Lettres de Jules Laforgue/077

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Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 52-54).
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LXXVII

À SA SŒUR

Paris [lundi 30 octobre 83][1].
Ma chère Marie,

J’ai reçu ton autre lettre. Misérable, va ! enfin, je te pardonne.

Il est midi — devine ce que je viens de perpétrer, de commettre ? Je viens de déjeuner sans doute.

Mais avant ça ? Devine ? J’ai été… non, je n’oserai jamais. J’ai été… poser chez un photographe. Ô mânes de Flaubert, veuillez me pardonner ! — oui, c’est fait… dans six jours peut-être tu recevras un exemplaire de ma face. T’ai-je dit que j’avais été voir Delcassé[2] et que j’avais dîné avec lui, et qu’il a publié une brochure politique intitulée Hervé… où allons-nous ?

Je n’ai pas revu Bourget. Charlot t’a-t-il encore répondu ? Tous ces jours-ci je suis pris par Riemer qui a ses congés de la Toussaint.

Hier encore, nous avons été ensemble à la gare de Lyon chercher Rieffel qui, après avoir séjourné à Constantinople, a parcouru l’Italie. C’est un singulier individu.

Tu sais comme on s’ennuie les jours de fêtes : tous ces gens endimanchés. Puis, on ne sait où aller, et impossible de passer l’après-midi chez soi, seul.

Hier Riemer et moi avons été à vêpres à Notre-Dame. C’était l’archevêque qui officiait.

Riemer a fait des calembours. Il a des habits neufs — et comme il était cynique, je lui disais qu’il était un satyre. Oui, a-t-il répondu, un satyre, mais nippé (ménippée). Revu aussi Soula et Pérès[3].

Que c’est embêtant de rester à Paris dans le provisoire ! Je n’ai pas encore été voir Ephrussi.

Vous autres, vous venez de dîner. C’est l’heure où Mylord monte, puis fuite [?] aux jappements de Sarah. — Parle-moi de tes leçons chez Madame Labastre. Sais-tu la Marche funèbre ?

Les titres [?] — Si j’étais près de toi, je te ferais maintenant mourir sous les charmilles. — Te souviens-tu de nos dernières promenades au Massey ? Était-ce assez navrant !

Naturellement je n’ai pas été chez ma tante ; dis à Émile qu’il peut m’envoyer ici le Saint Antoine. J’y tiens beaucoup, et je te demande à toi de faire ton possible pour qu’il l’envoie.

J’ai encore une lettre à écrire en Allemagne

Je t’embrasse. — Adieu. — Ne t’ennuie pas trop, et joue, en pensant à moi, La Dernière Pensée.

Jules.

  1. Cette lettre, publiée précédemment avec l’indication « septembre », est assurément du 30 octobre à cause de l’allusion qu’elle contient aux congés de la Toussaint. En septembre, Laforgue était à Tarbes auprès de sa sœur.
  2. Théophile Delcassé (1855-1923), qui fut l’homme politique que l’on sait, avait été, tout jeune homme, de novembre 1870 à décembre 1872, répétiteur au lycée de Tarbes où il avait eu Jules Laforgue et son frère Émile parmi ses élèves. Il avait apprécié la vivacité d’esprit de l’enfant, et leurs relations se poursuivirent quelques années plus tard à Paris, où Théophile Delcassé abandonna l’enseignement pour le journalisme, puis pour la politique. Delcassé donna, en 1885, à la République Française, un compte rendu des Complaintes.
  3. Anciens condisciples du lycée de Tarbes.