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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCVII

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 226-228).

LETTRE XCVII

Onze heures du soir, 1775.

Mon ami, vous ne sentez pas le besoin de me voir ; peut-être même ai-je été importune à votre pensée. Vous avez repoussé un souvenir qui venait troubler votre plaisir. Ah ! que je vous plains de n’être pas tout entier, ou à ce qui vous plaît, ou à ce qui vous aime ! ce partage ôte le charme et le plaisir qui tiennent au sentiment, et il doit isoler une âme honnête. Je ne vous accuse point, je ne me plains pas ; mais je m’afflige de ma faiblesse. Non, mon amour-propre ne peut point me donner de force contre vous ; je vous aime : tout intérêt personnel se tait à ces mots. Mais c’est vous, c’est votre bonheur qui m’inspire du courage et de la générosité. Oui, mon ami, je peux vous céder à ce que vous aimez ; mais par ce sacrifice, je dois obtenir de vous de ne plus chercher à nourrir dans mon âme un sentiment qui en ferait le désespoir. Mon ami, je le sais, il ne vous est plus libre de m’aimer. Rendez du repos à votre âme ; ne passez pas votre vie à vous reprocher ce que vous faites : cessez d’inquiéter ce que vous aimez, et n’offensez plus ce qui vous aime, et qui prévient votre goût, vos désirs, votre volonté, en un mot, qui vous fait le sacrifice de vous à vous-même. Mon Dieu ! comment pourrais-je croire qu’il ne vous en coûterait pas beaucoup pour me tromper ? Ah ! si vous n’avez pas assez de force pour faire mon bonheur, du moins il est certain que vous êtes assez honnête pour être affligé de faire mon malheur. Mon ami, croyez-en un cœur qui est tout à vous, et qui ne respire que pour vous. Ne combattez plus, abandonnez-vous à votre penchant : du moins il me restera la pensée consolante que j’ai fait quelque chose pour votre bonheur ; et dans la situation forcée où vous me mettez, j’ai à me reprocher de le troubler. Ah ! délivrez-moi et du mal que je vous fais, et de celui que vous me faites. Mon ami, soyez de bonne foi, je vous en conjure ; que faut-il faire pour mériter d’entendre la vérité ? Dites, rien ne me sera impossible, écoutez le cri de votre âme, et vous cesserez de déchirer la mienne. Oui, je peux me passer d’être aimée, et il m’est affreux de douter de vous, de vous soupçonner : estimez-moi assez pour ne me pas tromper ; je fais serment, par ce qui m’est le plus cher, par vous, de ne jamais vous faire repentir de m’avoir dit vrai. Je vous aimerai pour le trouble et la peine que vous m’aurez épargnés ; jamais vous n’entendrez un reproche. En vous perdant, je ne veux pas conserver le droit de me plaindre, ni même celui de vous intéresser.

Mon ami, je sais que vous avez été charmé de l’Opéra : madame d’Héricourt et le comte de Creutz sont venus m’en dire des nouvelles ; je ne les ai pas écoutés, parce que c’était vous que j’aurais voulu entendre. D’ailleurs l’abbé de B… venait de me troubler en me parlant de vous ; il prétend qu’on lui dit que j’étais folle de vous ; ce sont ses expressions, et il a ajouté : non, je ne suis pas méchant, ce n’est ni un piège, ni une vengeance. Je suis restée confondue, et heureusement on a annoncé dans le même instant l’archevêque de Toulouse. Que pensez-vous de cela ? je ne sais si je cherche à me rassurer, mais je crois que c’est un artifice de l’abbé de B…, auquel j’ai donné lieu : je vous dirai comment. J’ai vu M. Turgot qui m’a dit qu’il se reprochait de ne vous avoir pas répondu : il a été très flatté de votre lettre. Il en a reçu une charmante de Voltaire, qui lui dit, vous serez accablé de compliments vrais, etc. — J’ai fait demander à madame de Luxembourg quel jour revenait madame de Boufflers ; c’est lundi. Je n’ose pas me flatter de dîner demain avec vous : mais je ne puis m’empêcher de le désirer, quoique ce soit peut-être un vœu contre votre plaisir. Si vous avez été chez le comte de Broglie, mon ami, il est bien mal de ne pas m’avoir donné un moment ; vous êtes cause que je n’ai écouté l’archevêque d’Aix qu’avec distraction : je vous attendais, comment pouvais-je être à lui ? Bonsoir. Je sens que l’abbé de B… a raison, mais il a tort de me le dire. J’ai vu vingt personnes aujourd’hui, et elles n’ont pu me distraire du besoin que j’avais de vous voir. Qu’avez-vous fait ? où avez-vous soupé ? vous êtes-vous souvenu que je vous aimais ? pouvais-je dire au moins comme dans Oreste, le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste. Mais adieu. Je ne veux que la vérité : songez encore une fois que vous me la devez sans détour, sans modification, telle enfin qu’elle est dans votre âme.