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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 85-87).

LETTRE XXXVI

Onze heures du soir, 1774.

Mon Dieu ! que je vous ai peu vu, que je vous ai mal vu aujourd’hui, et qu’il m’est pénible de ne pas savoir où vous êtes dans ce moment ! J’espère que c’est à Ris, et que vous reviendrez demain au soir. On dit qu’on attend M. le comte de Broglie demain matin. Il est singulier que je sois amenée à m’occuper de son retour, à désirer qu’il soit plus prompt que ses amis même ne peuvent le désirer. Mon Dieu ! comme un sentiment change et bouleverse tout ! Ce moi, dont parle Fénelon, est encore une chimère : je sens positivement que je ne suis point moi. Je suis vous ; et pour être vous, je n’ai aucun sacrifice à faire. Votre intérêt, vos affections, votre bonheur, vos plaisirs, ce sont là, mon ami, le moi qui m’est cher et qui m’est intime ; tout le reste m’est étranger : vous seul dans l’univers pouvez m’occuper et m’attacher. Ma pensée, mon âme ne peuvent désormais être remplies que par vous et par des regrets déchirants. Oh ! non, ce n’est point quand je vous compare à moi que je crains, que je m’afflige de n’être pas aimée. Hélas ! c’est quand je pense comment je l’étais, et par qui je l’étais ; mais c’était un bonheur inouï, auquel je n’avais pas dû prétendre, et que vous voyez bien que je ne méritais pas. Oh ! que mon âme souffre, que ces souvenirs sont douloureux ! Mon ami, que deviendrai-je lorsque je ne vous verrai plus, que je ne vous attendrai point ! Croyez-vous que je puisse vivre ? Cette pensée me tue : dans dix jours !… Mais dites-moi pourquoi il ne me faudrait aucun courage pour mourir et pourquoi je n’ai pas la force de me dire qu’il y aura un jour, un moment, où vous me direz un mot qui me fait frissonner. Mon ami, ne le prononcez jamais : il m’a porté malheur ; ce mot affreux devait être mon arrêt : si je l’entends jamais, je meurs. — Comment pouvez-vous me louer de vous aimer ? Ah ! le mérite, la vertu eussent été de résister à ce penchant, à cet attrait qui m’a portée vers vous longtemps avant que je pusse me défier de moi. Comment craindre, comment prévoir, lorsqu’on est garanti par un sentiment, par le malheur, et par le bien inestimable d’être aimé par une créature parfaite ? Mon ami, voilà ce qui entourait mon âme, ce qui la défendait lorsque vous y avez fait descendre le trouble du remords et la chaleur de la passion ; et puis vous me louez de vous aimer ! Ah ! c’est un crime, et l’excès même ne me justifie pas. Mais je vais vous faire horreur : car je suis comme Pyrrhus, je m’abandonne au crime en criminelle. Oui, vous aimer ou cesser de vivre, je ne connais que cette vertu et cette loi dans la nature ; et ce sentiment est si vrai, si involontaire et si fort, qu’en vérité vous ne me devez rien. Ah ! que je suis loin d’exiger, de prétendre ! Mon ami, soyez heureux, ayez du plaisir à être aimé, et vous voilà quitte. Je suis folle, je ne puis vous parler que de ce que je sens, et je voudrais vous dire ce que j’ai vu : c’est le chevalier, il m’a demandé de vos nouvelles, il m’a demandé si j’étais contente de vous ; voyez quelle bonté ! il voudrait que tous mes amis m’aimassent autant que lui ; le pourrez-vous jamais ? Il est arrivé hier, et retourné ce soir. Nous irons donc jeudi à Auteuil : soyez exact au rendez-vous chez moi à midi et demi. Venez, mon ami, venez.

Songez que j’aurais pu dîner avec vous demain, que j’aurais pu vous voir ce soir. Soyez bon, soyez généreux ; donnez-moi tous les moments qui ne seront pas employés à vos plaisirs et à vos affaires. Je veux, je dois venir après ; si c’est trop demander, souffrez du moins que je le désire. Vous avez deviné à merveille ce matin : je voulais votre réponse, et point mon livre. Plût à Dieu qu’en renonçant à tous ceux qui ont été faits et le seront, je pusse m’assurer une lettre de vous tous les jours ! C’est là ce que je voudrais lire ; c’est vous que je voudrais voir et entendre sans cesse. Mon ami, je vous aime.