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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 246-251).

LETTRE CXII

Samedi, 1er juillet 1775, avant la poste.

Le trouble et l’agitation de mes idées et de mon âme m’ont privée longtemps de l’usage de mes facultés. J’éprouvais ce que dit Rousseau, qu’il y a des situations qui n’ont ni mots ni larmes. J’ai passé huit jours dans les convulsions du désespoir : j’ai cru mourir, je voulais mourir, et cela me paraissait plus aisé que de renoncer à vous aimer. Je me suis interdit les plaintes et les reproches ; il me semblait qu’il y aurait eu de la bassesse à parler de mon malheur à celui qui le faisait volontairement. Votre pitié m’aurait humiliée, et votre insensibilité aurait révolté mon âme ; en un mot, je sentais que, pour conserver quelque mesure, il fallait garder le silence et vous attendre. Peut-être me trompais-je : mais je croyais que, dans cette circonstance, vous me deviez quelques soins ; et sans vous supposer ni beaucoup de tendresse, ni beaucoup d’intérêt pour moi, je croyais devoir compter sur ce que l’honnêteté et mon malheur vous prescrivaient. J’attendais donc ; et au bout de plus de dix jours d’absence, je reçus du château de C… un billet qui est un chef-d’œuvre de froideur et de dureté. J’en fus indignée, j’en conçus de l’horreur pour vous, j’en eus bientôt pour moi, lorsque je vins à considérer que c’était pour vous (pardonnez-le-moi), oui, que c’était pour vous, que je voyais si cruel, que j’avais pu me rendre si coupable envers ce qu’il y a jamais eu de plus digne d’être aimé. Je m’abhorrais, la vie ne me paraissait plus supportable, j’étais déchirée par la haine et par les remords, et, dans mon désespoir, j’arrêtai avec moi-même le jour, le moment où je me délivrerais du poids qui m’accablait. Je fixai la mort, elle était le terme de tous mes maux. Il faut que ce moment terrible fasse taire toutes les passions ; car, dès ce moment-là, je me sentis froide et calme. Je me promis de ne plus ouvrir vos lettres ; je voulais ne plus m’occuper que de ce que j’avais aimé ; mes derniers jours devaient être employés à adorer ce que j’ai perdu : et en effet je ne fus plus poursuivie par votre pensée. Cependant, s’il m’arrivait d’avoir quelques instants de sommeil, je me réveillais avec effroi par le son de ces terribles mots : vivez, vivez ; je ne suis pas digne du mal que je vous fais. Non, non, m’écriai-je, vous n’étiez pas digne d’être aimé ; mais, moi, il fallait que j’aimasse éperdument pour devenir aussi coupable. Vous avez eu la cruauté de me retenir à la vie, et de m’attacher à vous. Sans doute que c’était pour me rendre la mort plus nécessaire. Ah ! que vous me paraissiez cruel, qu’il m’en coûtait peu pour m’éloigner de vous et pour renoncer à la vie ! Mais pourquoi mourir, me disais-je quelquefois, en retournant sur moi, et en me sentant aimée et entourée de gens qui voudraient faire ma consolation et mon bonheur ? Pourquoi faire croire à l’homme que je hais, que je n’ai pu vivre sans l’aimer ? En mourant, ce ne serait pas même m’en venger. Je sentais mon âme se fortifier en m’éloignant de vous. J’étais dans cette disposition à l’arrivée du paquet adressé à M. de Vaines. Il me ramena à un mouvement plus doux, il fallut bien l’ouvrir, puisqu’il contenait l’éloge de Catinat. Je ne sais si c’est faiblesse, ou délicatesse, mais je me persuadai que, quoique je ne vous dusse plus rien, je ne pouvais pas vous refuser des soins pour une affaire de laquelle vous vous en étiez rapporté à moi. Je pensai que mon ressentiment ne devait pas me permettre de manquer à un procédé qui m’était imposé par la confiance que vous m’aviez marquée. Ce fut donc par morale que j’ouvris ce paquet. J’y vis votre lettre ouverte, je la lus ; elle était honnête, mais froide ; elle aurait pu être sensible, et alors j’aurais peut-être eu à combattre ma résolution : elle fit mieux, elle m’y confirma. Je continuai mes soins pour votre Éloge, et je jouissais avec une sorte de plaisir du genre d’intérêt qui m’animait. Ce n’était pas vous, ce n’était pas mon sentiment que je satisfaisais, c’était mon orgueil que je contentais. J’ai donc assez de force, me disais-je, pour obliger, pour servir ce que je hais et ce qui m’a fait mal ; et par la manière que j’y mettrai, je suis sûre qu’il ne me sera pas obligé. Cette pensée soutenait mon courage : je me sentais tant de force contre vous, que je relisais votre lettre ; et loin que mon âme s’en amollît, elle devenait plus forte, en voyant le peu d’intérêt et de regret que vous me montriez. Je la jugeai sans passion : car elle ne m’irritait