l’occasion.

Me voici peut-être votre collaborateur aux Débats. Un tiers m’a proposé de me proposer à M. de Sacy, qui m’a demandé trois articles sur Saint-Simon. Ils sont livrés, passeront-ils ? Si oui, j’en serai enchanté, ce sera une camaraderie de plus entre nous. M. Buloz m’a accusé à ce sujet de concubinage. J’étais déjà ajourné, quoique imprimé, avec épreuves corrigées[6]. Je ne sais pas si je le serai indéfiniment.

Vous voyez un malade qui vous dit vite adieu et vous serre la main. J’ai de grands maux de tête, je ne puis plus travailler, je vais dans un village quelconque aux environs de Fontainebleau ; je passerai un mois à marcher et à ne rien faire. Je vous invite.

Gardez votre tête mieux que je n’ai fait la mienne, et écrivez-moi, si vous pouvez ; d’ici on m’enverra vos lettres,


A Guillaume Guizot.


Paris, 25 juillet 1856.

Je vous remercie, mon cher Guillaume, de votre Alfred. Je l’ai lu avec soin ; et, selon le traité, je vais vous dire exactement ce que j’en pense.

Je le trouve grave, sérieux, solide, savant, bien composé. Il a ce qui manquait à Ménandre, l’ordre, la division régulière, le mouvement continu, l’entraînement logique, plus de précision et de vigueur. Vous me disiez que sur Alfred vous me réfutiez d’un bout à l’autre. Je ne le crois pas. Nos deux points de vue diffèrent, voilà tout ; vous dites : à considérer les barbares parmi lesquels Alfred avait été élevé, on doit le tenir pour un homme très réfléchi, très sensé, inventif et lettré. — J’essayais de dire : quoiqu’il soit le Charlemagne de son siècle, on trouve dans ses écrits et dans sa vie les traces de la barbarie qui l’entourait. — Selon vous il est civilisé par rapport aux barbares, selon moi il est barbare par rapport aux civilisés. Les deux jugemens peuvent très bien aller ensemble et, pour moi, j’accepte le vôtre de bon cœur.

J’arrive aux reproches. Je vous avoue que le livre me paraît inférieur à Ménandre. Vous avez retranché la jeunesse qu’on voyait dans votre premier ouvrage, l’abondance, le luxe d’érudition et d’idées, le ravissement d’apprendre, de trouver, de penser, les mille finesses et délicatesses qui s’entre-croisaient et se surchargeaient les unes les autres, en un mot le genre d’excès et de force qui mettaient le livre hors ligne. Le bon raisonnement et le plan exact d’Alfred ne remplacent pas cela. Ils ne sont pas poussés assez loin dans leur genre pour faire saillie, pour vous constituer une originalité, un caractère personnel et tranché. Il me semble que vous vous êtes tenu en bride pendant deux cent cinquante pages, que vous n’avez pas osé suivre votre allure, vous lancer.

Je crois qu’un talent consiste dans un ensemble de qualités ordinaires, plus une ou deux facultés énormément développées. Vous en avez deux : l’une que montre votre Ménandre, la grâce, la finesse, la multitude des idées, le sourire, tout ce que je disais à la fin de mon article sur la vieille Indienne ; l’autre que vos lettres attestent, qui me semble la plus puissante et que vous n’avez pas encore employée : le plaisir et la faculté de développer avec acharnement, de démontrer avec excès, d’entrer bon gré mal gré dans l’intelligence et dans la conviction que vous attaquez, la multitude des formes servant à expliquer la même idée, l’art de retourner une idée sous toutes ses faces, bien plus le talent de la présenter à la fin sous une forme paradoxale et piquante. Vous ferez quelque chose de supérieur quand vous vous servirez de ce don-là. Je vois d’avance mon Guillaume ; j’aperçois la formule que j’aurai à trouver sur son compte ; art oratoire au service de la finesse et de la grâce d’esprit.

Pour achever, certaines phrases me paraissent embarrassées. La gravité en est cause. Par exemple, 84 : « Ils lui devaient et ils savaient lui devoir... »

J’espère que j’accomplis le traité à la lettre. Vous me devez paiement et depuis longtemps, entre autres au sujet de l’article sur Richard Cromwell. J’y compte.

Si vous jetez les yeux sur mon Shakspeare de la Revue des Deux Mondes, passez l’exorde qu’ils m’ont forcé à mettre, qu’ils ont remanié, transformé trois ou quatre fois, et lisez en tête de la deuxième page : Je vais décrire au lieu de c’était. Ils font des corrections de leur autorité privée et ajoutent leurs sottises à celles qu’on fait déjà.

