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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXX

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Garnier Frères (p. 290-296).

LETTRE CXXX

Samedi à quatre heures du matin, 23 septembre 1775.

Hélas ! il est donc vrai, on survit à tout ! l’excès du malheur en devient donc le remède ! Ah ! mon Dieu ! le moment est arrivé où je puis vous dire, où je dois vous dire avec autant de vérité : je vivrai sans vous aimer, que je vous disais il y a trois mois : vous aimer ou cesser d’être. Ma passion a éprouvé toutes les secousses, tous les accès d’une grande maladie. J’ai d’abord eu la fièvre continue avec des redoublements et du délire ; et puis la fièvre a cessé d’être continue, elle s’est tournée en accès, mais si violents, si déréglés, que le mal n’en paraissait que plus aigu. Après s’être soutenue longtemps à ce degré de danger, elle a un peu diminué, les accès se sont éloignés, ils se sont affaiblis. Il y a eu dans les intervalles des moments de calme qui ressemblaient à la santé, ou qui du moins la faisaient espérer. Après un peu de temps la fièvre a tout à fait cessé : et enfin, depuis quelques jours il me semble qu’il ne me reste plus que l’ébranlement et la faiblesse qui suivent toujours les longues et grandes maladies. Je crois pressentir une convalescence prochaine ; non pas cette sorte de convalescence que M. de Saint-Lambert peint, en disant : Oh ! que l’âme jouit dans la convalescence ! Non, la mienne ne connaîtra plus cet état de jouissance ; mais elle sera soulagée, elle ne sera plus déchirée activement, et c’est bien assez ; car, quoique délivrée d’un mal bien cruel, il m’en restera encore un plus ancien, plus douloureux, plus profond, plus déchirant ; et cette plaie ne se fermera jamais, mais elle sera plus irritée et empoisonnée par le chagrin et le remords de tous les instants. Enfin, elle trouvera peut-être des calmants, et c’est le seul remède aux maux incurables. Voilà l’histoire et le récit le plus fidèle de l’état de mon âme : il n’y a pas un mot, pas une circonstance qui ne soient applicables à ma situation actuelle. Je vous ai aimé jusqu’à l’égarement ; j’ai éprouvé tous les degrés, toutes les nuances du malheur et de la passion ; j’ai voulu mourir. J’ai cru mourir, j’ai été retenue par le charme attachée à la passion, même à la passion malheureuse. Depuis j’ai réfléchi, j’ai flotté longtemps, j’ai souffert encore ; en un mot, je ne sais si c’est vous, si ce sont vos procédés, si c’est la nécessité ou peut-être l’excès de mon malheur : tout enfin m’a ramenée à une disposition moins funeste. J’ai regardé autour de moi ; j’y ai trouvé des amis que mon malheur et ma folie n’ont point encore rebutés : j’ai vu que j’étais environnée de soins, de bontés, de marques d’intérêt. Au milieu de tant de secours et de tant de ressources, j’ai trouvé un sentiment plus vif, plus animé : il est vrai, si tendre, si doux, qu’il faudra bien qu’à la fin il fasse pénétrer dans mon âme du calme et de la consolation. Et puis-je jamais prétendre à mieux et à plus que cela ? Et après l’affreuse tempête dont je suis battue depuis trois ans, n’est-ce pas là rentrer dans le port ? n’est-ce pas déjà voir le ciel ouvert ? Non, ne croyez point que je m’exagère les progrès de ma guérison ; je me vois telle que je suis, et si je me sens un peu plus calme, je me crois un peu plus susceptible de consolation. Sans doute il m’en aurait moins coûté pour mourir, que pour me séparer de vous. Une mort prompte eût satisfait mon caractère et ma passion ; mais la torture que vous avez donnée à mon âme en a épuisé la force : elle a perdu son énergie ; et puis je me suis vue aimée, cela amollit. Comment quitter la vie, lorsqu’on veut vous y retenir par le sentiment le plus tendre ? Ah ! il fallait mourir dans le moment où j’ai perdu ce qui m’aimait, et ce que j’ai plus aimé que tout le reste de la nature ! Voilà le seul reproche que je me permettrai de vous faire. Pourquoi me reteniez-vous ? était-ce donc pour me condamner à une mort lente et plus cruelle que celle où je courais ! Plût au ciel que je pusse effacer de mon souvenir, et anéantir de ma vie les dernières années qui viennent de s’écouler ! Celles qui les avaient précédées seront à jamais le charme et le tourment de mon cœur. Ah ! six ans du plaisir et du bonheur du ciel doivent faire trouver l’existence un assez grand bien pour en rendre encore grâce au ciel, même au comble du malheur ! Si je pouvais retrouver le repos ; si mon âme pouvait s’y fixer ; peut-être que le peu de jours qui me restent à vivre pourraient encore être tolérables ! Je vais tâcher de faire ma consolation de ce qui ferait le plaisir et le bonheur d’une autre. J’aimerai par reconnaissance ce qui devrait être mieux aimé, si je répondais à la chaleur et à la vivacité de l’amitié qu’on me témoigne. Depuis trois mois, j’ai à me reprocher de repousser avec froideur et avec dureté l’expression du plus vif intérêt, qui est la suite du sentiment le plus vrai, dont malgré moi j’ai reçu des preuves non équivoques ; et vous savez si je dois être difficile en preuves. Je vous étonne sans doute, vous croyez que je rêve ; je ne dis pas un mot qui ne vous paraisse blesser la vérité et la