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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 266-267).

LETTRE CXVII

Mardi, 11 juillet 1775.

J’ai fait mon thème en deux façons ; et comme ce qui en est le sujet et l’objet à la fois ne vous est pas absolument indifférent, je vous envoie ce brouillon. Je ne crois pas qu’il diffère de beaucoup de mon premier jugement ; mais cependant il doit y avoir de la différence : c’est que la dernière fois, j’écrivais en venant de lire M. de la Harpe, et cette fois-ci, c’est en venant de vous lire. Jugez si j’ai mieux senti, si j’ai été plus ou moins bête. Enfin, mon ami, condamnez-moi ; mais ne me dites pas que je ne suis pas occupée de vous jusqu’à vous en fatiguer. — M. de Malesherbes ne sera en possession que samedi, ou dimanche. Il a été dire adieu à sa solitude de Malesherbes, et je crois que ce ne sera pas sans en avoir le cœur serré. Un ambitieux aura peine à croire qu’on fasse des sacrifices en devenant ministre ; mais si vous connaissez M. de Malesherbes, vous verrez que je dis vrai. Bonjour, mon ami. Je vais envoyer à la grande poste. Je vous ai écrit hier un volume. C’est demain que j’aurai de vous quatre lignes, bien sèches, et peut-être bien dures. Eh bien ! quelles qu’elles soient, je les attends avec plus d’impatience que vous n’attendez un plaisir. Je donne ordre qu’on m’apporte mes lettres chez madame Geoffrin. Au moment où elles arrivent, et jusques-là, j’ai bien peu l’esprit à la conversation. Mes yeux et mon âme sont attachés sur la porte et sur les mains de tout ce qui entre dans la chambre. Mon ami, il n’y a donc de manière d’exister fortement qu’en souffrant ? Mon Dieu ! j’en ai connu une autre ; que ce souvenir est mêlé de douleur et de regret !