J’ai appris chez Hachette qu’About écrit votre article. Je me serais proposé, mais comme j’ai fait Ménandre, il vaut mieux qu’il ait Alfred.

Que faites-vous ? Vous êtes venu à Paris sans doute, je ne vous ai point vu. J’ai passé juin dans la forêt de Fontainebleau. Depuis le 1er juillet je travaille ferme, et j’achève mes Philosophes classiques contemporains, Maine de Biran. M. Jouffroy, un article sur les causes du spiritualisme, plus deux articles de conclusion sur la méthode.


A Guillaume Guizot.


Manchester, 15 juillet 1860.

Mon cher Guillaume,

Je viens de passer un mois à Londres de la manière la plus agréable et la plus utile, grâce aux lettres de M. Guizot, de Cornélis, et aux vôtres. M. Clark[7] surtout a été admirable pour moi ; il m’a plu infiniment, et, si je veux l’en croire, je ne lui ai pas déplu. Il veut que j’aille le retrouver en Écosse. M. Milman[8] et M. Stanley m’ont montré Oxford, et m’ont donné tous les renseignemens possibles sur l’Université et la théologie. M. Milnes[9] m’a patronné, et piloté ensuite, depuis le Parlement et la maison de lord Palmerston jusqu’aux Ragged schools. J’ai lu, j’ai regardé, j’ai écouté de mon mieux ; j’ai vu la Chambre des lords et la Chambre des communes, Harrow-school et Eton, des prisons et des hôpitaux, des meetings religieux et charitables, des salons bourgeois et aristocratiques, des presbytères et des musées, des clubs et des bibliothèques, quatre ou cinq villages et villes aux environs de Londres, toutes sortes de gens et surtout des gens distingués. Je vous dois tout cela, mon cher ami, et je vous remercie sans compter.

Je ne vous parlerai guère de mes conclusions ; je laisse mes idées au fond de ma mémoire, se clarifier, déposer et cristalliser. J’ai tenu un petit journal, que vous feuilleterez, si cela vous amuse, plein d’impressions prises à la volée. En ce moment, je suis à Manchester où l’un de mes camarades[10] me montre les classes ouvrières. Tout ce que je vous dirai, c’est que j’ai pris de l’estime pour la littérature et les renseignemens qu’elle peut donner ; il me semble que les jugemens qu’elle me suggérait à Paris n’étaient point faux ; la vue des choses n’a point démenti les prévisions du cabinet ; elle les a confirmées, précisées, développées ; mais les formules générales restent, à mon avis, entièrement vraies. J’en conclus que les opinions que nous pouvons nous former sur la Grèce et la Rome antiques, sur l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre de la Renaissance, sont exactes, et qu’un historien possède dans les livres un instrument très puissant, une sorte de photographie très fidèle, capable de suppléer presque toujours à la vue physique des objets.

Il y a un point sur lequel j’essaierai de vous contredire ; votre article des Débats parlait de la raideur des Anglais. Vous disiez, ce me semble, que chacun d’eux marche entouré d’une sorte de barrière qui le rend inaccessible à tous ses voisins. Eh bien, pour mon compte, j’ai trouvé en eux des gens aussi affables, aussi communicatifs que les Français. Je ne parle pas seulement des personnes à qui vous m’aviez adressé. La bonne éducation et l’envie de vous faire plaisir a pu les rendre aimables. Mais partout, en voiture, en bateau à vapeur, à la ville, à la campagne, les gens m’ont paru complaisans et accueillans ; j’ai demandé cinq cents renseignemens dans les rues, toujours les gens me les ont donnés, se sont dérangés pour me les donner ; j’entends des gens de toute condition, en habit ou en blouse, gentlemen ou pauvres diables, vingt fois, trente fois ils ont engagé la conversation avec moi, sur la pluie, le beau temps, l’empereur Napoléon, les orphéonistes et autres sujets ; il m’a semblé encore qu’ils causaient et riaient entre eux, inconnus avec inconnus, et de fort bon cœur. Je ne les trouve pas plus tristes que les Français ; ils sont certainement aussi civils. Au total, ils me semblent avoir des nerfs plus rudes que nous, plus difficiles à émouvoir, plus amateurs de gros plaisirs, de hourras et de joie physique. Mais la Merry England dont parlent les écrivains du XVIe siècle subsiste encore, et nous avons tort de croire que les affaires et le protestantisme l’ont submergée.

