Aller au contenu

Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLX

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 354-356).

LETTRE CLX

Onze heures du soir, 1776.

Depuis que je vous ai quitté, mon ami, j’ai vu bien du monde, j’ai bien entendu causer de ce qu’il y a de plus important dans ce moment-ci ; j’ai bien écouté parce que c’étaient des gens qui savaient ce dont ils parlaient. J’en ai conclu que cette sotte, que cette malheureuse espèce humaine est bien difficile à gouverner, surtout lorsqu’on voudrait la rendre meilleure et plus heureuse. Mais pour dernier résultat, j’ai vu que M. de Saint-G.... ne vous disait pas tout, et je souhaite qu’il vous garde aussi bien le secret qu’il le garde à d’autres ; je ne vous parle pas au hasard. — Je voudrais bien que vous vinssiez dîner avec moi demain : et je n’ose vous en prier ; d’abord parce que j’aime mieux ce qui vous convient, que je n’aime mon plaisir ; ce n’est pourtant pas rigoureusement vrai, mais il en est des expressions de sentiment comme des traits d’esprit et des jeux de mots, qu’il ne faut jamais presser, ni analyser. Voilà que je me souviens que j’ai laissé un d’abord en l’air, qui demande une seconde raison. La voici : c’est qu’en ne vous pressant pas, si vous venez, je serai comblée, et que je m’épargne un refus : il faut avoir soin de soi lorsqu’on est aussi malingre que je le suis. Ah ! si vous saviez comme j’ai toussé, et par quelle charmante personne j’ai été plainte, soignée et, en vérité, intéressée au point de faire un peu diversion à ce que je souffrais. Oui, après vous, mais bien après vous, c’est ce qui me plaît le plus dans le monde. Entendez bien que je ne dis pas aimer, ni m’intéresser, je parle seulement de goût et d’attrait. J’ai été une heure tête à tête avec elle. Celle-là sait parler de ce qu’elle lit, et elle n’a pas besoin de cette ressource ; car elle sent et elle pense. — Mon ami, je dîne jeudi à l’hôtel de La Rochefoucauld ; il me serait bien doux que ce fût avec vous, mais Versailles… Avant que d’y aller, vous devriez bien faire inscrire sur la liste de la Comédie-Française les noms que je vais joindre ici. Et s’il était possible, vous devriez rapporter de Versailles le billet de la loge et les trois billets de parquet. J’entends bien que cette suite, que cette importance que je mets à une petite chose, vous transporte de colère, ou de mépris. Mon ami, votre tort à vous est de n’en mettre ni aux grandes, ni aux petites choses. Il me revient dix lettres avant votre départ. Si je ne les reçois pas (car il faut employer la menace où la prière est inutile), je ne vous écrirai pas une ligne d’ici à un mois. Mais, mon Dieu ! je sens quel cas vous devez faire de mes menaces et de mes résolutions ! Si vous ne me croyez pas la plus fausse des créatures, vous devez me trouver la plus faible et la plus aimante. Bonsoir, mon ami. Pour pouvoir causer avec vous un moment, je viens de renvoyer quelqu’un qui ne dormait pas comme vous, que je n’ennuyais pas comme je vous ennuie, mais qui ne pouvait pas retenir mon attention, parce que je voulais vous parler. Cependant je n’aime pas trop à vous écrire à Paris : vous êtes si pressé, vous répondez si peu et si mal ! vous êtes si peu avec moi, lorsque je suis avec vous ! en un mot, vous êtes si bien tout ce qu’il faut être pour plaire et n’être guère aimé, que je me meurs d’envie de me mettre à ce régime. C’est la dernière ressource que j’aie à tenter pour guérir mon âme, et soulager ma poitrine et mes entrailles : j’en souffre beaucoup dans ce moment-ci.