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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CL

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 340-341).

LETTRE CL

Onze heures du soir, 1776.

Quelque triste que je sois, j’ai joui vivement du plaisir de recevoir réponse sur les cinq heures du soir, à une lettre que je vous ai écrite à cinq heures du matin. Voilà ce qui fait aimer les grandes villes et Paris par-dessus tout. On n’a rien oublié de ce qui pouvait être commode et utile. Vous ne me dites pas de vous écrire, ainsi c’est un peu hasarder d’être perdue ou égarée. Mon ami, vous êtes vraiment d’un excellent conseil, et soit qu’il vous soit dicté, ou par la sensibilité, ou par la lassitude de mes maux, je n’aurais rien de mieux à faire, comme vous dites, que d’en essayer. Vous traitez ma toux, ma maigreur, mon estomac détruit, mes insomnies, l’irritation de mes entrailles, comme vous traiteriez les fantaisies de toutes ces belles dames : ce sont leurs plumes, leur tête en pagode, leur démarche sur un talon, en un mot, toutes les sottises. Vous me proposez de me guérir, comme vous leur proposeriez de se corriger. Mon ami, vous êtes bien jeune, voilà ce que cela me prouve : car je ne peux pas dire que vous êtes bien froid et bien désintéressé : croyez que ni ma volonté, ni rien dans la nature n’aurait plus le pouvoir de me sauver. Non, la résurrection de M. de Mora, qui serait pour mon âme le premier de tous les biens, ne pourrait plus changer mon sort. Ah ! si ce miracle s’opérait, combien la mort me serait effroyable ! Il ne m’a connue qu’avec le besoin, le désir et le plaisir de vivre. Mais, mon ami, je m’accuse, je me le reproche, je suis trop faible, je vous fatigue. Mes maux, mon malheur pèsent sur votre âme. Je ne veux plus que vous sachiez ce que je souffre : en ne vous le disant pas, votre sensibilité ne sera plus exercée d’une manière pénible, et vous croirez que j’ai suivi votre conseil. Vous me trouverez un meilleur visage ; et, ce qui est bien plus important, vous me trouverez moins curieuse. Allons, je vais faire comme Sosie, je me donnerai du courage par raison. Je ne vous promets pas d’aller jusqu’à la gaité, et c’est un tour au-dessus de mes forces. J’ai moins toussé aujourd’hui ; et si la nuit est de même, je renverrai encore la saignée comme dernière ressource. Non, le comte de C… ne vous a point su mauvais gré : il m’a dit honnêtement qu’il aurait fait comme vous. Mais si vous voulez tout réparer, dînez-y dimanche, vous me donnerez la force de sortir. — Oh ! je suis bien fâchée de ce que l’on commence à s’affaiblir, il faudrait être fort dans le moment où l’on a tout le pouvoir ; s’il craint, tout est perdu.

Vous voulez donc écraser tous les sots et tous les méchants ? Mon ami, cette ambition a moins d’éclat que celle d’Alexandre, mais elle est tout aussi vaste. Adieu, adieu, mon ami. Vous êtes si pressé, si affairé que c’est manquer d’égard que de vous retenir. Que je voudrais savoir si vous reviendrez demain ! que je voudrais vous voir, que je voudrais !… l’impossible.