Je ne sais, mon cher ami, si je pourrai, comme je l’espérais, aller vous remercier au Val-Richer cette année. Je serai à Paris vers la fin de juillet, et ma mère doit faire à cette époque un voyage dans les Ardennes, pour lequel ma présence lui sera utile. Si vous avez du loisir, répondez-moi un mot, ne serait-ce que pour me dire comment vous passez cette heureuse année, et me donner des nouvelles de Cornélis et de tous les vôtres. Mon adresse est, pour cette semaine, à Manchester, 5, Beaufort Terrace, Cecil Street, chez M. Seillière ; mais si votre lettre arrivait plus tard, on aurait soin de me l’envoyer.

Offrez, je vous prie, mon respect et mes remerciemens à M. Guizot, et acceptez pour vous et pour Cornélis une cordiale poignée de main.


A M. Cornélis de Witt.


Orsay, Vendredi, 20 septembre 1861[11].

Mon cher ami,

Je te remercie des lettres que tu m’as renvoyées. Il y en a une de M. Duruy ; il paraît qu’on n’était pas encore absolument décidé à faire une vacance à Saint-Cyr. Il pousse vigoureusement à la roue, et le général Blondel aussi. L’affaire va se décider, je pense que la lettre de M. Guizot sera d’un grand poids.

Je vous suis bien obligé, mes chers amis, de votre accueil si franc ; je vous dois encore autre chose ; il me semble que j’ai appris chez vous ce que c’est que la famille, la maison et l’héritage ; je n’avais encore vu que des rassemblemens, des logemens, et des successions ; j’ai vu pourtant déjà bien des intérieurs ; mais la vraie concorde, le vrai bon sens, la vraie autorité y manquent. Ce qu’il y a de mieux, c’est que je vous crois capables de subir le malheur, sans vous désorganiser ni vous troubler.

Veux-tu rappeler à Guillaume sa promesse pour octobre ? Je resterai probablement ici jusqu’au 15 ou au 20 ; s’il me donne un bout d’après-midi, je lui montrerai un paysage bien fin et bien gracieux.

Je suis allé à la Revue de l’Instruction. Ton Jefferson y était. J’ai parcouru la liste des rédacteurs ; d’après mon avis, on priera M. Dreyss de faire l’article : c’est un homme réfléchi et instruit.

Il y aura peut-être des tiraillemens pour mes articles à la Revue des Deux Mondes. M. de Mars a ouvert des yeux grands comme des coquilles de noix, quand je lui ai dit que ma demande était une condition sine qua non. Il en référera au grand souverain, qui maintenant ne revient à Paris que la veille du numéro, et trône dans sa terre de Savoie.

Mon respect à ces dames et à M. Guizot ; une bonne poignée de main à toi et à tes frères.


A M. Cornélis de Witt.


Paris, 18 octobre 1861.

Mon cher ami,

J’ai eu hier une audience de M. Rouland qui s’est montré fort aimable.

Il m’a d’abord répété les objections contenues dans sa réponse à M. Guizot. J’ai vu qu’il considérait le nouveau cours comme un cours de collège et je l’ai détrompé. Je lui ai expliqué qu’il était analogue à celui de l’Ecole polytechnique, qu’il s’agissait d’ouvrir et d’exciter des esprits, etc. Là-dessus, il a changé entièrement de ton, il a déclaré qu’il ne s’opposait plus à ma candidature, que même il l’acceptait, qu’il était heureux de me voir rentrer dans l’Enseignement, que plus tard même il pourrait se présenter quelque chose à l’Ecole normale ou ailleurs ; de sorte que je regarde la nomination comme presque absolument certaine.

La seule objection est contre la trop grande étendue du cours, et mon avis est un peu le même.

Je n’ai pas besoin, je crois, d’abuser une seconde fois de la bienveillance de M. Guizot. Je n’ai plus qu’à le remercier ; son obligeance est égale à son accueil.

Les professions de foi et le ton de la conversation de M. Rouland m’ont paru beaucoup plus libéraux et plus aimables pour moi que le ton de sa lettre. Il n’y avait plus la moindre nuance de blâme, il exprimait simplement un dissentiment personnel, et approuvait les investigations libres et même hardies de l’esprit scientifique.

J’ai vu Guillaume ici. Il abonde dans le sens du Casaubon.


A M. Cornélis de Witt.


Paris, 31 octobre 1861.

Mon cher Cornélis,

Au dernier moment mon affaire de Saint-Cyr a manqué. Le maréchal a conservé le titulaire.

Le général directeur de l’École, le général inspecteur, et l’inspecteur d’Académie ont alors fait une charge d’ensemble qui n’a pas abouti non plus. M. B... a eu un frère tué en Crimée, ce qui milite en sa faveur ; d’ailleurs il est plus difficile à la Guerre que dans l’Université de mettre un homme en retrait d’emploi. En attendant, il reste, branlant dans le manche. Il n’y a plus rien à faire de ce côté.

