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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXIX

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 270-274).

LETTRE CXIX

Samedi au soir, 15 juillet 1775.

Mon ami, je vis, je vivrai, je vous verrai encore ; et quelque sort qui puisse m’attendre, j’aurai encore un instant de plaisir avant que de mourir. Je ne me disais pas cela ce matin : mon âme était frappée de tristesse, j’attendais mon arrêt ; je le croyais funeste, et je voulais le subir : je ne voulais plus me plaindre, je ne pouvais plus souffrir, et j’avais déterminé qu’aujourd’hui serait le dernier jour de ma vie, si vous ne veniez pas à mon secours. Vous y êtes venu, mon ami, votre cœur m’a entendue ; il m’a répondu, et dès lors la vie m’est supportable. J’étais dans un accès de désespoir ce matin, M. d’Alembert en a été effrayé, et je n’avais plus assez de présence d’esprit pour le calmer. Son intérêt me déchirait, il a détendu mon âme, il m’a fait fondre en larmes ; je ne pouvais pas parler ; et dans mon égarement, il dit que j’ai répété deux fois : je mourrai, allez-vous-en ; et ces mots l’ont renversé : il a pleuré, et il voulait aller chercher mes amis, et il disait : Que je suis malheureux, que M. de G...... ne soit pas ici ! c’est le seul qui pouvait adoucir vos maux : depuis son départ vous êtes livrée à votre malheur. Oh ! mon ami, votre nom m’a ramenée à la raison, j’ai senti qu’il fallait me calmer pour rendre le repos et la vie à cet excellent homme. J’ai fait un effort, je lui ai dit qu’il s’était joint une attaque de nerfs à ma douleur habituelle. Et en effet, j’avais un bras et une main tordue et retirée ; j’ai pris un calmant. Il avait envoyé chercher un médecin ; pour me délivrer de tout cela, j’ai rassemblé tout ce qui me restait de force et de raison, et je me suis enfermée dans ma chambre en attendant le facteur. Il est arrivé, j’ai eu deux lettres de vous : mes mains tremblaient au point de ne pouvoir les saisir, ni les ouvrir. Ah ! pour mon bonheur, le premier mot que j’ai pu lire était : mon amie. Mon âme, mes lèvres, ma vie s’étaient attachées au papier ; je ne pouvais plus lire ; je ne distinguais rien que des mots détachés ; je lisais : vous me rendez la vie ; je respire. Oh ! mon ami, c’est vous qui me la donniez ; je mourrais, si vous ne m’aimiez plus. Jamais, non jamais, je n’avais éprouvé un sentiment aussi vrai. Enfin, j’ai lu, j’ai relu dix fois, vingt fois, des mots qui ont porté la consolation dans mon cœur. Mon ami, en vous approchant de moi, vous me rattachiez à la vie : oui, je le sens, je vous aime plus que le bonheur et le plaisir. Je vivrai privée de l’un et de l’autre ; je vous aimerai, et quand cela ne suffira plus, il sera temps de mourir. Oui, nous serons vertueux, je vous le jure, je vous en réponds ; votre bonheur, votre devoir me sont sacrés. Je me ferais horreur si je trouvais en moi un mouvement qui pût les troubler. Oh ! mon Dieu ! si j’avais pu conserver une seule pensée qui pût blesser la vertu, vous me feriez frémir. Non, mon ami, vous n’aurez rien à vous reprocher, moi seule j’aurai été coupable ; je serai dévorée de remords et de regrets : mais si vous êtes heureux, je tairai à jamais tout ce qui pourrait vous donner l’idée de mon malheur. Mon ami, vous connaissez la passion : vous savez la force qu’elle peut donner à une âme qu’elle possède ; eh bien ! je vous promets de joindre à cette force toute celle que peut donner l’amour de la vertu, et le mépris de la mort, pour ne jamais porter atteinte à votre repos et à vos devoirs. Je me suis bien consultée : si vous m’aimez, j’aurai la force d’un martyr ; mais si je viens à douter de vous, il ne me restera que celle qu’il faut pour se délivrer d’un poids insupportable ; et elle ne me manquera sûrement pas au besoin : je l’avais ce matin. Vous croyez donc qu’il n’y a pas un degré de passion par delà celle que je vous ai montrée ? Moi, je vous réponds que vous ne savez pas tout, que vous ne voyez pas tout, et qu’il n’y a point de mots qui puissent exprimer la force d’une passion qui se nourrit de larmes et de remords, et qui ne se propose que deux choses, aimer ou mourir. Il n’y a rien de cela dans les livres, mon ami ; et j’ai passé avec vous une certaine soirée, qui paraîtrait exagérée si on la lisait dans Prévost, l’homme du monde qui a le mieux connu tout ce que cette passion a de doux et de terrible. — Je n’ai point encore le paquet de mes lettres ; je ne serai tranquille que lorsque je le tiendrai : je ne saurais me défendre de la crainte que vous n’ayez fait quelque méprise ; vous étiez si pressé ; mais je crois que je ne vous ferais point de reproches : devinez si ce serait générosité. — Mon ami, il m’arrive une chose qui m’aurait renversée autrefois : madame Du Deffand me fait une noirceur affreuse : elle m’a mêlée dans toute cette tracasserie de madame Necker et de madame de Marchais ; elle m’a compromise vis-à-vis de madame d’Enville, et tout cela est encore plus absurde que méchant ; il faudra avoir des explications. M. d’Angevilers a aussi son rôle dans cette pièce infernale ; l’ambassadeur de Naples y met beaucoup d’intérêt, M. d’Alembert est furieux et moi, au milieu de tout cela, je suis calme comme l’innocence, et froide comme l’indifférence. Et hier qu’on voulait me monter la tête sur tout cela, je répondais toujours : tout ira bien ; et l’on admirait mon sang-froid au milieu de cet orage. Oh ! c’est que j’en avais un d’un autre genre et qui était près de fondre sur ma tête ; il n’y avait d’important pour moi dans la nature que l’arrivée du courrier de Bordeaux. Eh ! bon Dieu ! je défierais toutes les furies de l’enfer, lorsque je suis contente de vous. Voilà l’avantage, le cruel avantage du malheur : c’est qu’il tue tous les petits chagrins qui agitent la vie des gens du monde. Je sens que je me tirerai à merveille de cette tracasserie, parce que je n’y mets ni chaleur, ni intérêt ; je me reproche seulement de vous en parler si longtemps : mais si vous étiez ici, vous en sauriez bien davantage ; ce procès-là a pris la place de celui de M. de Guignes. — Le chevalier m’a rapporté de vos nouvelles. Vous me dites que vous gardez dans votre cœur les injures, les horreurs que je vous ai dites ; eh bien ! qu’en ferez-vous ? Vous savez que j’ai tout annulé ; je vis et je vous aime : voilà ce qui me reste de mon désespoir et de ma haine. Vous allez recueillir votre raison pour me répondre : vous n’en avez pas besoin ; et moi, je suis si raisonnable lorsque mes accès de folie sont calmés, qu’en vérité c’est de la prodigalité que de m’aider de votre raison et de vos raisonnements : cependant je les attends avec une vive impatience. Qu’il y a loin du samedi à mercredi ! que pour les malheureux l’heure lentement fuit ! Bonsoir, mon ami. J’acheverai ce volume ces jours-ci : car il ne partira que mardi. Je suis malade depuis trois jours ; j’étais sur la roue, vous m’avez guérie.