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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXIX

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 287-290).

LETTRE CXXIX

Dimanche, 17 septembre 1775.

Eh ! non, je ne suis plus assez heureuse, ou assez malheureuse, pour faire du fiel et du poison de ce que vous dites : vous y avez mis bon ordre ; avec un mot vous avez glacé mon âme, et vous avez glacé en même temps tout ce que vous croyez l’expression d’un sentiment. Souvenez-vous du secret qui vous est échappé : il m’a donné la clé de mille choses qui m’avaient paru inexplicables ; il m’a fait rétracter un jugement faux que je n’avais porté que par ignorance. Je croyais lire la lettre d’une jeune personne de dix-sept ans, qui écrivait à un homme qui avait été son mari quatre jours ; et au lieu de cela, c’est une jeune personne qui écrit à un homme qui l’aime depuis un an. Dès lors, tout ce qu’elle lui dit n’est plus que l’expression naturelle d’un sentiment, avoué et partagé depuis longtemps. Ce secret échappé m’a aussi expliqué le billet que j’ai reçu du château de C.... ; mais, en me l’expliquant, il ne l’a pas justifié : car rien dans la nature ne peut justifier un tel outrage ; ce billet ne contenait pas un mot qui ne dût révolter et indigner mon âme. Mon Dieu ! et j’ai pu vous voir ? j’ai pu vous écouter, je vous parle encore ? Oh ! combien l’on déchoit, lorsqu’on a pu braver les premiers remords ! Oui, j’ai besoin de me le répéter, de me le dire sans cesse : j’ai été aimée de M. de Mora, c’est-à-dire de l’âme la plus élevée, la plus forte, de la créature la plus parfaite qui exista jamais. Cette pensée soutient mon âme, ranime mon cœur, et me rend assez d’orgueil pour ne pas me laisser anéantir.

Je n’ai pas répondu à votre billet, du moment de votre départ. Eh ! bon Dieu ! que pouvais-je répondre ? Quand je lis maintenant les expressions de votre sensibilité, voici ce que ma raison prononce : il en dit autant à une autre, et peut-être y met-il plus de force et plus de chaleur ; et il y a cette différence entre cette autre et moi, qu’avec elle, il dirige toutes les actions de sa vie pour lui prouver qu’il sent tout ce qu’il lui dit ; et avec moi, au contraire, il n’y a pas une de ses actions, pas un de ses mouvements, qui ne soient en contradiction et en opposition avec ses paroles. D’après cette observation si juste, si cruellement fondée, dites-moi, que faut-il vous répondre ? Ah ! j’en appelle à votre conscience : croyez-vous que j’y pusse pénétrer, et conserver pour vous le sentiment que vous me désirez ? Eh bien ! j’ose vous assurer que si vous pénétriez dans la mienne, vous n’y verriez que la faute que j’ai commise. Je n’ai pas eu une pensée, pas un mouvement qui ne dût me mériter votre estime, si on peut l’accorder à celle qui nous a sacrifié ce qui devait être plus cher que l’honneur. Mais, dites-moi, pourquoi me faites-vous l’objet de votre morale, et de l’exercice de votre vertu ? Vous vous en avisez bien tard ; et si vous vous imposez cette tâche en expiation du mal que vous avez fait, je vous avertis que vous vous égarez encore. Pour que vous eussiez le mérite de cette conduite, où vous mettez une patience, un courage, une bonté, une indulgence infatigables, il faudrait, dis-je, que tant de vertu eût un effet ; il faudrait soulager, consoler ; et, je vous l’ai répété cent fois, vous ne pouvez plus rien pour moi, que me faire souffrir. Perdez donc l’envie de vouloir me faire la victime de votre morale, après m’avoir fait celle de votre légèreté. Je vous assure que je ne prétends point vous faire des reproches : je vous pardonne de tout mon cœur et ce que je vous dis aujourd’hui, c’est pour répondre à votre lettre. Dans ce billet de samedi, vous me montriez la crainte que vous aviez, que l’influence du malheur que vous prétendez avoir, ne vînt à se répandre sur votre femme. Que fallait-il répondre à cela ? Que cette crainte seule suffirait pour l’en garantir ; que le sacrifice que vous lui avez fait de votre temps, de vos affections et de votre personne doit aussi l’en garantir. Qu’ajouter à cela ? Que je le souhaite : et voilà en vérité, tout ce que l’on peut pour quelqu’un avec qui on n’a aucun rapport. Des gens qui ne vous ont point vu avec madame votre femme, et qui ne savent point comme moi, le sentiment que vous aviez pour elle depuis un an, disent que vous avez converti les devoirs du mariage en servitude. Ils trouvent que ce coup de cloche d’onze heures est austère comme la règle des couvents : vous voyez bien qu’ils disent des sottises ; parce qu’ils ne sont pas encore dans votre secret. Pour moi qui y suis et qui dois vous dire le mien… ; mais, non, en voilà assez pour aujourd’hui. — Oh ! je suis bien inquiète ; le vicomte de Saint-Chamans va de plus mal en plus mal ; on ne connaît rien à son état ; pour moi, il m’effraie. Le comte de C..... versait des larmes hier : sa femme est accouchée heureusement ; mais son enfant se meurt. Ce n’est pas son enfant qu’il pleurait, mais le chagrin qu’en aura sa femme, et le tourment qu’il éprouve de la tromper sur l’état de cet enfant. Les gens heureux ont donc aussi leurs peines ! Oui, puisque vous dites que vous en avez beaucoup : mais vous avouez que l’exercice les soulagera, et je le crois comme vous le dites. — Ma santé est pire que jamais ; j’ai eu plusieurs accès de fièvre : mais j’ai fait serment de ne pas m’empoisonner de la façon des médecins. Adieu. Je ne réclame ni votre sentiment, ni votre morale, ni votre vertu. Voyez si je ne vous laisse pas libre.