Je travaille sur les poètes du XVIIIe siècle, Pope et Burns. Je me rappelle que tu souhaitais un sujet, assez français et sur la Révolution. Pourquoi ne prendrais-tu pas Fox ? Il ne nous est pas hostile, et il est très éloquent. Un travail très intéressant serait : « De l’attitude de l’Angleterre en face de la France pendant la Révolution française. »

Qu’est-ce donc que ce livre de M. Guizot que je vois annoncé : « Trois rois, trois peuples, trois siècles ? » Son dernier ouvrage me paraît très élevé et bien beau de style ; sur plusieurs points que tu devines je n’ai pas été convaincu.

Quand tu reviendras à Paris, voudras -tu me rapporter le 1er et le 2e volume du Pictorial history ?

Mille respects et amitiés chez toi ; je te serre la main bien affectueusement.


A M. F. Guizot.


Paris, 4 janvier 1863.

Monsieur,

Vous avez eu la bonté, l’an dernier, de présenter à M. le maréchal Randon ma candidature pour la chaire de littérature de Saint-Cyr[12] ; il l’avait acceptée et la nomination était presque faite, lorsqu’on s’est aperçu que le titulaire n’avait pas l’âge de la retraite ; en sorte que, s’il n’y a pas eu de nomination, c’est seulement parce qu’il n’y a pas eu de vacance. Je tiens tous ces faits de M. Duruy, inspecteur général, et de M. le général Blondel, chef du personnel.

Cette année, ces Messieurs, dont la bienveillance pour moi est extrême, ont d’eux-mêmes pensé à moi pour une autre place actuellement vacante, celle d’examinateur d’histoire et d’allemand pour l’entrée de Saint-Cyr. Ils ont présenté mon nom au maréchal, qui ne lui a point fait le même accueil que l’an dernier. Il paraît que, dans ces derniers temps, quelques personnes fort passionnées ou médiocrement sincères m’ont représenté comme un homme dangereux et imbu d’opinions perverses. Quoique l’emploi vacant soit simplement une vérification toute matérielle de l’instruction acquise, le maréchal s’est inquiété, et ma candidature est compromise.

Vous me connaissez. Monsieur, j’ai pensé tout haut devant vous dans la conversation familière ; j’ose dire que j’ai toujours pensé aussi loyalement, la plume à la main, et devant le public ; je persiste à croire que les écrits sont libres, et que c’est faire une action honorable que de chercher, de toute sa force et n’importe où, la vérité. Mais je comprends les convenances d’un cours, à plus forte raison celles d’un examen, et il me semble qu’il faudrait être bien sot pour faire de la propagande ou afficher du scepticisme dans un interrogatoire sur les dates de l’histoire de France, ou sur les règles de la grammaire allemande.

Si vous croyiez à propos de présenter ces raisons au maréchal, et si vous jugiez, comme je l’espère, que la libre recherche historique et philosophique n’est pas incompatible avec un emploi public, ce serait. Monsieur, un nouveau service ajouté aux obligations que je vous ai déjà, et que je suis heureux de vous avoir.

Agréez, je vous prie. Monsieur, l’assurance de mon attachement et de mon respect.


A M. Cornélis de Witt.


Paris, 17 mai 1864.

Mon cher Cornélis,

J’arrive à point d’Italie pour recevoir la petite leçon de tolérance que Mgr l’Evêque d’Orléans et ses amis ont bien voulu me donner[13]. De cet accident, il me reste beaucoup de reconnaissance pour M. Guizot ; c’est à peu près l’issue ordinaire de mes candidatures : j’espère que tu le lui diras de ma part.

Tu comprends bien que si les théories morales avaient été en cause, je ne me serais pas présenté ; mais d’après les paroles de M. Bordin, le prix était uniquement et expressément réservé à l’ouvrage qui réunissait « les connaissances les plus étendues, et le mérite de style. » Cela posé, comme j’avais lu la plus vaste littérature de l’Europe, passé sept ans dessus, et qu’on ne disait point mon livre ennuyeux, j’étais excusable d’envoyer mon livre au concours.

