Lettres de Jules Laforgue/059

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 214-217).
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LIX

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin, 24 12. 82.
Cher Monsieur Ephrussi,

Je travaille comme un nègre — pas cependant comme le nègre Dumas père. J’ai deux lectures régulièrement par jour avec livres à choisir, à lire d’avance, et trois journaux, et la Revue des Deux Mondes. Prélevez là-dessus le temps stupide de s’habiller deux fois, le temps stupide de manger (mais je me cache toujours, pour manger), le temps de dormir, les menues dépenses de temps, et vous verrez qu’il ne me reste pas grand’chose.

Je travaille la nuit à la lampe. C’est une infinie volupté. Toute la maison est endormie. À peine de temps en temps un fiacre sous les Linden. Quelquefois le clair de la lune sur la neige fine de Hausvogteiplatz. Alors j’entasse les feuilles de papier noirci. À Coblentz aussi, j’avais pas mal besogné, avec le Rhin en bas, piqué de lumières reflétées.

J’ai donc un nouveau petit volume de vers que je ne publierai pas plus que le premier, attendu que dans un an il me paraîtra aussi ridicule que mon premier m’apparaît maintenant, avec quelle intensité ! — Plus : J’ai terminé un roman, le sujet est très beau. Mais un premier roman ne peut valoir grand’chose. Aussi, j’en écris un second. J’ai une comédie en un acte, plus noire que les Corbeaux, mais qui ne doit pas être fameuse en réalité. Aussi j’en écris une seconde[1].

Plus : j’avais réuni des notes pour une étude courte mais supra-philosophique sur John Ruskin et le préraphaélisme ; mais on me dit que Chesneau est à la veille de publier un bouquin sur le même sujet.

Vous trouvez que je néglige la correspondance de la Gazette. Mais je suis ici à peine depuis vingt jours et il n’y a rien — rien que le Champigny de ces messieurs.

Après cela, il pleut un rude spleen sur Berlin. C’est le coup de feu, la Rhein-Macht. Je suis libre aujourd’hui, mais ce sera remplacé par d’autres ennuis.

On est toujours content de moi. Il paraît que je suis passé maître dans l’art de choisir les romans voulus et dans celui de faire des coupures. Seulement il paraît aussi que j’ai des jours bizarres, des jours où je lis très haut, d’autres où ma voix n’est qu’un souffle. Je réponds invariablement que — c’est la vie.

L’autre soir, je devais aller passer la soirée chez M. et Mme Bernstein, et j’ai été pris d’une rage de dents. Impossible d’y aller.

Vous ne publiez donc rien cette année ! Vous ne voulez pas vous enrôler dans la catégorie des forçats qui, comme Müntz, Mantz, Michiels, etc., publient quelque énorme machinette chaque Jour de l’an ?

Pourquoi ne feriez-vous pas une infidélité à votre Dürer pour écrire un livre qui n’a pas été fait et qui est si fécond (l’Impressionnisme), le public se ruerait dessus, ou bien dans la Gazette une belle étude sur Chifflart, le Michelangelino moderne français. Il y a tant de choses à faire ; ferez-vous un volume de vos dessins de His de la Salle ? Comment Bigot s’est-il donc introduit à la Gazette ? Ce cuisinier normalien qui nous la fait à toutes les sauces au XIXe Siècle, à la Revue bleue, à la Revue des Deux Mondes (pauvre Zola !) est bien réjouissant.

Au revoir ; j’espère que vous m’enverrez quelques lignes parfois. Quand vous aurez le temps, n’est-ce pas ?

Jules Laforgue.

  1. Du roman terminé et de la comédie « plus noire que les Corbeaux », rien ne nous est parvenu et il est probable que Laforgue les détruisit.