Lettres de Jules Laforgue/007

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 27-30).
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VII

À CHARLES EPHRUSSI

Coblentz, mercredi minuit.
[30 novembre 1881.]
Cher Monsieur Ephrussi,

J’ai fait un excellent voyage, merci. Je suis arrivé à Coblentz mardi soir à 11 h. Une voiture m’attendait. Je suis très bien logé, très bien servi. J’ai vu M. de Knesebeck[1] ce matin. Il m’a parlé de vous. Il m’a présenté à 11 h. à la Reine. Je m’en suis bien tiré. J’étais assurément plus timide chez vous. Pourquoi ? Je suis encore trop ahuri pour me livrer à la psychologie de tout ce qui tourbillonne, valse et farandole dans ma pauvre tête.

On ne me laisse pas le temps de me recueillir, et par conséquent de m’effrayer. J’ai lu ce soir une étude de la Revue des Deux Mondes à la Reine. Ma voix était très assurée. J’ai eu assez de présence d’esprit pour sauter, sans que nul ne s’en aperçût (il y avait là des messieurs et des jeunes filles, feuilletant des albums, brodant) un passage scabreux que je prévoyais, et par cela même à jamais mémorable. (Vous le trouverez au numéro du 15 novembre, page 332)[2]. — Le plus fort est fait.

Ma voix n’a pas tremblé. D’où cela vient-il ? — Pourtant, rappelez-vous que j’ai failli tomber dans votre bureau quand Madame C… m’a parlé !

Je voudrais vous écrire tout en détail, cher Monsieur Ephrussi, mais j’ai tant de lettres à écrire !

La politesse exigeait que je vous écrivisse cette lettre, vous à qui je dois tant, vous par qui je suis ici, vous si bon, si délicatement bon.

Dites-moi cependant que sans être indiscret je puis vous écrire encore d’autres lettres, quand même vous n’y devriez pas répondre.

Je vous vois à votre bureau, au milieu de votre travail, des journaux à lire, des revues à dépouiller, des articles à faire, des lettres à écrire ou à parcourir. Comment me lirez-vous ?

Cependant, puisque vous avez voulu qu’il y eût un lien — de quelque nature qu’il soit — entre nous, vous êtes obligé de recevoir mes lettres. Et vous en recevrez.

D’ailleurs quand je vous l’ai demandé vous y avez consenti, et j’espère que ce n’était pas par pure politesse.

Vu le Rhin dans le brouillard. Nous partons demain pour Berlin.

Jules Laforgue, près de S. M… Prinzessinen Palais, — Berlin.

Façon de vous avouer que j’espère tôt ou tard recevoir une lettre de vous.

Et votre Albert Dürer[3] avec ses « feuillets du carnet »[4], ses « cat. Posonyi »[5], a-t-il paru pour faire taire les exigences sceptiques de Monsieur votre frère — à qui je serre la main — ?

Ah, ce Quantin[6] du Retard !

Je salue MM. Dreyfus[7], Renan[8] et Deudon[9].

Je salue respectueusement Madame votre mère.

Je vous serre la main.

Jules Laforgue.

Mes amitiés au Claude Monet que vous savez[10].


  1. Secrétaire de l’impératrice.
  2. Il s’agissait, dans une étude sur Mazeppa, l’histoire et la légende, par le vicomte Melchior de Vogüé, d’un passage où l’auteur fait allusion, le plus discrètement du monde, à la passion de Mazeppa pour la femme de Falbovsky, sentiment qui fut la cause du malheur célèbre de Mazeppa. La lecture de ce passage en dit long sur la pruderie qui régnait à la cour de l’impératrice Augusta, ou sur l’idée que Laforgue s’en faisait.
  3. L’important ouvrage Albert Dürer et ses dessins, à l’achèvement duquel Jules Laforgue avait travaillé.
  4. Dessins du carnet de route de Dürer dans son voyage aux Pays-Bas.
  5. Références au catalogue de la riche collection de dessins de Dürer formée par M. Posonyi et passée au Cabinet des estampes de Berlin.
  6. Éditeur de l’Albert Dürer de Ch. Ephrussi.
  7. Gustave Dreyfus, amateur, possesseur d’une collection renommée d’œuvres d’art de la Renaissance.
  8. Ary Renan, peintre, fils d’Ernest Renan.
  9. Amateur et collectionneur de tableaux impressionnistes.
  10. La Grenouillère.