vraisemblance. Eh bien ! cela vous prouvera ce que vous avez déjà pu voir, mais peut-être jamais dans un cas aussi extraordinaire que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Hélas ! cela me paraît tout aussi surprenant qu’à vous : je reste confondue de ce qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui puisse mettre son plaisir, et espérer son bonheur de la créature du monde la plus triste et la plus faite pour repousser tout intérêt. L’excès du malheur a donc de l’attrait pour de certaines âmes ! Oui, je le vois, on a besoin de plaindre, de s’intéresser, de s’animer ; et en approchant de moi, on partage et on prend cette disposition sans que je le veuille. Depuis longtemps j’ai remarqué que cet homme ne me quittait jamais sans émotion ; et il m’est intimement prouvé que c’est le malheur, la maladie et la vieillesse qui me tiennent lieu auprès de lui de grâces, de jeunesse et d’agréments. Croyez-vous qu’il soit possible d’être vaine d’avoir un pareil attrait pour un homme honnête et sensible ? Eh ! non, je ne suis pas vaine : je suis trop malheureuse : trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. Je ne vous avais point encore entretenu de tout ceci : je craignais qu’en le prononçant, cela n’y donnât trop de consistance ; je ne voulais pas même y arrêter ma pensée. Dans les premiers jours de mon désespoir, lorsque vous eûtes prononcé contre mon repos et ma vie, je rejetai avec horreur ce qui voulait me distraire de vous : j’aimais mieux mourir que m’en séparer. J’espérais me calmer sur l’arrêt que vous veniez de prononcer contre moi : je croyais que votre présence me ferait du bien ; que vous me diriez ce que j’avais besoin d’entendre ; que vous m’aideriez à supporter le coup dont vous veniez de me frapper. Je n’ai rien trouvé de tout cela, et sans prétendre former une plainte, ni vous faire un reproche, je me suis persuadée, mais d’une manière absolue, que votre mariage devait à jamais rompre toute liaison entre nous ; qu’elle ne me donnerait jamais que du tourment, que je vous deviendrais à charge, et peut-être odieuse. Dans le premier moment, je crus que je ne pouvais plus vivre sans vous haïr. Cet affreux mouvement ne pouvait pas durer dans une âme remplie de passion et de tendresse. J’ai depuis éprouvé toutes les angoisses, toutes les agitations de la douleur ; et me voilà enfin dans une disposition que je crois du calme, et qui n’est peut-être que de l’épuisement et de l’abattement : mais du moins je ne veux plus à l’avenir avoir à me reprocher ce que je souffrirai : c’est, je crois, un grand mal de moins. Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout ; et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. Oh ! ne croyez pas cependant que je trouve que vous ayez été équitable dans votre conduite avec moi : c’est ma raison et rien que ma raison qui prononce aujourd’hui ; et, en me voyant aussi faible, aussi coupable, aussi folle que je l’ai été, cela ne justifie point tout le mal que vous m’avez fait : mais que je vous pardonne de toute mon âme ! Peut-être ne se consolera-t-on jamais des grandes humiliations : mais je dois espérer que le temps en effacera l’impression. Je souhaite que votre mariage vous rende aussi heureux qu’il m’a rendue malheureuse : croyez que, lorsque le souhait est bien sincère, la générosité et la bonté ne peuvent pas être portées plus loin. — Je n’ai point reçu de réponse à une lettre que je vous ai écrite il y a huit jours. Je ne m’en plains pas ; je vous en avertis seulement, parce que je voudrais bien qu’elle ne fût pas perdue. — Avant que de partir pour la campagne, je vous prie de me renvoyer les trois lettres que je vous ai écrites à Metz. Si enfin vous aviez reçu celle de Bordeaux, vous voudriez bien l’y joindre. Je n’ai point reçu vos dragées ; voilà pourquoi je ne vous en ai point remercié. Il n’y a que la haine qui convertisse le miel en poison, et je n’ai point de haine. En vérité, l’on me rend folle : je ne sais plus lequel me désole davantage, ou du mal que vous me faites, ou du bien qu’on voudrait me faire ; j’en meurs. J’aurais besoin de fuir dans un désert pour me reposer. Que je vous plains de la longueur assommante de cette lettre ! mais je suis si malade, si abattue, que je n’ai pas eu la force d’y mettre de l’ordre, ni d’en écarter les inutilités. Je le sens, les longues douleurs fatiguent l’âme et usent la tête ; mais si je me suis permis de parler si longuement une fois, ce sera pour n’y revenir jamais : il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas revenir. Si vous étiez à Paris, je me serais bien gardée de vous y adresser ce volume, vous ne l’auriez pas lu. Il m’a été prouvé que vous ne lisiez pas mes lettres, et cela était tout simple : elles vous étaient adressées dans un lieu où vous aviez à voir et à entendre ce qui était de tout autre intérêt pour vous que moi et mes lettres : aussi je m’engage à ne plus arriver aussi mal à propos. Adieu, mon ami, c’est pour la dernière fois que je me permettrai ce nom : oubliez que c’est mon cœur qui l’a prononcé. Ah ! oubliez-moi ! oubliez ce que j’ai souffert ! Laissez-moi croire que c’est un bonheur que d’être aimée ! laissez-moi croire que la reconnaissance suffira à mon âme ! Adieu, adieu.