point ; elle me prouvait seulement que j’avais pris le seul parti raisonnable. Je continuai donc à agir pour le succès de votre affaire, et j’y mis tant d’activité, que l’on pouvait me croire animée du plus vif intérêt. Je reçus votre billet de Bordeaux ; je pensai que je ne devais pas en craindre l’effet, et qu’au contraire, vous me donneriez de nouveaux motifs de m’éloigner de vous. Je l’ouvris donc avec empressement : il était court, et quoique dénué de sentiment, il me montrait un regret qui tenait à l’honnêteté ; je n’en fus pas touchée, mais j’en fus plus calme. Tant mieux, s’il est honnête, me disais-je ; s’il peut me paraître moins coupable, j’en serai moins humiliée. Mon âme n’a pas besoin de le haïr, c’était un tourment pour elle. L’indifférence me rendra au repos, et cette disposition me remettra peut-être en état de jouir des consolations qui me sont offertes. Il faut m’abandonner aux soins de l’amitié, il faut répondre à des gens que j’aurais dû rebuter ; il faut leur plaire, et cette occupation me détournera des pensées qui flétrissent et abattent mon âme depuis si longtemps. D’après ces réflexions, je me prescrivis une conduite à laquelle j’ai été jusqu’ici assez fidèle, et qui me réussit bien. Je mène une vie plus dissipée : je me livre à tout ce qui se présente ; je suis toujours environnée de gens qui m’aiment, qui tiennent à moi, non parce que je suis aimable, mais parce que je suis malheureuse. Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite ; ils semblent jouir de l’effort que je me fais pour guérir : ils me savent gré de mon courage, ils me louent, ils se plaisent avec moi : ils m’enlèvent pour ainsi dire à ma douleur, en ne me laissant pas un instant à moi-même. Oui, je le vois, le plus grand bien, le seul bien est d’être aimé, c’est le seul baume d’un cœur déchiré. Mais rien, je le sens, rien dans la nature n’éteindra le sentiment qui a fait toute mon existence pendant tant d’années. Le besoin de me délivrer du tourment que vous me causez, me fera rechercher des ressources que j’avais rejetées. Enfin, je l’espère, je le sens, une volonté bien éclairée, bien absolue a plus de pouvoir que je ne l’avais cru. Vingt fois j’avais eu le mouvement de me séparer de vous ; mais je n’avais jamais été de bonne foi avec moi-même : je voulais bien ne plus souffrir ; mais je n’avais jamais pris le moyen de guérir ; vous m’en avez fourni un bien puissant, à la vérité. Votre mariage, en me faisant connaître votre âme, a repoussé et fermé la mienne à jamais. Oh ! non, ne croyez point que je suive vos conseils, et que je prenne mes modèles dans les romans de madame Riccoboni : les femmes que la légèreté égarent, peuvent en effet se conduire d’après ces maximes et des principes de roman. Elles se font illusion ; elles croient être douces et généreuses, lorsqu’elles ne sont que froides, basses et méprisables : elles n’ont point aimé, elles ne sauraient haïr ; en un mot, elles ne connaissent que la galanterie, leur âme n’a pu atteindre à la hauteur de l’amour et de la passion ; et madame Riccoboni elle-même n’a pu s’y élever, même par l’imagination. Mon Dieu ! que je fus blessée de ce rapprochement que vous faisiez de mon malheur à cette situation de roman ! que vous me parûtes froid et peu délicat ! que je me trouvai supérieure à vous, en me sentant capable d’une passion que vous ne pouviez pas même juger ! Mais il faut terminer cette longue lettre qui vous mettra en état de mieux apprécier ma position actuelle. Je vous ai rendu compte de tout ce que j’ai éprouvé : j’y ai mis la même vérité que j’ai toujours eue avec vous ; et par suite de cette vérité qui m’est sacrée, je ne vous dirai point que je désire votre amitié, ni que j’en ai pour vous : ce sentiment ne peut avoir de douceur et de charme, que lorsqu’il est fondé sur la confiance, et vous savez si vos procédés et votre conduite ont dù m’en inspirer. Adieu. Souffrez-moi le mouvement d’orgueil et de vengeance qui me fait trouver du plaisir à prononcer que je vous pardonne, et qu’il n’est plus en votre pouvoir de me faire connaître la crainte, sous quelque rapport que ce puisse être.

Je joins ici trois lettres que je vous prie de relire : ce n’est pas que je prétende, ni que je veuille vous inspirer ni regret, ni intérêt ; mais je veux que vous frémissiez une fois de tous les maux que vous m’avez causés. Puisse ce souvenir vous rendre meilleur. J’exige (et votre conscience vous dira que j’en ai le droit), que vous me renvoyiez ces lettres sous l’enveloppe de M. de Vaines, et avec une double adresse, par le courrier qui suivra celui où vous les aurez reçues.