Aller au contenu

Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LVIII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 147-152).

LETTRE LVIII

Ce dimanche au soir, 9 octobre 1774.

Mon ami, j’ai relu votre lettre deux fois ; et l’impression totale que j’en reçois, c’est que vous êtes bien aimable, et qu’il est bien plus aisé de ne point vous aimer du tout que de vous aimer modérément. Faites le commentaire de cela, non pas avec votre esprit ; ce n’est pas à lui que je parle. — Mon ami, si je voulais, je m’arrêterais à quelques mots de votre lettre, ils m’ont fait mal. Ah ! tout agite une âme aux maux accoutumée. Du moins, si je pouvais dire comme Bayard : Si mon ami m’afflige, il essuiera mes larmes ! Vous me parlez de mon courage, de mes ressources, de l’emploi de mon temps, de celui de mon âme, de manière à me faire mourir de honte et de regret de vous avoir laissé voir toute ma faiblesse : eh bien ! elle était dans mon âme, et aucun de ses mouvements ne peut plus vous être caché. Quand elle a été animée par la haine, je vous l’ai bien fait voir ; est-ce donc que je ne pouvais me permettre que de haïr ? Mon ami, en relisant la récapitulation que vous me faites de tout ce qu’il y a au monde qui puisse m’empêcher de me perdre, j’ai fini par en rire, parce que cela m’a rappelé un mot du président Hénaut, qui est joli. Dans une certaine époque de sa vie, il crut que, pour ajouter à sa considération, il fallait qu’il devînt dévot : il fit une confession générale, et il manda après à M. d’Argenson, son ami : Jamais on ne se trouve si riche que lorsqu’on déménage. Mon ami, vous m’avez fait éprouver le sentiment contraire, mon cœur en a tressailli, et j’aurais pu dire : Ciel ! je reste seule en l’univers entier. Mon ami, je vous cite à vous-même : vous m’êtes plus présent que Racine, et il me semble que mon sentiment prend de la force en employant vos expressions ; mais j’ai mille riens à vous dire : il faut détourner ma pensée d’un intérêt aussi triste que profond. — Je dînerai demain chez la duchesse d’Anville. Mon ami, j’aime cette maison : c’en est une de plus où je pourrai vous voir : vous vivrez pour ce que vous aimez et pour le monde tous les soirs ; mais ne dînerez-vous pas souvent avec moi ? Cela vous fera vivre dans la société des gens qui sont le plus à votre ton. Les bêtes et les sots ne se mettent guère en mouvement que sur les cinq ou six heures ; c’est alors que je reviens au coin de mon feu : j’y trouve presque toujours, sinon ce que j’aurais choisi, du moins ce que je n’éviterais pas. — Comment ne vous ai-je pas encore dit que je suis pressée, sollicitée d’aller rétablir ma santé chez milord Shelburne ? C’est un homme d’esprit ; c’est le chef du parti de l’opposition ; c’était l’ami de Sterne : il adore ses ouvrages. Voyez s’il ne doit pas avoir le plus grand attrait pour moi, et si je ne dois pas être fort ébranlée par sa prière obligeante. Convenez que, si vous aviez eu cette bonne fortune, vous ne l’auriez pas omise dans mon pompeux inventaire. — Oui, M. de Condorcet est chez madame sa mère : il travaille dix heures par jour. Il a vingt correspondances, dix amis intimes ; et chacun d’eux, sans fatuité, pourrait se croire son premier objet ; jamais, jamais on n’a eu tant d’existence, tant de moyens et tant de félicité. — Mais voilà que je me rappelle que vous ne m’avez pas dit un mot de M. le duc de Choiseul ; est-ce que votre séjour à Chanteloup n’a pas même fait trace sur la route ! Hé bien ! voilà où il en est à Paris : le public lui échappe absolument ; et il me semble que ce qui peut lui arriver de mieux à présent, c’est de rester dans cet oubli : car il ne gagnerait rien aux comparaisons, aux rapprochements. Nous aurions pu lui devoir, il y a dix ans, M. Turgot, et il avait choisi les Laverdy, les Maupeou, les Terrai, etc. — Votre lettre à M. d’Alembert est excellente ; et comme nous sommes très communicatifs, nous l’avons donnée ce soir même à M. de Vaines, qui en était charmé, et qui a voulu la faire voir à celui qui pouvait en jouir sans que cela pût alarmer sa modestie. — Ah, mon Dieu ! vouloir vous faire une malhonnêteté à vous, à qui il n’a pas répondu, parce qu’il voulait avoir le plaisir de vous répondre de sa main ! Mon ami, les gens vertueux ne peuvent pas être insolents, et ils chérissent le mérite et les talents. Vous ne devineriez jamais ce qui m’occupe ; ce que je désire, c’est de marier un de mes amis. Je voudrais qu’une idée qui m’est venue pût réussir : l’archevêque de Toulouse pourrait servir beaucoup au succès de cette affaire. C’est une jeune personne de seize ans, qui n’a qu’une mère et point de père ; on lui donnera, en la mariant, 13,000 livres de rente ; sa mère la logera, la gardera bien longtemps, parce que son fils est un enfant. Cette fille ne peut pas avoir moins de 600,000 francs, et elle pourrait être beaucoup plus riche : cela vous conviendrait-il, mon ami ? Dites, et nous agirons, et nous n’aurions point de dégoûts, parce que l’archevêque de Toulouse a autant d’adresse que d’honnêteté. Nous causerons de tout cela ; et si cela ne réussit pas, je connais un homme qui serait bien heureux de vous avoir pour gendre : mais sa fille n’a que onze ans, elle est unique, et elle sera bien riche. Mon ami, je voudrais par-dessus tout votre bonheur : et le moyen de vous le procurer deviendrait le premier intérêt de ma vie. Il fut un temps où mon âme n’aurait pas été si généreuse ; mais elle répondait à quelqu’un qui aurait rejeté avec horreur l’empire du monde. Quel souvenir, mon Dieu ! qu’il est doux et cruel ! Bonsoir, mon ami. Si j’ai comme je l’espère, de vos nouvelles demain, j’ajouterai encore à ce volume. Depuis deux jours, j’ai moins souffert. Je suis à deux ailes de poulet par jour ; et si ce régime ne me réussit pas plus que le reste, je me mettrai au lait pour toute nourriture.


