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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 221-223).

LETTRE XCV

Onze heures, 1775.

Quand on chérit la bonté, et surtout quand on aime, il ne faut être ni difficile, ni injuste. Ainsi, mon ami, je ne vous accuserai point, je ne me plaindrai pas. Ah ! non, vous n’avez pas tort, et l’abandon où vous m’avez laissée aujourd’hui a été involontaire ; vous vous le serez reproché ; peut-être aurez-vous eu assez de bonté pour dire : Elle souffre, et c’est moi qui suis la cause de son mal. Mon ami, si votre cœur a senti ces mots, vous êtes trop puni, et je serai trop vengée ; mais ne serai-je pas plus heureuse demain ? ne dînerai-je pas avec vous ? ne vous verrai-je point ? Je compte aller voir M. Turgot jeudi ; je propose à M. de Vaines de me mener à Versailles, et vous aussi, si cela vous convient. Si cet arrangement n’a pas lieu, l’envoyé palatin m’a offert de me mener, et si vous pouvez, si vous voulez, je dirai comme dans Démocrite : Nous allons à la cour, on t’a mis du voyage. M. de Condorcet et M. d’Alembert y vont demain ; ce dernier lui lira des éloges. M. Roucher lui a dit aujourd’hui son poème ; voilà deux bonnes journées : il aura peu parlé, et il aura eu du plaisir. — Mon ami, si vous ne me voyiez pas aussi enflée d’orgueil que la grenouille, je vous dirais que M. Turgot m’a fait prier de lui porter mes précieuses rapsodies, et je lui fais dire demain que cette bonne fortune ne saurait lui manquer. — Mon Dieu ! si je vous avais vu, j’aurais passé une journée bien douce, oui, paisible comme Gessner. J’ai eu des nouvelles de M. Turgot toutes les heures ; le comte de Schomberg, à lui seul, m’a écrit trois fois, et toujours pour me rassurer, en me disant vrai, pourtant. J’ai dîné tête à tête avec une personne qui est malheureuse : par conséquent, voilà de l’intérêt ; et puis, à trois heures, j’ai été faire le tour des Tuileries. Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais : mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! mon ami, cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ; oui, je crois que je m’en dégoûte : je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement, mais jamais faiblement ; et vous le croyez bien, puisque c’est vous que j’aime. — Je suis rentrée à quatre heures et demie, j’ai été seule jusqu’à six ; et savez-vous comment j’ai trompé l’attente où j’étais ? c’est en relisant vos lettres depuis le 1er janvier, je les ai mises en ordre : enfin, en ne vous voyant pas, j’ai été vivement, tendrement occupée de vous ; et puis sont arrivées six ou sept personnes, qui m’avaient consacré leur mardi-gras. Elles étaient lasses de se divertir, elles voulaient avoir le plaisir de la conversation, de la liberté, du repos, et nous jouissions de tout cela, car j’étais encore soutenue par l’espoir de vous voir, j’espérais. Ah ! quand j’ai entendu sonner neuf heures, j’ai tourné à la mort, et mon silence a averti tout le monde de me quitter à neuf heures et demie. Mais je suis folle, ou plutôt imbécile de vous fatiguer d’une journée où vous n’avez pas voulu prendre part un seul instant. Adieu, mon ami ; faites-moi savoir ce que vous voulez, ce que vous pouvez pour jeudi. Je vous crois trop homme du monde pour manquer le bal de cette nuit ; pour moi, j’aime mieux respirer l’air doux et pur des Tuileries, à l’heure où l’on y est presque seul. Ah ! c’est que mon âme me fournit encore plus que ne peuvent vous fournir tout votre esprit et tout votre talent. Mais adieu.