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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLIX

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 338-340).

LETTRE CXLIX

Minuit, 1776.

Mon ami, vous ne m’avez pas attendue, n’est-il pas vrai ? Vous n’avez pas eu le temps de penser à moi, et il y aurait de la gaucherie et de la sottise à me faire des reproches et à vous des excuses : il faut se croire aimé pour se croire infidèle. Mais dans le vrai, avec la volonté et le désir de vous écrire, je ne l’avais pas pu. Depuis quatre heures jusqu’à cet instant, je n’ai pas été seule une minute. D’ailleurs, que vous dire, mon ami, lorsque vous voulez que je vous parle de moi ? Avec deux mots, je puis toujours exprimer ma disposition physique et morale : je souffre, j’aime ; et, depuis quelque temps, cela est dans cet ordre-là. Oui, je souffre beaucoup. J’ai eu la fièvre. J’ai la fièvre, et je sens que ma nuit sera détestable ; je meurs déjà de soif, et j’ai la poitrine et les entrailles brûlantes, c’est aussi ma mauvaise nuit ; ma journée a été assez tolérable. Il y a eu si bonne compagnie, si bonne conversation dans ma chambre, que je vous y ai désiré pour vous : car pour moi, le bon, le médiocre et le mauvais n’ajoutent rien au besoin que j’ai de vous voir ; c’est le besoin de mon âme, comme le besoin de respirer est celui de mes poumons. Mon Dieu ! que je voudrais modérer, éteindre même ce besoin ! il est trop actif pour la faiblesse de ma machine, et puis il est plus nécessaire que jamais que je m’accoutume à vous voir rarement. Ah ! mon Dieu ! tout nous sépare, mon ami, et tout me rapprochait d’un homme qui était né à trois cents lieues de moi. Hélas ! il était animé de ce qui fait faire l’impossible. Ah ! je ne me plains point : vous m’accordez assez, on se trouve toujours trop riche quand on va déménager, ou tout perdre. Eh bien ! mon ami, avez-vous rempli vos projets, avez-vous beaucoup travaillé ? Je n’en crois rien. Voici ce que vous aurez fait, dîner, après dîner causer, à cinq heures aller au Temple, où vous aurez lu vos changements sur le Connétable ; ils auront été exaltés jusqu’aux nues, et avec cette douce faconde, les heures coulent bien vite. Vous serez rentré un peu avant neuf heures ; il est bien commode de végéter en famille, et de se faire adorer jusqu’à onze heures et demie, minuit. Ici j’emploie l’art du peintre d’Agamemnon, et je me tais. Bonsoir. Je ne sais quelle heure vous me destinez demain, quoique vous m’ayez bien dit que ce serait la soirée ; mais il se passe tant de choses dans votre tête, que vos projets ne doivent jamais être regardés comme des engagements. Enfin, mon ami, vous me donnerez ce que vous pourrez. Mais ne venez pas à quatre heures ; j’ai dit à quelqu’un de venir à cette heure-là, parce que j’ai bien jugé que ce n’est pas celle que vous choisiriez. Je me reproche de vous retenir si longtemps, vous êtes entouré comme un ministre. Mais comme ils sont sujets à confondre les papiers qu’ils reçoivent, je vous prierai de rassembler les quatre feuilles que vous avez de moi, et de me les rapporter.