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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 136-139).

LETTRE LV

Vendredi au soir, 30 septembre 1774.

Mon ami, vous m’avez empêchée de mourir, et vous me tuez, en me laissant dans une inquiétude qui bouleverse mon âme. Je n’ai point eu de vos nouvelles mercredi, le chevalier d’Aguesseau non plus ; et il a été chez toutes les personnes qui auraient pu en avoir. Ah ! mon Dieu ! que je me connaissais peu ! que je vous disais mal, lorsque je vous assurais que mon âme était fermée au bonheur, au plaisir ; qu’elle ne connaîtrait plus de grand malheur, et que je n’avais plus rien à craindre ! Hélas ! je ne respire pas depuis mercredi. Je vous vois malade ; j’ai une secrète terreur qui m’effraie. Quelle affreuse disposition vous me faites retrouver ! ce mercredi, ce samedi, ces horribles jours qui ont fait l’espoir et le désespoir de ma vie deux ans de suite ! Mais seriez-vous assez mal pour oublier que vous êtes aimé avec passion ? et si vous vous en êtes souvenu, comment avez-vous manqué de me faire donner de vos nouvelles ? ne saviez-vous pas que c’était livrer mon âme à une douleur mortelle, que de me faire craindre pour vous ? Mon ami, si vous avez pu m’éviter ce que je souffre, vous êtes bien coupable ; et il me semble qu’un pareil tort devrait bien me guérir ; mais, mon Dieu ! est-on libre ? Puis-je me calmer, me refroidir, selon ma volonté et même d’après la vôtre ? Ah ! je ne puis que vous aimer et souffrir : voilà le mouvement, le sentiment de mon cœur ; je ne puis l’arrêter ni l’exciter, mais je voudrais mourir. J’ai des pensées qui sont un poison actif ; mais il n’est pas encore assez prompt. Si j’apprends demain que vous êtes bien malade, et si je n’apprenais rien, j’aurais trop vécu. Non, cela est impossible, vous aurez pensé à moi, j’attends donc, mais c’est en tremblant ; c’est avec une impatience qui n’a jamais été sentie que par une âme aussi passionnée que malheureuse. Oh ! Diderot a raison : il n’y a que les malheureux qui sachent aimer. Mais, mon ami, cela ne vous soulage pas si vous souffrez ; et lorsque vous êtes calme, vous n’y attachez pas grand prix. Eh bien ! je vous aime, et je n’ai pas besoin de votre sentiment, pour que mon cœur se donne, s’abandonne à vous.

Tout ce que l’abbé Terrai avait fait, ou projeté de faire sur les domaines, est comme non avenu : tout a été détruit, cassé, annulé ; en un mot, vous devez être aussi tranquille sur la propriété de M. votre père, que vous l’étiez il y a dix ans. C’est M. Turgot qui me l’a assuré hier, qui m’a demandé de vos nouvelles, et qui s’est reproché de n’avoir pas encore eu une minute pour répondre aux personnes à qui il ne pouvait se résoudre d’écrire des lettres de bureau. M. de Vaines m’a chargée de le rappeler à votre souvenir ; il est vraiment écrasé par son travail : ils ont tant à réparer, tant à prévoir, qu’ils n’ont pas le moment de respirer. L’abbé Terrai a eu ordre de reporter au Trésor royal les cent mille écus qu’il avait pris par anticipation sur le bail des fermes ; et M. Turgot a déclaré qu’il ne voulait point des cinquante mille francs qui lui revenaient de droit chaque année sur cette partie : il se réduit sur tout ; cela donne, après cela, le courage de faire des réformes sur les places qui dépendent de lui. C’est un homme excellent ; et s’il peut rester en place, il deviendra l’idole de la nation : il est fanatique du bien public, et s’y emploie de toute sa force.


Samedi, après le facteur.

Je fus interrompue. Je reçois votre lettre, mon ami ; vous vous portez bien : en voilà assez pour vivre. Au moins j’espère que vous ne serez pas sérieusement malade, et je respire. Hélas ! je ne sais plus vous répondre, les secousses que vous donnez à mon âme sont trop violentes pour trouver des mots. Mon ami, tout ce que je puis vous dire, c’est que votre lettre est charmante par le ton de douceur et de confiance qui y règne : elle est honnête et vraie comme votre âme ; et si elle ne répondait pas à la mienne sur tous les points, ce ne serait pas votre faute, et je n’ai pas à me plaindre. Hélas non ! je suis contente de vous ; mais je dirai comme Phèdre : « J’ai pris la vie en haine et l’amour en horreur ». Oh ! si vous saviez combien je me déteste, combien j’en ai sujet ! La vérité est dans mon cœur, et il arrive que j’ai encore à me reprocher d’usurper l’estime et les sentiments qu’on m’accorde. Tous ces temps-ci, je suis tombée dans un état qui a alarmé mes amis ; ils en font honneur au sentiment de la perte que j’ai faite, tandis que c’est l’alarme que vous m’avez causée qui a fait diversion aux regrets qui me déchirent. Quoi ! en mourant de douleur, je suis indigne des sentiments que j’inspire ! concevez-vous toute l’horreur de ma situation ? Croyez-vous qu’il soit dans la nature de la supporter longtemps ? où trouver du courage contre une pareille douleur ; à qui la faire partager ? Qui est-ce qui pourrait compatir à tant d’horreur ? Eh bien ! je me dis, je le sens, et je ne me trompe point : si M. de Mora pouvait revivre, il m’entendrait, il m’aimerait, et je n’aurais plus ni remords, ni malheur. Ah ! ce sentiment doit vous faire voir tout ce que j’ai perdu. Mon ami, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit les deux derniers courriers ? Pourquoi ne me dites-vous pas : Je réponds à votre lettre de telle date ? Il faut s’entendre, et une tête troublée a besoin qu’on la ménage. Mon ami, regardez-moi comme atteinte d’une maladie mortelle ; et ayez pour moi les soins, la faiblesse qu’on a pour les mourants : cela ne tirera pas à conséquence pour votre bonheur. Je m’engage par ce qu’il y a de plus sacré pour moi, par la mémoire de M. de Mora, de ne jamais vous troubler, de ne jamais rien exiger ; et, d’après votre lettre, qui est telle que mon cœur vous en remercie, vous ne pouvez plus me tromper ; je ne peux jamais me plaindre, et si je m’affligeais, vous seriez assez sensible pour m’entendre sans importunité. Adieu. Je ne vous réponds pas : dans la confusion de mes pensées, dans le trouble où je suis, je ne sens qu’une chose : je vis et j’ai perdu ce qui m’aimait ! Mon ami, si cela ne vous contraint pas, écrivez-moi tous les courriers : j’en ai besoin. Adieu.