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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 143-147).

LETTRE LVII

Mercredi, 5 octobre 1774.

Mon ami, je n’ai point de vos nouvelles ; j’en attendais. Hélas ! j’éprouve que l’âme qui espère le moins, est encore trompée, et que la tête la moins susceptible d’illusion, s’en forme encore beaucoup trop. Pardon, mon ami ; le besoin que j’ai de vous, fait que j’y compte trop : il faudrait aussi me corriger de cette erreur. Je suis malade, et dans un état de souffrance inexprimable ; toute espèce de nourriture me fait un mal égal. Mon médecin en conclut qu’il se forme un embarras au pylore ; je ne connaissais pas cet étrange mot : mais on est à la torture quand cette porte veut se fermer. Je prends de la ciguë : si elle pouvait être préparée comme celle de Socrate, que je la prendrais avec plaisir ! Elle me guérirait de cette maladie si lente et si cruelle, qu’on nomme la vie. Vous me faites mal, mon ami, vous me rendez la mort nécessaire, et vous me retenez à la vie. Que de faiblesse ! que d’inconséquence ! Oui, je me juge bien ; mais je languis, je retarde ; et je le sens, il arrivera un jour, un moment où j’aurai un repentir amer d’avoir tant différé. En effet, si je jette les yeux sur le passé, je vois que j’aurais été trop heureuse que le terme de ma vie fût venu le mercredi 1er juin. Mon Dieu ! que de douleur, que de maux j’aurais évités ! Oui, je frémis, en pensant que je ne puis m’en prendre à vous de tout ce que j’ai souffert depuis ce jour funeste. Que vous fûtes mal inspiré ! ma mort n’eût pas été un malheur pour vous ; dans le moment où je vous parle, vous n’en conserveriez aucun souvenir et au lieu de cet oubli qui vous laisserait jouir du repos et du plaisir, je vous accable de mes maux : je fais peser le poids de ma vie sur votre âme. Ah ! je la connais bien cette âme sensible, forte et vertueuse : elle serait capable de faire un grand sacrifice pour soulager le malheur ; mais il est hors de votre caractère de le soigner, de l’adoucir, de le calmer. Tout ce qui est de suite, vous est impossible ; votre cœur est passionné, mais il ne connaît pas la tendresse. La passion ne va que par soubresauts : elle a des actes, des mouvements ; la tendresse a des soins, elle aide, elle console ; elle aurait écrit tous les courriers, parce qu’elle se serait occupée des besoins d’une âme souffrante. Non, je ne vous fais point de reproches, ils sont inutiles ou affligeants. Eh ! combien je serais désolée de vous donner un moment de peine ! Mon ami, j’avais besoin de savoir si votre fièvre n’était point revenue ; et si celle de mademoiselle votre sœur s’était calmée. En vous écrivant la dernière fois, j’avais le délire, je crois ; j’eus une fièvre ardente toute la nuit, elle m’a quittée, et en me quittant elle a effacé l’image qui me dérobait tout autre objet, mais je ne conçois pas pourquoi elle portait l’effroi dans mon âme. Ah ! si je pouvais cependant racheter sa vie pour une heure seulement ! il n’y a point de supplice que je n’eusse la force de braver ; et je dirais : La mort et les enfers paraissent devant moi : Ramire, avec transport j’y descendrais pour toi. Mais, mon ami, ce n’est point tout cela que je voulais vous dire : je suis troublée, je ne puis continuer. Adieu.


Samedi, à minuit.

Avant tout, je veux vous dire que votre encre est blanche comme le papier, et aujourd’hui cela m’a vraiment impatientée. Je m’étais fait apporter votre lettre chez M. Turgot, où je dînais avec vingt personnes ; on me l’a remise à table, j’avais à côté de moi l’archevêque d’Aix, et de l’autre côté, le curieux abbé M… J’ai ouvert ma lettre sous la table, et à peine pouvais-je voir qu’il y avait du noir sur du blanc, et l’abbé faisait la même remarque. Madame de Boufflers, qui était auprès de l’archevêque d’Aix, demandait ce qui m’occupait. « Souvenez-vous du lieu où nous sommes, et vous serez au fait de ce que je lis. — Un mémoire sans doute pour M. Turgot ? Eh oui, justement, madame, et je veux le lire avant que de le lui donner. » Et en effet, avant que de rentrer dans le cabinet, j’avais lu votre lettre, et j’y vais répondre : mais ce sera à la hâte, parce que je meurs de fatigue du tour de force que j’ai fait aujourd’hui. J’ai vu cent personnes : et comme votre lettre m’avait fait du bien à l’âme, j’ai parlé, j’ai oublié que j’étais morte, et je me suis vraiment éteinte. À la vérité, j’ai eu de grands succès, parce que j’ai bien fait valoir les agréments et l’esprit des personnes avec qui j’étais ; et c’est à vous mon ami, à qui ils ont dû ce passe-temps si doux pour leur amour-propre. Le mien ne s’enivre point de vos louanges : je vous répondrai comme Couci : Aimez-moi, prince, au lieu de me louer.

Mon ami, gardez-vous à jamais d’avoir la bonté de prendre le soin de faire valoir mon bien, de faire l’étalage de mes richesses : jamais je ne me suis trouvée si pauvre, si ruinée, si misérable ; en appréciant ce que j’ai, en me faisant voir mes ressources, vous me démontrez que tout est perdu. Il ne me reste plus qu’un moyen, et il y a longtemps que je le pressens, que je le crois même nécessaire : c’est de faire une banqueroute sèche ; mais je me conduis comme cela se pratique ; je diffère, je remets, je me berce d’espérances, de chimères ; je les juge telles, et cela cependant me soutient un peu : mais vous détruisez tout par l’horrible énumération que vous me faites. Ah ! quel déplorable inventaire ! si tout autre que vous s’était avisé de vouloir me consoler, et me rattacher à la vie par ces désespérantes consolations, j’aurais répondu comme Agnès : Horace avec un mot me fera plus que vous ; et c’est Horace qui me parle ! Oh ! mon ami, mon âme en reste abîmée. Que n’inventez-vous point pour me tourmenter ! Je serai, dites-vous, garantie, soutenue, défendue, etc., etc. Eh bien, je n’ai rien été de tout cela ; si vous mettiez votre estime à ce prix, je n’y prétends plus ; j’ai été inconséquente, faible, malheureuse, bien malheureuse. J’ai craint pour vous, et j’ai été égarée ; j’ai eu tort sans doute, et c’est un mal de plus que de le reconnaître. Je n’ai pas un mouvement, je ne vous dis pas un mot qui ne me causent un regret ou un repentir. Mon ami, je devrais vous haïr. Hélas ! qu’il y a longtemps que je ne sais plus ce que je dois, ce que je veux ! je me hais, je me condamne, et je vous aime.