Lettres de Jules Laforgue/008

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 31-39).
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VIII

À SA SŒUR

Coblentz, Décembre 81, mercredi, minuit[1].
Ma chère Marie,

Enfin je respire, et puis songer à la foule de lettres qu’on attend de moi là-bas, en France. Et c’est à toi que j’écris la première.

Je suis arrivé hier au soir, mardi, à Coblentz (ici) à onze heures. J’aurais pu t’envoyer une dépêche, penses-tu. Ah ! oui, une dépêche, quand j’ai passé une nuit et une journée où le cœur me battait à se rompre.

Mais tout s’est très bien passé. Voici :

Commençons par le commencement.

Après un voyage confortable en première, rembourré, avec glaces, et chauffé, pris du café au lait à huit heures le matin à Paris avec Émile, puis déjeuné à la frontière belge (onze heures) et dîné à Cologne (huit heures). J’arrive à Coblentz à onze de la nuit. À la gare m’attendait une sorte de carrosse antique au cocher grave. Un valet de pied s’incline devant moi et m’ouvre la portière. Je monte : on entre au château. Des allées interminables, avec, çà et là, des sentinelles au casque pointu et d’innombrables réverbères, on arrive à un perron. Je descends devant une porte, un grand diable galonné s’incline et m’ouvre. C’est mon appartement, — mon domestique et sa femme m’attendaient, allumant un grand feu, disposant mon dîner.

Voici mon appartement de Coblentz : une antichambre, puis un grand cabinet de travail très haut de plafond, à gauche une commode avec une glace et des bougies, deux grandes fenêtres, — au fond mon bureau avec tout préparé pour écrire, un bel encrier, une lampe d’un système très compliqué et que je n’ai pas encore compris, un grand fauteuil, un crachoir, une chancelière, etc… À droite un canapé-lit, une grande table recouverte d’un tapis, deux fauteuils, huit chaises rembourrées, et sur la table, dans un plateau d’argent, un dîner, des viandes froides, une assiette dorée avec des petits fours, une théière, un sucrier avec pince d’argent, etc…

Puis ma chambre à coucher, où l’on avait aussi allumé du feu et où j’ai trouvé ma malle, une toilette, etc… Les domestiques me souhaitent le bonsoir et me quittent.

Je me chauffe, je dîne mélancoliquement, le cœur gros et du bout des dents ; puis ces dîners somptueux sont si fades à mon estomac qui a déjà broyé pas mal de vache enragée !

Tout dort. Je n’entends que le tic tac de la pendule. Je me demande si tout ça n’est pas un rêve. J’écarte mon rideau, je vois, éclairée de mille lumières, la longue façade du château, et les sentinelles graves qui se promènent le fusil sur l’épaule.

J’entre dans ma chambre à coucher où brûlent de fines bougies dans des bougeoirs d’argent.

J’arrange un peu ma malle, puis je me couche. Ah ! le bon lit avec des draps fins comme de la soie, et un édredon bleu ! J’essaie de rappeler mes esprits, et de bien voir les choses, mais, fatigué, je m’endors, en songeant qu’à cette heure-là, tu songeais dans ton lit à tout ce qui arrive à ton pauvres Jules (ma chère Marie, tu ne m’as pas dit ce que tu pensais de ceci).

À huit heures, je m’éveille, la femme de chambre m’apporte sur un plateau tout l’appareil qui accompagne un café au lait avec plusieurs sortes de petits pains minuscules. Je fais ma toilette, je mets mon habit, ma cravate blanche, mes bottines vernies, mes gants, mon claque, etc…

Un valet, à mollets superbes, m’apporte sur un plateau une lettre. C’est une visite pour dix heures. En attendant je regarde dans la cour du château les gardes faire l’exercice à cheval.

À dix heures, visite du secrétaire de la maison de la Reine. On va me présenter à Sa Majesté vers onze heures.

Comme le cœur me bat ! Représente-toi ton pauvre Jules !

À onze heures je monte. Je traverse des corridors pleins de portraits, de glaces, avec des rangées de sentinelles en armes. J’arrive dans une antichambre qui est un véritable jardin de plantes exotiques. On me présente à la comtesse Hacke, une bonne et maternelle dame (la première dame d’honneur). Elle a su la mort de papa, etc., elle me parle très affectueusement, elle me montre par la fenêtre le Rhin qui coule dans le brouillard, elle me dit de ne pas m’intimider.

Deux valets s’avancent, on m’introduit !

Ç’a été comme un éblouissement. Ah ! mon Dieu. L’Impératrice était là ! elle s’est levée, m’a souhaité la bienvenue, m’a questionné sur ma carrière, m’a plaint longuement de la mort de notre père, m’a demandé qui soignerait mes jeunes frères et sœurs, que je lui en donne des nouvelles, et cela si sincère ! j’étais confondu. Je m’en suis bien tiré, en répondant très simplement. Puis : « Comtesse Hacke, faites visiter la galerie à M. Laforgue ». La comtesse Hacke me faisait visiter, elle est aimable, elle m’a dit que j’aille lui rendre visite, etc…

Enfin ! je suis redescendu chez moi. On m’a apporté à déjeuner — des choses innombrables et fines —, mais je n’ai faim qu’en France. J’aurai tâté de bien des cuisines !

