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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 284-285).

LETTRE CXXVII

Deux heures, 1775.

Mille grâces vous soient rendues, mon ami. Vous êtes bon d’avoir mis de la suite pour me faire avoir cette loge : je n’ai eu les billets qu’à neuf heures ce matin, et je crains que vous n’ayez été importuné par l’envoi d’un courrier, parce que ces dames étaient fort alarmées de n’avoir pas la loge hier à minuit. Mais, mon ami, vous n’êtes plus aussi bon, et vous êtes même injuste, lorsque vous dites que j’aime à vous faire de la peine. Eh ! bon Dieu ! quel étrange plaisir j’aurais là, si vous appelez aimer à vous faire de la peine, que de vous parler vrai ! alors il serait inutile d’aimer et d’être aimé ; il serait odieux d’être dans l’intimité, comme dans la société, toujours masqué. — Mon ami, à cinq heures, lorsque le Connétable commencera, je ferai comme je ne sais plus quel Prophète, qui élevait ses bras au ciel pendant que Josué combattait. Oh ! oui, ma pensée, mon âme seront bien avec vous : qu’importe après cela où soit ma personne ? Je serai couchée sur un canapé chez la marquise de Saint-Chamans, qui est toujours malade, et qui a envoyé tous ses enfants au Connétable. Mon ami, j’espère que vous reviendrez cette nuit de Versailles.

De trois dîners en ferez-vous un ? demain chez madame la duchesse d’Anville, lundi chez M. le comte de C......, mardi chez M. de Vaines. Voyez, mon ami, si vous aurez le courage de vous refuser toujours à mon plaisir. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit, je souffre beaucoup des entrailles ; mais je suis moins malheureuse que ces deux jours passés. Mon Dieu ! que j’avais mal à l’âme ! j’ai eu un accès de désespoir qui a duré soixante heures : je n’ai vu personne pendant ce temps-là, pas même ce que j’étais bien sûre qui aurait eu du plaisir à me voir. Mon ami, je vous aime ; mais c’est avec tant de trouble et si peu de confiance, qu’en vérité ce sentiment est presque toujours un grand mal ; et autrefois je le sentais sans cesse comme un grand plaisir. Bonjour. Si vous êtes dans le comble de la gloire, dites-le-moi ; et si vous n’étiez pas content, c’est à moi qu’il faut le dire ; parce que ce qui est vous, est plus que moi-même. Adieu.