Toujours dimanche, 6 octobre 1774.

Cet adieu était bien prompt, bien brusque : et vous comprenez bien qu’il me reste mille choses à vous dire : car si je ne me trompe, c’est la dernière fois que je vous écris. Je saurai à quoi m’en tenir demain : j’aurai de vos nouvelles, mon ami : ce n’est pas à mon désir que je me fie, mais c’est à votre bonté. Vous me dites bien que vous allez à votre légion ; vous m’avez écrit deux fois le nom du lieu où elle est : mais grâce à la beauté de l’écriture, je n’en sais rien, je lis Livourne, et à coup sûr ce n’est pas là où vous allez. Mon ami, écrivez-moi de partout : vous avez à me dédommager de la privation où je serai de vous écrire. Je ne me tiens pas pour assurée que vous soyez parti aujourd’hui. Comment pourriez-vous refuser madame votre mère, surtout si elle n’est pas en convalescence ? et on est encore bien malade lorsqu’on a la fièvre. Enfin, j’espère que vous n’avez point de tort, et que je vous verrai dans quinze jours. Quinze jours ! c’est un terme bien long, j’en ai vu un plus près. Ah ! je frémis ! quel souvenir affreux ! il empoisonne jusqu’à l’espérance. Ah ! mon Dieu ! et c’est vous qui aviez troublé, renversé le bonheur de cette âme si tendre et si passionnée ! c’est vous qui nous aviez condamnés à un malheur affreux, et c’est vous que j’aime ! Oui, on hait le mal qu’on fait, et on est entraîné. Je serais morte de douleur, et je suis destinée à en vivre, à languir, à gémir, à vous craindre, à vous aimer, à maudire sans cesse la vie, et à en chérir quelques instants. — On m’a interrompue, on est venu me proposer d’aller chez Duplessis. C’est un peintre de portrait, qui sera à côté de Van Dick ; je ne sais si vous avez vu l’abbé Arnaud peint par lui. Mais, mon ami, ce qu’il faudra voir, c’est Gluck ; c’est à un degré de vérité et de perfection qui est mieux et plus que la nature. Il y avait là dix têtes toutes de caractères différents ; je n’ai jamais rien vu de beau et de vrai à ce point-là. M. d’Argental y est venu : il nous a fait voir une lettre qu’il venait de recevoir de M. de Voltaire ; je l’ai trouvée si bonne, le ton en est si doux, si naturel, on est si près de lui en le lisant, que, sans songer si cela était indiscret ou non, j’ai demandé cette lettre. J’ai demandé d’en prendre une copie, dans ce moment on la fait, et mon ami la lira ; et cette pensée est au bout de ce que je sens. Mon ami, je me répéterais et je dirais comme Sterne à Lisette : Votre plaisir est le premier besoin de mon cœur. — Mon Dieu ! oui il est difficile de commencer une lettre, quand c’est avec de l’esprit qu’on fait du sentiment. Mais cependant il faut écrire à madame de Boufflers. Elle ne m’a pas seulement dit votre nom ; je n’en suis pas fâchée : mais comment ne saisit-on pas toutes les occasions de parler de ce qui plaît ? Il y a un certain degré d’affection qui gêne : c’est celui-là qui m’a empêchée de lui parler de vous ; mais elle n’a jamais senti cet embarras, j’en suis bien sûre : elle n’a que faire d’aimer, elle est si aimable ! — Mon ami, je me connais si bien, que je serais tentée de croire que vous vous moquez de moi, lorsque vous me parlez de mes succès dans le monde. Oh, mon Dieu ! il y a huit ans que j’en suis retirée du monde ; du moment que j’ai aimé, j’aurais eu du dégoût pour les succès. A-t-on besoin de plaire, quand on est aimée ? Reste-t-il un mouvement, un désir qui n’aient pour objet la personne qu’on aime, et pour qui on voudrait vivre exclusivement ? Mon ami, vous n’en voulez pas tant, n’est-ce pas ?