Quant aux phrases que tu blâmes, mon cher ami, considère seulement une chose : crois-tu qu’on ferait le métier que je fais, si l’on ne croyait son idée vraie ? Non, cent fois non. Mieux vaudrait mille fois être banquier, épicier ; au moins on gagnerait de l’argent, on aurait une maison, une famille, le teint frais, et le plaisir de digérer pacifiquement au dessert. Nous n’avons qu’une seule compensation, la croyance intime que nous sommes tombés sur quelque idée générale très large, très puissante, et qui d’ici à un siècle gouvernera une province entière des études et des connaissances humaines. Autrement ce serait faire un métier d’oie que de juger pour la centième fois Shakspeare, ou d’aller ramasser d’illustres inconnus comme Barrow ou Sidney pour les déterrer et les mettre en file. Nous ne valons, nous ne vivons, nous ne travaillons, nous ne résistons que grâce à notre idée philosophique. Or la mienne est que tous les sentimens, toutes les idées, tous les états de l’âme humaine sont des produits, ayant leurs causes et leurs lois, et que tout l’avenir de l’histoire consiste dans la recherche de ces causes et de ces lois. L’assimilation des recherches historiques et psychologiques aux recherches physiologiques et chimiques, voilà mon objet et mon idée maîtresse ; que les deux classes de faits soient de dignité et d’ordre différens, je n’y contredis pas ; mais quant au mode de génération, j’ai passé dix ans à prouver la ressemblance ; je te donne ma parole que je n’ai jamais songé en écrivant à faire du scandale ; j’ai toujours cherché l’expression la plus exacte, la plus nette, bref la formule ; je n’ai jamais cherché autre chose ; et je crois que le droit et le devoir d’un écrivain est, coûte que coûte, lorsqu’il a bien réfléchi, d’exprimer sa pensée avec toute la précision et toute la force possible, sans songer aux atermoiemens et aux compromis.

J’ai trouvé à mon retour la petite lettre de Mme de Witt ; je l’en remercie et je profiterai de ses remarques[14].

J’ai passé trois mois en Italie, voyant et interrogeant le plus possible, je complète en ce moment mon voyage par mes lectures ; je tâcherai d’en tirer quelque chose. Cela va me retenir à Paris tout le mois de juin et, cet été du moins, je ne pourrai avoir le plaisir d’aller vous voir et de te serrer la main. D’ailleurs, j’ai promis mon quatrième volume[15] et mes examens commencent le 1er juillet. Garderai-je cette place ? A la première recrudescence cléricale, au premier livre que j’écrirai, au premier changement de ministre, on pourra fort bien ne pas me renommer. Je me prépare.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, juillet 1864.

Mon cher Cornélis,

Je suis allé quatre ou cinq fois au Journal, sans rencontrer John Lemoinne. On dit qu’il n’y paraît pas trois fois par an. C’est à toi de lui écrire directement.

Je te proposerais bien de le remplacer. Mais j’entre dans mes examens, et j’y suis tenu assis de huit heures du matin à six heures du soir. — De plus ce serait traiter un sujet que j’ai déjà rebattu. Mon troisième volume est sur le même sujet que le tien.

J’ai lu ton livre[16], et plusieurs choses m’ont fait un vif plaisir, par exemple l’ironie grave avec laquelle tu décris d’Argenson. Pour le fond, tu sais nos différences ; ce n’est pas seulement au gouvernement libre que j’attribue l’amélioration des mœurs anglaises au XVIIIe siècle, c’est à tout un ensemble de causes, notamment au caractère national, et à la religion. De même en France, la dégradation des mœurs. Je pourrais m’appuyer à cet égard sur l’exemple de l’ancienne Rome ; ce n’est pas seulement la ruine de la liberté qui l’a gâtée ; c’est un ensemble de causes, en premier lieu la conquête et la destruction de la classe moyenne ; la ruine de la liberté et la corruption des mœurs sont deux effets d’une même cause, et non la cause l’une de l’autre.

On pourrait aussi te discuter sur Voltaire ; il a des méchancetés, des imprudences, des gamineries, toutes les violences et tous les excès du tempérament nerveux, c’est souvent un singe. Mais il n’a pas été bon seulement en paroles : vois ses établissemens à Ferney : c’est la conduite d’un grand seigneur anglais humanitaire qui fait du bien autour de lui et gratuitement. — De même la vie de Diderot : il a fait beaucoup d’actions gênéreuses ; ce sont des polissons et des enthousiastes, mais est-ce que la générosité pratique a manqué en 89 ?

Pour la forme, il me semble que tu l’acquiers chaque jour davantage. Cela est tout à fait solide et serré. Regarde cependant si, en vertu du principe qui ordonne de grouper par masses, il n’aurait pas mieux valu mettre d’un côté toute la France en bloc et de l’autre toute l’Angleterre en bloc. L’impression est alors plus nette.

