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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 343-344).

LETTRE CLIII

1776.

Mon ami, êtes-vous toujours aussi content ? votre zèle s’est-il refroidi ? n’avez-vous rien à rabattre de tout le bien que vous espériez et désiriez ? Enfin, mon ami, êtes-vous content ? avez-vous pris des arrangements positifs pour le Connétable ? avez-vous vos loges, vos billets ? est-ce toujours demain matin que vous avez une répétition ? Trouverez-vous, au milieu de tant d’affaires, un moment à me donner ? la réponse à cette question n’est pas celle qui m’intéresse le moins. J’ai besoin de vous voir. Mon âme languit ; c’est, je crois, cette disposition que les dévots appellent un temps de sécheresse, et qu’il ne faut rien moins que l’amour de Dieu pour rendre supportable. Imaginez, mon ami, que le plus vif intérêt de ma journée a été un dîner excellent, dont je suis sortie tourmentée de remords, et pénétrée de regrets d’avoir eu et trop de faiblesse et trop de force tout ensemble. Vous ne connaissez pas le plaisir de manger poussé jusqu’à la passion. Eh bien ! j’en suis là depuis douze ou quinze jours, et les médecins, qui sont des ignorants ou des barbares, prétendent que c’est un mauvais symptôme pour ma poitrine. Si je pouvais calmer ma toux, je me soucierais guère de leur pronostic. Mon ami, je n’ai vu que des gens d’esprit à ce dîner : ils ont été aussi maussades que des bêtes ; il n’y a pas jusqu’à l’ambassadeur qui n’ait donné dans le genre ennuyeux. Figurez-vous ce que c’est que de venir lire des vers italiens pendant une heure. Mais en tous cas, s’ils m’ont ennuyée, je le leur ai bien rendu en importunité, je n’ai pas cessé de tousser. Bonsoir, mon ami. Je me souviens que je vous aime, mais je ne le sens pas.

À propos, c’est tout de bon qu’il faut que je cherche un logement. Je sais de ce matin que je ne pourrais pas garder celui-ci, quand je le voudrais. Voyez donc à votre porte.