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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 283-284).

LETTRE CXXVI

Dix heures, 1775.

Ce n’est ni la fierté, ni l’orgueil qui repoussent votre pardon : c’est le sentiment le plus vrai et le plus tendre, qui m’assure que je n’ai pas pu vous offenser. Songez donc que si, par impossible, je venais à vous mésestimer, je serais forcée de me mépriser à jamais. Comptez donc, non pas sur vos vertus, non pas sur ma justice, mais sur tous les genres d’amour qui animent les hommes. Si je vous haïssais, je vous estimerais encore ; enfin tout vous défend de soupçonner jamais mon estime pour vous : c’est le plus fort de tous mes sentiments : c’est celui qui les fonde tous, et qui les excuserait, s’ils pouvaient l’être. Dans le moment où vous m’avez le plus blessée, où je renonçais à vous, je m’y abandonnais encore : car de toutes les lettres que je vous ai jamais écrites, il n’y en a point eu où mon malheur, mes torts, ma faiblesse fussent prononcés, avoués et accusés avec plus de simplicité et de vérité que dans cette lettre dont vous me parlez. Si ce n’est pas là ma profession de foi sur mon estime, sur ma confiance et mon abandon à votre probité, dictez-m’en une autre, et je la signerai de mon sang.

Vous ne m’avez pas vue, parce que la journée n’a que douze heures, et que vous aviez de quoi les remplir par des intérêts et des plaisirs qui vous sont, et qui doivent vous être plus chers que mon malheur. Je ne réclame rien, je n’exige rien, et je me dis sans cesse que la source de mon bonheur et de mon plaisir est perdue pour jamais.

Non, je n’irai point au Connétable : je ne sais plus juger ni jouir de pareils plaisirs. Je prendrai le plus vif intérêt à vos succès, et j’en serai comblée.