J’ai été me promener ; rien que des boutiques allemandes.

En rentrant, je trouve des lettres : une invitation à dîner avec le docteur Velten, médecin de la Reine, et une invitation à aller lire à huit heures et demie chez la Reine ! Pour la seconde fois, représente-toi ton pauvre Jules ! Pour la seconde fois, le cœur me bat ! me bat !…

À six heures, je change de chemise (je te prie de croire que celle que j’avais mise le matin était encore propre !) Un valet me conduit chez le docteur. Je vois un vieux monsieur, charmant, qui me serre la main, me débarrasse de mon pardessus, me fait asseoir, me parle français. Je lui parle de quantité de livres de médecine célèbres que j’ai lus dans mes années de travail humble aux bibliothèques de Paris. Cela l’attendrit, il me sert lui-même, trouve que je ne mange pas assez (j’ai renoncé à compter les plats). Demain la cour part pour Berlin à neuf heures du matin. Nous serons dans le même wagon — à Berlin nous nous verrons tous les jours, nous irons ensemble à l’Opéra ; il jure de me faire apprendre tout à fait l’allemand. Ah ! le brave homme de médecin ! (l’hiver dernier, quand j’avais mes palpitations, je ne me doutais pas). À huit heures je rentre, on me sert du thé, le cœur me bat ! Dans une demi-heure, je lirai à la reine ! Il pleut à verse, toutes les heures on vient entretenir mon calorifère — un grand calorifère carré qui monte jusqu’au plafond. En habit, j’arpente ma chambre. Enfin ! Vois-moi, de grâce, montant les larges escaliers blancs !

À huit heures et demie, un valet vient me chercher. Je suis en habit. Je traverse d’innombrables corridors, entre des sentinelles, et j’entre ! Je ne suis pas tombé à la renverse.

Autour d’une table, deux princes, quatre jeunes princesses, la comtesse Hacke, l’Impératrice en toilette. Les princes feuillettent des albums, les demoiselles brodent. L’Impératrice fait de l’aquarelle. Une place est vide, l’Impératrice me fait asseoir. Je suis entre la comtesse Hacke et l’une des princesses.

Je lis comme dans un rêve, tâchant d’assurer ma voix. Peu à peu, je reprends ma présence d’esprit, je songe à bien lire ; et bien m’en a pris !!!!!

J’arrive à un passage un peu leste !! la comtesse Hacke me regardait inquiète, ou du moins, je le devinais ; sans faire semblant de rien, j’ai sauté habilement le passage[2] ! Sauvé, mon Dieu ! la comtesse seule a dû s’en apercevoir, j’ai deviné un regard de reconnaissance. J’en aurai vu de belles dans ma bizarre vie !

Puis l’Impératrice m’a demandé des détails sur les expositions de peinture à Paris, etc… je répondais avec assurance.

Puis on s’est levé, et, le cœur léger, je suis rentré dans mon cabinet de travail, avec un bon feu et, sur ma table, un souper auquel je n’ai pas encore touché (pâté, cuisse de poulet, petits fours) et je t’écris ! Il pleut — minuit, les fenêtres de la Reine sont éclairées.

Ah ! ma chère Marie, le plus fort est fait !

Je suis sauvé. Je vais me laisser vivre dans ces opulences. Je vais m’y habituer, m’assouplir, gâter mon estomac, soigner ma personne, et bûcher mes livres, mes chers livres, qui sont ma seule ambition en dépit de tout !

Ah ! çà, mes amis ! Que pensez-vous de tout ceci ?

Ma chère Marie, Émile a dû vous arriver ; il vous amènera bientôt à Paris.

Il aura une place : mes frères n’ont qu’à se laisser faire, je les caserai tous. Si Adrien avait six ans de plus, il serait dans quatre ans mon successeur. Le vois-tu en habit de cérémonie, lisant à Sa Majesté et sautant les passages lestes ?

Dis-lui de ma part d’être bien sage et de t’adorer.

Ma chère Marie, es-tu contente de moi ? Espères-tu ?

Je vous embrasse tous ainsi qu’Anastasie, l’oncle, Pascal, la cousine.

Ton Jules.

Je n’ose pas déchirer un bout de ma tapisserie dorée pour faire le pendant de celui de ma chambre, que je t’ai envoyé il y a deux mois.

Je me figure toujours avoir des valets galonnés autour de moi.

Écrivez-moi : M. Jules Laforgue, près de S. M. l’Impératrice-Reine, Prinzessinen Palais, Berlin, Allemagne.


  1. Plus exactement nuit du mercredi 30 nov. au jeudi 1er déc.
  2. On a vu plus haut ce qu’était ce passage « un peu leste ».