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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXVIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 267-270).

LETTRE CXVIII

Mercredi au soir, 12 juillet 1775.

Dites-moi : peut-il y avoir une bonne raison pour ne m’avoir pas écrit ce courrier-ci ? Vous deviez répondre à ce que je vous mandais, que votre éloge était au concours ; et puis vous deviez… Eh non, vous ne deviez rien, puisque le cri de la douleur n’a pas touché votre âme. Vous avez bien fait de ne pas me répondre, vous m’auriez blessée, et je ne suis qu’affligée. Je me rappelle que je vous disais alors que, fussiez-vous le plus dur et le plus injuste des hommes, je ne me reprocherais jamais le mouvement que le désespoir m’arrachait ; et vous vous taisez : c’est en gardant le silence que vous comptez soulager une âme accablée et déchirée tout ensemble. Mais si vous étiez coupable, vous ne seriez pas digne du regret que je vous marque ; et si vous ne l’êtes pas, mon ami, je vous demande pardon : car j’afflige votre cœur en le supposant insensible à ce que je souffre. Il faut attendre à samedi. Je ne sais si je dois le désirer, c’est peut-être le jour le plus important de ma vie : s’il ne me restait qu’une ressource ! Eh bien ! vous avez mis le complément à une destinée exécrable, et il me semble que je vous en bénirais. Oui, je vous en chérirais : car je ne puis plus, je ne veux plus vous haïr ; cet horrible sentiment est trop étranger et trop violent pour mon âme. J’ai pensé en mourir, tant cela avait mis mes nerfs en contraction et en convulsion. Je n’obtiens après cela du calme qu’avec une dose d’opium, qui me jette dans un état d’affaissement qui ressemble à l’imbécillité. Mon ami, bientôt je n’aurai plus physiquement la force de vous aimer. La suite des violentes secousses de mon âme est toujours d’affaiblir et de détruire ma machine. Encore si les souffrances rendaient le chemin plus court ! mais l’on va si lentement lorsqu’on est heurté à chaque instant ! Ah ! mon Dieu ! combien d’heures à passer d’ici à samedi ! Je m’en vais mettre tout ce que j’ai de force à en tromper la longueur. Je me suis déjà engagée cet après-dîner pour cinq ou six choses dont il n’y en a pas une qui ne soit pour moi par delà l’indifférence ; mais je serai toujours avec des gens qui m’aiment un peu ; cela soutiendra mon courage. Je vais demain à Auteuil, vendredi à Passy entendre cette célèbre chanteuse qui passa l’année dernière ici et qui a, à ce qu’on dit, une si étonnante voix et une si grande bêtise. Dans une disposition de calme j’aurais pu jouir de ce plaisir, mais pour une âme qui souffre et qui aime, reste-t-il quelque intérêt dans la vie ?

Mon ami, je vous écris de chez le comte de C…, où je suis établie depuis deux jours. J’y suis seule ; madame de C… est à la campagne, et son mari à Metz pour faire un mois du service le plus cruel, puisqu’il le sépare de sa femme. J’ai beau chercher dans cet appartement, en parcourir toutes les places ; ils ont tout emporté, il n’y reste pas vestige de bonheur. J’ai passé la nuit dans un lit bien dur, je n’avais pas encore fermé l’œil à huit heures du matin ; je me sentais bien abattue, bien triste, et je me disais : que dans les mêmes lieux les cœurs sont différents ! Mais si le malheur avait plus d’influence que le plaisir et le bonheur, je les plaindrais de retrouver dans ce lit les pensées et le sentiment qui m’y ont occupée ! — Mon ami, vous avez dû recevoir tous les papiers que vous aviez confiés à M. Turgot, qui m’en a parlé avec beaucoup d’éloge et de reconnaissance pour vous. J’ai plus causé avec lui hier matin, que je n’avais fait depuis qu’il est contrôleur général. Je le vis entrer dans ma chambre à onze heures du matin, et nous fûmes seuls jusqu’à une heure. Je vous le répète, il n’y a point, mais point d’homme plus vertueux et plus passionné pour l’amour du bien. Je n’entrerai dans aucun détail ; je dirai seulement : c’est moi qui le dis, et c’est lui qui le prouvera. N’allez pas croire que j’aie passé ce temps à le louer ; non, en vérité, il vaut mieux que mes louanges. Je lui ai dit tout ce que je vous ai ouï dire qu’il faudrait qu’il sût ; je n’ai pas si bien dit que vous auriez dit ; mais je me sentais animée par votre esprit. N’importe, j’ai parlé avec cet abandon de confiance qui m’est si naturel avec les gens que j’estime et que j’aime ; en un mot, j’étais à mon aise comme avec vous. Et après avoir dit mille impertinences, j’ai remarqué qu’il n’y avait que la vertu et la simplicité qui pussent se passer d’habitude pour se trouver à son aise. Et en effet, il me semblait qu’il n’y avait point eu d’intervalle depuis le temps où il venait me dire ses vers métriques. Si je voulais, je vous dirais bien des choses aussi sur M. de Malesherbes ; mais cela serait de trop bon air, et il est difficile de crever de vanité, lorsqu’on meurt de tristesse. Adieu, mon ami, et il ne serait pas impossible que ce fût adieu pour jamais : Dieu seul et vous, le savez.