Voici un service que je te prie de me rendre. Quel est le nom de l’éditeur de Londres qui fait traduire les livres de M. Guizot ? Quel est le nom du traducteur ? — Il s’agit de faire traduire mon gros livre je n’ai pas le temps en ce moment d’aller en Angleterre ; je n’y ai qu’une relation très légère avec M. Murray ; je serai obligé d’écrire. D’après mon traité avec Hachette, c’est moi seul qui dois me charger de ce soin.

Du reste les choses ont bien marché en France ; l’édition est presque vendue ; il y a eu beaucoup d’articles partout. La Westminster Review a publié une longue analyse avec les conclusions les plus aimables. Le quatrième volume (Les Contemporains) va s’imprimer.

J’ai rapporté quantité de notes d’Italie ; je pense écrire un voyage, demi-descriptif, demi -historique.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, juillet 1864.

Mon cher Cornélis,

Je te remercie beaucoup de ton intervention présente et future auprès de M. Reeves. A défaut de traduction, un article sera très utile.

Emile Routmy fera dans la Presse un article sur le livre de M. Guizot[17]. Je pense que tu n’as pas oublié M. Levallois, de l’Opinion nationale.

Je viens d’achever le livre ; tu ne t’étonneras pas, je pense, si je garde l’opinion que j’avais auparavant. Le raisonnement fondamental qui se trouvait déjà dans l’Église et l’État ne me paraît pas suffisant. Dire, comme M. Guizot, que l’homme a été créé tout d’un coup complet, à la vérité par miracle, c’est, à mon sens, contredire toutes les analogies, et dans les sciences positives on ne procède que par analogie. Le corps du premier homme se composait, j’imagine, comme le nôtre, de carbone, d’oxygène, d’azote, d’hydrogène, de phosphates, etc. Il faut bien admettre que les élémens se trouvaient dans le milieu ambiant, à moins de prétendre qu’ils ont été tout d’un coup surajoutés à la matière ou descendus d’en haut dans une cloche. Représentons-nous alors l’événement, tel qu’il a dû se passer. Il a donc fallu que tout d’un coup, comme par un coup de baguette magique, ces divers élémens se soient rapprochés, combinés, proportionnés, que les tissus, les organes se soient construits, disposés balancés, etc. Se figurer un monde comme le nôtre, ou analogue au nôtre, avec des plantes, des animaux et le reste de ce qu’il faut pour la nourriture de l’homme, avec des rivières, une atmosphère, un soleil et le reste, et croire que tout d’un coup une pareille transformation et production se soient opérées dans un pareil monde, cela est inouï. Dès qu’on a vu fumer une cornue, ou disséquer une articulation, la conception même en devient impossible. Il n’y a plus de lois dans la nature, s’il y a eu jamais un tel renversement des lois de la nature. — Ici, comme ailleurs, il y a eu des transitions, des préparations, des progrès ; là intervient l’explication de Lyell et de Darwin, fondée sur l’incommensurable longueur et la prodigieuse durée des périodes géologiques, sur les milliers de milliards de siècles, tels que l’étude de la croûte terrestre les constate aujourd’hui.

De même pour la persistance des espèces. Je crois que M. Guizot n’a consulté qu’un groupe d’avocats ; M. Flourens est un si pauvre homme, si peu considéré dans la science que les hommes spéciaux en font des gorges chaudes. Les naturalistes éminens considèrent aujourd’hui les classifications et les espèces, non comme des données primitives, mais comme des produits. J’indiquerai seulement sur cette question deux mémoires de M. Broca, un des fondateurs de la Société d’anthropologie : 1° Rapport à la Société de biologie sur les animaux ressuscitans, et partant sur la nature de la vie ; 2° Mémoires sur l’hybridité. Entre autres réfutations de la séparation radicale des espèces, il y a ce fait : un spéculateur d’Angoulême fabrique depuis plusieurs années des métis de lièvre et de lapin, trois quarts lièvre, un quart lapin, lesquels se reproduisent indéfiniment, quoique le lièvre et le lapin soient des genres tout à fait différens, bien plus que le loup et le renard, le cheval et l’âne. — Bref les idées actuelles viennent de tout un ensemble de recherches de physiologie et de zoologie que les réfutations du livre ne me semblent point toucher.

Je n’ai pas besoin de demander pardon de ces objections ; je sais que M. Guizot et toi vous êtes franchement et foncièrement libéraux, et que vous admettez la contradiction.


A Monsieur F. Guizot.


Paris, 19 décembre 1871.

