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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 223-225).

LETTRE XCVI

Onze heures du soir, 1775.

Mon ami, le mal vient de plus loin : vous souvenez-vous de ces mots : Oh ! ce n’est pas madame de *** que vous avez à craindre, mais… et le ton avec lequel ils furent prononcés, et le silence qui suivit, et la réticence, et la résistance ? Mon Dieu ! en faut-il tant pour porter le trouble et la douleur dans une âme agitée ? Joignez à cela le désir que vous aviez de me quitter ; et pour qui étiez-vous si pressé ? Pouvais-je me calmer ? je vous aimais, je souffrais, et je m’accusais. J’ai été à votre porte ce matin, la tristesse était dans mon âme ; je vous ai vu, et le plaisir s’est mêlé à la disposition de la mélancolie qui me pénétrait. Et puis j’ai vu que vous mettiez de l’acharnement à me confondre ; et puis j’ai cru tout ce que vous avez supposé. Je vous avais entendu nommer… Alors ce que vous lisiez m’a paru odieux, et c’était vous qui me le faisiez trouver tel. Je croyais vous gêner, vous retenir, vous contraindre, et mon âme en était à la torture. Eh bien ! mon ami, je vous demande pardon de vous avoir soupçonné une fois injustement ; c’est la défiance attachée au malheur. Combien de fois vous ai-je caché mes larmes ! Ah ! je le vois trop bien : on ne saurait ni retenir, ni ramener un cœur qui est entraîné par un autre penchant ; je me le dis sans cesse, quelquefois je me crois guérie ; vous paraissez, et tout est détruit. La réflexion, mes résolutions, le malheur, tout perd sa force au premier mot que vous prononcez. Je ne vois plus d’asile que la mort, et jamais aucun malheureux ne l’a invoquée avec plus d’ardeur. Mon Dieu ! vous me feriez chérir M. Marmontel, non parce qu’il m’a louée, mais parce qu’il vous a dit que je vous aime. Ah ! mon ami, mon malheur, c’est que vous n’avez pas besoin d’être aimé comme je sais aimer. Je retiens la moitié de mon âme : sa chaleur, son mouvement vous importunerait, et vous éteindrait tout à fait ; le feu qui n’échauffe pas, incommode. Ah ! si vous saviez, si vous lisiez comme j’ai fait jouir une âme forte et passionnée, du plaisir d’être aimée ! Il comparait ce qui l’avait aimé, ce qui l’aimait encore, et il me disait sans cesse : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie ». Et c’était de Madrid qu’il me mandait cela. Mon ami, il ne me louait pas, il jouissait ; et je ne crois point me louer, quand je vous dis qu’en vous aimant à la folie, je ne vous donne que ce que je ne puis pas garder ou retenir.

Je viens d’être interrompue par une lettre de M. de Vaines. Il m’inquiète, il me mande qu’il faut que M. d’Alembert soit chez lui avant huit heures, et qu’il lui porte son éloge de l’abbé de Saint-Pierre ; il ajoute, cela est important. Je meurs de peur qu’on ne trouble le repos de mon ami. Ah ! j’en serais désolée ; je voudrais ajouter à mes maux tout ce qu’il doit souffrir. La haine et les dévots veillent toujours. J’ai une impatience extrême d’être à demain, et je sens que je ne fermerai pas l’œil : plus j’abandonne mon propre bonheur, et plus celui de mes amis m’est cher. Je ne puis exprimer mon affection pour M. de Condorcet et M. d’Alembert, qu’en disant qu’ils sont identifiés avec moi : ils me sont nécessaires comme l’air pour respirer ; ils ne troublent pas mon âme : mais ils la remplissent. Enfin, je voudrais être à demain matin. Mais, mon Dieu ! si ce désir, si ce besoin avait un autre principe, si ce n’était pas l’amitié, qui… Ah ! je serais une indigne créature, et je haïrais le sentiment de la passion. Non, non, je ne puis pas le haïr : il m’a encore enlevée ce soir à ce que je souffrais ; j’ai encore entendu le mois de Septembre. Oh ! que cela est beau ! que cela est grand ! que cela est sublime ! Mais, mon ami, vous manquiez à mon plaisir, votre présence le rend plus vif, plus fort, plus profond. Ah ! dans tous les temps, dans toutes les dispositions, mon âme a besoin de vous. Je ne suis rentrée qu’à sept heures et demie ; j’ai trouvé mes amis qui m’attendaient ; M. Roucher y était, il n’est point allé à Versailles. Je voudrais être à demain matin ; mais c’est pour vous voir en courant. Cependant je serai seule demain, car madame de Ch… garde sa chambre ; elle voulait que j’allasse passer la soirée avec elle. Eh ! bon Dieu ! mes soirées sont à M. de Mora ou à vous : c’est le temps de la journée qui m’est le plus cher. Si je n’avais craint une méprise, j’aurais donné cette lettre au laquais de M. de Vaines. Bonsoir.