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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 252-256).

LETTRE CXIII

Lundi au soir, 3 juillet 1775.

À l’arrivée du courrier de samedi, je venais de vous écrire un volume, et je ne vous en ferai pas grâce, quoique votre lettre m’ait fait changer, non pas de façon de penser, mais de manière de sentir. Cependant je restai confondue en lisant que vous n’aviez que l’apparence d’être coupable envers moi, et que mon malheur fondait votre indulgence ; et c’est vous qui prononcez ces mots, et c’est moi que votre injustice fait mourir de douleur ! Ah ! mon Dieu ! où trouver la force dont j’aurais besoin ? Mon âme ne peut plus s’arrêter, se fixer à rien. Je ne vous hais pas, je passe ma vie à vous condamner, à souffrir, à maudire la vie à laquelle vous m’avez garrottée. Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? pourquoi m’avez-vous rendue si coupable ? Et vous prononcez froidement que je suis malheureuse ! Rien ne vous avertit donc pas que c’est vous qui m’avez rendu mon malheur irrévocable, et vous osez nommer le silence du désespoir, un détestable caprice ! Hélas ! je vous ai aimé avec tant d’abandon, mon âme a été tellement enlevée à tout autre intérêt que celui de ma passion, qu’il est inouï que vous appeliez caprice le mouvement qui m’éloigne de vous. Quoi ! vous n’avez pas même la langue du sentiment qui m’anime. Au moment même où vous paraissez vouloir me ramener, vous blessez mon cœur, vous meurtrissez mon âme par vos expressions. Prenez garde que ce ne soit manquer de délicatesse que de vous plaindre de moi, lorsque je suis accablée par vous. Ce n’est, dites-vous, ni le dépit ni la reconnaissance qui vous inspire, c’est le sentiment le plus tendre. Ah ! s’il était vrai, serais-je au comble du malheur ? Non, vous vous méprenez, je le crois : car sans partager mon sentiment, sans avoir même besoin d’être aimé autant que j’aime, il vous en coûte un peu pour renoncer à être le premier, l’unique objet d’une âme active et passionnée, qui met, sinon de l’intérêt, du moins du mouvement dans votre vie. Oui, l’homme le plus dissipé et le plus agité sent encore du vide lorsqu’il cesse d’être aimé par une âme assez forte pour souffrir, et assez sensible pour tout pardonner. Je n’étais pas assez généreuse ou assez froide pour vous pardonner le mal qui me déchire ; mais j’avais eu assez de raison pour chercher le calme dans le silence. Mon âme était si malade, que j’espérais que le besoin de repos me ramènerait doucement à l’indifférence. Je ne croyais pas impossible qu’en cessant de vous voir et de vous parler, vous perdissiez enfin le pouvoir que vous avez d’égarer ma raison et de bouleverser mon âme. Eh ! bon Dieu ! que voulez-vous faire de cet ascendant ? sans doute le malheur de ma vie et le trouble de la vôtre : il faut un excès d’amour-propre que je ne saurais exciter, pour vouloir entretenir un sentiment qu’on ne peut pas partager. Vous savez bien que mon âme ne connaît pas la modération : ainsi c’est me condamner aux tourments des damnés, que de vouloir m’occuper de vous. Vous voudriez l’impossible, que je vous aimasse, et que ma raison réglât tous mes mouvements ; cela est-il dans la nature ? Il n’y a que les sentiments qu’on fait avec sa tête qui puissent être parfaits, et vous savez si je sais rien feindre, si je peux rien usurper, si je voudrais devoir le bonheur de toute ma vie à une conduite qui ne me serait pas dictée par la tendresse de mes sentiments, ou par la violence de ma passion. Vous le savez, vous le voyez, je n’ai pas même l’usage de mon esprit avec ce que j’aime. Mais c’est trop vous parler de moi. C’est de vous que je veux savoir tout ce que j’ignore depuis si longtemps : vous me devez compte de vos pensées, de vos sentiments ; oui, j’ai droit à tout cela. Comment pouviez-vous vous arrêter, lorsque vous m’écriviez ? Et vous dites que votre cœur et votre esprit étaient pleins ! Avec qui vous livrerez-vous ? Y a-t-il quelqu’un dans le monde qui puisse vous entendre mieux que moi ? — Sur ce que vous m’avez dit du Connétable, j’ai