Monsieur,

MM. Hachette m’envoient votre volume sur le Duc de Broglie ; n’étant point abonné à la Revue des Deux Mondes, je n’en avais lu que des extraits, et je me proposais d’acheter les numéros. Je vais lire et étudier l’ouvrage ; il y en a peu qui, en ce moment, puissent m’être aussi profitables. Aujourd’hui tous, jusqu’aux hommes incompétens, sont obligés de s’occuper de politique ; j’ai analysé la plume à la main les Vues sur le gouvernement de la France ; depuis six mois j’étudie à la Bibliothèque les sources originales de notre histoire depuis 1789 ; j’ai dépouillé aux Archives la correspondance des préfets de 1814 à 1830 ; je vais tâcher d’avoir celle des années suivantes ; je suis donc particulièrement heureux d’avoir votre livre, et (laissez-moi l’espérer) de croire qu’il me vient de vous.

MM. Hachette ont dû vous adresser les Notes sur l’Angleterre et la brochure sur le Suffrage universel ; permettez-moi de vous les offrir. Je vous dois les amis que j’ai encore en Angleterre ; c’est vous qui m’avez ouvert ce pays, et ce que je puis y avoir appris d’utile vous appartient. Je vous dois encore bien d’autres choses : l’Histoire de la civilisation en Europe et en France est encore aujourd’hui le fonds commun d’après lequel s’élaborent les idées historiques, et les Mémoires sur la monarchie de Juillet ont dit d’avance ce que l’expérience commence à faire comprendre, à savoir que, dans le conflit de la nation et du gouvernement, c’est la nation qui avait tort. Les documens de toute sorte que j’ai lus cet été concluent dans le même sens ; quand on regarde le passé de près et de sang-froid, on trouve qu’en général les Français depuis 1789 ont agi et pensé en partie comme des tous, en partie comme des enfans.

Je n’ai pas eu le plaisir de rencontrer Guillaume depuis mon retour. Des affaires domestiques, mon cours qui va m’occuper deux fois par semaine, l’Ecole libre des sciences politiques ne me laissent pas autant de loisirs que je le voudrais. Je n’ose vous parler de l’Académie : M. de Loménie est votre ami et M. About est le mien ; s’il succombe, l’honneur en sera plus grand pour le vainqueur, puisque le vaincu sera l’un des plus vifs, des plus fins, des plus spirituels, des plus sensés parmi les écrivains de notre temps, peut-être l’esprit le plus français qu’il y ait en ce moment en France ; on mettrait ensemble vingt talens allemands ou anglais qu’on n’en tirerait pas la Grèce contemporaine, Trente et Quarante, le Progrès, le Turco, le Mari imprévu, et même le petit volume des Assurances sur la vie. Vous ne m’en voudrez pas de louer un ami ; en ceci, comme dans toutes les choses d’esprit, j’ai toujours trouvé auprès de vous une tolérance extrême, et en outre un degré de bienveillance personnelle dont je vous suis profondément reconnaissant.


A Monsieur F. Guizot.


Chatenay, 12 juillet 1873.

Monsieur,

J’ai vu les personnes que vous m’indiquez et avec la nuance que vous avez bien voulu me marquer. Elles m’ont paru fort bienveillantes, et je dois sans doute à votre appui une partie de leur aimable accueil.

Il va sans dire que, pour le fauteuil à occuper, je suivrai vos directions et celles de l’Académie. Néanmoins, permettez-moi de vous rappeler que, lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir, il s’agissait de celui de M. Saint-Marc Girardin ; j’ai été son élève ; il a protégé mes débuts aux Débats, et corrigé mon premier article (sur Saint-Simon) ; j’y ai été vingt ans son collègue ; je l’ai beaucoup connu personnellement ; ma famille est liée presque intimement à la sienne ; et pour ce qui est des opinions philosophiques, c’est de lui que je suis le plus voisin, ou si vous préférez ce mot, le moins éloigné. Au contraire j’ai vu M. Vitet deux fois dans ma vie, et la ferveur finale de sa croyance catholique appelle, si je ne me trompe, un panégyriste qui soit de la même opinion ; ceci n’est pas pour lui marchander le respect et l’admiration que commandent son talent et son caractère ; à cet égard tout le monde est unanime ; mais il y a là une question de convenance académique que je dois remettre à votre jugement. Quoi qu’il en soit, si, grâce à vous, je réussis, M. Vitet et M. Saint-Marc Girardin sont deux hommes dont il est agréable de faire l’éloge ; seulement, pour M. Saint-Marc Girardin, j’ai les matériaux sans consulter personne ; pour M. Vitet, je serai obligé de vous les demander.

