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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 140-143).

LETTRE LVI

Lundi, 3 octobre 1774.

Ah ! mon ami, que j’ai mal à l’âme ! je n’ai plus de mots, je n’ai que des cris. J’ai lu, j’ai relu, je lirai cent fois votre lettre. Ah ! mon ami, que de biens et de maux réunis ! quel plaisir mêlé à la plus cruelle amertume ! Cette lecture a augmenté et redoublé toutes les agitations de mon cœur : je ne puis plus me calmer. Vous avez ravi et déchiré mon âme tour à tour ; jamais je ne vous ai trouvé plus aimable, plus digne d’être aimé ; et jamais je n’ai été pénétrée d’une douleur plus profonde, plus aiguë, plus amère, par le souvenir de M. de Mora. Oui, j’en mourrais : mon cœur était opprimé, j’étais dans l’égarement de la nuit dernière ; un état aussi violent doit m’anéantir, ou me rendre folle. Hélas ! je ne crains ni l’un ni l’autre : si je vous aimais moins, si mes regrets m’étaient moins chers, avec quel délire, avec quel transport je me délivrerais de la vie qui m’accable ! Ah ! jamais, jamais aucune créature n’a vécu dans cette torture et ce désespoir. Mon ami, nous faisons du poison du seul bien qui soit dans la nature, du seul bien que les hommes n’ont pu gâter ni corrompre. Tout le monde est apprécié et payé par l’argent ; la considération, le bonheur, l’amitié, la vertu même, tout cela est acheté, payé, jugé au poids de l’or : il n’y a qu’une seule chose qui soit au-dessus de l’opinion, qui soit restée sans tache comme le soleil, et qui en ait la chaleur, qui vivifie l’âme, qui l’éclaire, qui la soutient, qui la rend plus forte, plus grande. Ah ! mon ami, ai-je besoin de nommer ce présent de la nature ? mais quand il ne fait pas le bonheur de l’âme qu’il remplit, il faut mourir. Oh ! oui, il fallait mourir, j’en avais besoin, j’y cédais : que vous avez été cruel ! Eh ! que vouliez-vous faire des jours que vous sauviez ? les remplir de trouble et de larmes ! ajouter au malheur le plus affreux tourment du remords ! me faire détester tous les instants de ma vie ! et cependant m’y lier par un intérêt qui dévore mon cœur, qui, vingt fois par jour, se présente à ma pensée comme un crime ! Ah ! mon Dieu ! je suis coupable, et le Ciel m’est témoin que rien ne fut plus cher à mon cœur que la vertu ; et ce n’est pas vous qui m’avez égarée ! Quoi ! vous croyez que c’est moi seule qui me suis précipitée dans l’abîme ? je ne puis donc vous imputer ni mes fautes, ni mon malheur. Ah ! j’ai voulu les expier, j’ai vu le terme de mes maux ; en vous haïssant j’étais plus forte que la mort. Par quelle fatalité, pourquoi vous ai-je retrouvé ! pourquoi la crainte que j’ai eue que vous ne fussiez malade a-t-elle amolli mon âme ? Enfin, pourquoi me déchirez-vous, et me consolez-vous tout à la fois ? pourquoi ce mélange funeste de plaisir et de douleur, de baume et de poison ? Tout cela agit avec trop de violence sur une âme que la passion et le malheur ont exaltée ; tout cela achève de détruire une machine épuisée par la maladie et le manque de sommeil. Hélas ! je vous le disais, dans l’excès de mes maux : je ne sais si c’est vous, ou la mort que j’implore ; c’est par vous ou par elle que je dois être soulagée ou guérie pour jamais : toute la nature ne peut plus rien pour moi. Hélas ! me reste-t-il un vœu, un désir, un regret, une pensée dont vous et M. de Mora ne soyez l’objet ? Mon ami, j’ai cru mon âme éteinte ; je vous le disais, et je trouvais de la douceur dans le repos. Mais, mon Dieu ! que cette disposition était fugitive ! elle ne tenait qu’à l’effet de l’opium prolongé. Eh bien, je retrouverai la raison, ou je la perdrai tout à fait : mais dites-moi, comment est-il possible que je ne vous aie pas dit que je crains le retour de la fièvre ; que j’espère avoir de vos nouvelles aujourd’hui, puisque la poste arrive ? Si je n’en ai pas, je ne vous accuserai point, mais je souffrirai jusqu’à mercredi. Adieu, mon ami. Votre bonté, votre douceur, votre vérité, ont pénétré mon cœur de tendresse et de sensibilité.


Lundi au soir.

J’ai eu un mot de vous ; rien qu’un mot ; mais il me dit que vous êtes sans fièvre, et cela me tranquillise. Mais vous êtes inquiet de mademoiselle votre sœur ; je le suis aussi : je suis si près de tout ce qui vous touche ! Et moi aussi, j’ai la fièvre ; l’accès de douleur de cette nuit a altéré mon sang et mon pouls : mais ne soyez point inquiet, la mort n’arriva jamais si à propos ; les malheureux ne meurent point, et ils sont trop faibles, trop lâches quand ils aiment, pour achever de se tuer. Je vivrai, je souffrirai, j’attendrai, non pas le bonheur, non pas le plaisir, quoi donc ? Mon ami, c’est à vous que je parle : répondez-moi. — Voyez si vous n’êtes pas d’une étourderie qui peut être dangereuse : vous m’écrivez, et vous ne cachetez pas votre lettre ; et pour que vous n’en doutiez pas, je vous envoie votre enveloppe. — Le pape est mort, et d’une maladie qui donne d’affreux soupçons. Bonsoir, mon ami. J’ai la tête pesante, je souffre plus que de coutume ; mais j’ai de vos nouvelles, voilà l’important. Je suis dans une disposition bien bizarre : depuis douze heures, mes yeux me représentent toujours le même objet, soit que je les aie ouverts ou fermés : cet objet que je chéris, que j’ai adoré me pénètre d’effroi. Dans ce moment même, il est là ; ce que je touche, ce que j’écris, ne m’est pas plus sensible, plus présent ; mais pourquoi ai-je peur ? pourquoi ce trouble ? Ah ! si c’était !…