envoyé chez M. le maréchal Daras, qui a répété que le Connétable serait joué, que vous auriez un congé pour la fin du mois, que vous iriez, au mois de septembre, à Metz, finir le temps de votre service. Il vous a écrit tout cela le dernier courrier, et je vous le répète pour ma propre satisfaction. Vous avez donc trop présumé de mon zèle, et de je ne sais plus quoi ! Que vous êtes ingrat ! s’il eût dépendu de mon honneur et de ma vie, je n’y aurais pas mis autant d’activité. Il y a au concours quinze éloges de Catinat ; mais il n’y en a qu’un qui m’inquiète. Je dois le lire demain, et je vous promets de vous envoyer mon jugement cacheté : nous verrons si je me rencontrerai avec l’Académie. Pour juger sainement, je ferai abstraction de haine et d’amour, et puis vous verrez si j’aurai de l’esprit. — N’avez-vous pas repris les Gracques ? et quoique toute ambition soit éteinte en vous, n’espérez-vous pas que cet ouvrage ajoutera beaucoup à votre réputation ? — M. de Vaines doit vous envoyer tous les originaux du travail que vous avez fait pour M. Turgot. N’allez pas croire que j’ai oublié le mémoire de M. Du…, je l’ai envoyé sur-le-champ ; j’ai écrit avec plus d’intérêt que je n’en mettrai jamais à moi et à ma fortune. J’ai prié qu’on ne me répondît pas sur-le-champ, parce qu’il n’y a que les refus qui soient si prompts. Enfin, Monsieur, j’ai pensé que je serais un de vos amis, et cette pensée ne m’a pas permis de rien omettre pour réussir. Que vous seriez ridicule, si vous n’étiez le plus aimable du monde ! Votre lettre est un mélange de confiance dans mon sentiment, et de défiance d’avoir jamais pu être aimé, qui est trop plaisant ; c’est un ton si poli, et puis c’est un ton si confiant ! Cela me rappelle : Philis, qu’est devenu ce temps, etc. Je ne sais pas si vous m’aimez, mais vous êtes presque aussi inconséquent que moi : est-ce que je vous entraînerais ? si vous saviez tout ce que mon silence vous a fait perdre ! et je n’entends pas par là les preuves de ma tendresse ; mais votre curiosité aurait été si amusée, si intéressée ! J’ai tant vu, tant entendu de choses depuis votre départ ! Je me disais : Tout cela serait plein de vie et d’intérêt pour moi, si je pouvais le lui communiquer ; mais dès que je ne dois pas lui parler, ce n’est pas la peine d’écouter : et en effet, je me retirai dans mon âme, où je trouvais bien mauvaise compagnie, des remords, des regrets, de la haine, de l’orgueil, et tout ce qui peut faire prendre en horreur la vie. — Je veux que vous me disiez par quelle lettre vous avez commencé ; je serais au désespoir, si c’était par celle-ci ; vous ne liriez le reste que comme les gazettes de l’année dernière, et je vous aurai offensé, j’espère ; je vous aurai révolté, vous m’aurez haïe, c’est quelque chose : mais la sottise, la faiblesse, c’est d’avaler sur-le-champ ce que je vous ai pourtant dit avec toute la vérité de mon âme. Oh ! il m’était échappé un mot, en vous mandant que vous étiez du concours, mot que je me suis bien reproché. En effet, comment appeler mon ami ce qu’on hait le plus dans la nature ? quelle réminiscence peut amener là ? Cela n’est pas concevable. Est-ce donc que cette haine serait le premier anneau de la chaîne qui ne laisse pas un mouvement de liberté aux malheureux qui ont été subjugués malgré eux ? Ah ! vous n’avez point assez d’esprit pour concevoir tout ce qu’on souffre en aimant sérieusement un homme qui ne mériterait d’être aimé que par les femmes dont il flatterait la vanité, sans occuper jamais l’âme. Voilà comme on aime, voilà ce qu’on dit qui est aimable ; et je ne sais comment, avec tant d’agrément de part et d’autre, il arrive cependant de s’ennuyer à mourir au milieu de tous ces gens-là. Mon ami, oui, mon ami le plus cher à mon cœur, ne soyons plus mal ensemble : pardonnons-nous, nous avons encore de quoi être indulgents ; mais souvenez-vous que je suis bien malade et bien malheureuse ; si vous voulez que je vive, aidez-moi, soutenez-moi ; faites-moi oublier tout le mal que vous m’avez fait. Répondez-moi, il me revient un volume. Adieu, adieu. N’êtes-vous pas las ?