Vous êtes mille fois bon de souhaiter que Chatenay soit plus près du Val-Richer ; pour moi, j’en aurais grand besoin, surtout à présent. J’ai achevé presque toutes mes lectures sur la Révolution française ; je serais bien heureux d’en soumettre les conclusions à un politique qui a pratiqué. Ce qu’il y a de plus étonnant, à mon sens, c’est l’idée qu’on se faisait alors de l’homme et de la société ; elle est d’une fausseté prodigieuse, et de plus en parfait désaccord avec ce qu’enseignaient les premiers esprits du temps, Voltaire, Montesquieu, Buffon. On admet que l’homme en soi, l’homme abstrait, l’homme primitif et naturel est essentiellement bon et surtout raisonnable ; là-dessus on fabrique une idylle. En général cette conclusion passe pour être une conséquence rigoureuse de la philosophie du XVIIIe siècle ; tout ce que je puis dire, c’est que la raison, même laïque et purement laïque, ne l’accepte pas. Du moins la science, dès qu’elle est précise et solide, cesse d’être révolutionnaire, et même devient antirévolutionnaire. La zoologie nous montre que l’homme a des canines ; prenons garde de réveiller en lui l’instinct carnassier et féroce. La psychologie nous montre que la raison dans l’homme a pour supports les mots et les images ; prenons garde de provoquer en lui l’halluciné et le fou. L’économie politique nous montre qu’il y a toujours disproportion entre la population et les subsistances, n’oublions jamais que, même pendant la prospérité et la paix, le struggle for life persiste, et prenons garde de l’exaspérer en augmentant les défiances réciproques des concurrens. L’histoire montre que les États, les gouvernemens, les religions, les Eglises, toutes les grandes institutions sont les seuls moyens par lesquels l’homme animal et sauvage acquiert sa petite part de raison et de justice ; prenons garde de détruire la fleur en tranchant la racine. Bref, il me semble que la science laïque conduit à l’esprit de prudence et de conservation, non à l’esprit de révolution et de renversement ; il lui suffit pour cela de nous faire voir la complication et la délicatesse du corps social ; tout de suite nous voilà en défiance des charlatans, des panacées, des remèdes universels, radicaux et simples ; un savant comme Claude Bernard se met à rire quand Raspail lui propose de tout guérir avec du camphre et de l’alcool.

Pardon, Monsieur, de cette dissertation ; je suis trop rempli de mon étude ; tout ce que je voulais dire, c’est que nos méthodes, bien loin de nous éloigner de vous, nous en rapprochent. Je l’ai toujours souhaité, et je vous prie d’en agréer l’assurance comme un nouveau témoignage de mon attachement et de mon respect.


A Monsieur F. Guizot.


Paris, 20 décembre 1873.

Monsieur,

On m’apprend que dans la discussion des titres du 23 décembre, chaque candidature doit être présentée et défendue par un académicien ; on me nomme les académiciens qui rendront ce bon office à mes compétiteurs. Est-ce trop vous demander que de vous prier de me le rendre ? Je ne pourrais être dans des mains plus autorisées et plus compétentes. Depuis vingt ans mon travail littéraire et scientifique s’est fait sous vos yeux et en partie sous vos auspices ; je pourrais prendre pour devise de mes vingt-trois volumes l’épigraphe que j’ai empruntée à l’Histoire de la civilisation et que j’ai mise à l’Histoire de la littérature anglaise ; j’ai fait de la psychologie pure et de la psychologie appliquée à l’histoire, voilà tout, et vous êtes peut-être la seule personne qui, ayant employé une méthode heureuse, puissiez admettre qu’une autre méthode peut aussi donner de bons résultats.

Agréez, Monsieur, les assurances de mon attachement et de mon respect.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1903.
  2. Dans Rouge et Noir.
  3. M. de Witt.
  4. M. Taine a conservé jusqu’à la fin ce goût très vif pour la forêt de Fontainebleau et, chaque année, il faisait un séjour plus ou moins long à Barbizon ou à Marlotte
  5. De M. F. Guizot.
  6. Il s’agit de l’article sur Shakspeare.
  7. Sir John Clark, ancien diplomate, fils de sir James Clark, médecin de la reine Victoria.
  8. Miiman (Le dean Henry-Hart), littérateur, 1791-1868.
  9. Milnes Richard-Monckton), poète et homme politique, 1809-1885.
  10. Son cousin, M. Aimé Seillière.
  11. Écrit en revenant d’un séjour au Val-Richer, chez M. Guizot.
  12. Voir les lettres précédentes.
  13. Le refus du prix Bordin à l’Académie française.
  14. Sur l’Histoire de la littérature anglaise.
  15. Le dernier volume de la Littérature anglaise, les Contemporains.
  16. La Société française et la Société anglaise au XVIIIe siècle.
  17. Méditations sur l’état actuel de la Religion chrétienne.