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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXVII

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Garnier Frères (p. 87-91).

LETTRE XXXVII

1774.

J’ai quatre lettres à répondre : j’ai essayé d’écrire, cela m’est impossible. Je suis occupée de vous ; je ne sais pas si je vous aime, mais je sens, et je sens trop que vous troublez, que vous agitez mon âme, et d’une manière pénible et douloureuse, lorsque je ne vous vois pas ou que je ne suis pas soutenue par le plaisir et l’activité de vous attendre. Je vous ai dit, j’ai voulu vous dire le charme qu’avait pour moi votre présence ; mais, mon ami, que les expressions sont faibles pour rendre ce que l’on sent fortement ! l’esprit trouve des mots, l’âme aurait besoin de créer une langue nouvelle. Oui, certainement, j’ai plus de sensations qu’il n’y a de mots pour les rendre : comment, en effet, pourrais-je vous dire tout le bien et tout le mal que vous me faites ? votre présence a un tel empire, une telle force, qu’elle me donne une existence nouvelle, et ne me laisse pas même le souvenir de celle que j’avais avant que de vous voir. Je suis si animée, si pénétrée de l’impression que je reçois, que je ne puis plus être heureuse ou malheureuse que par vous. J’aime, je jouis, je crains, je souffre, sans qu’il entre jamais dans ces diverses dispositions ni souvenir du passé, ni prévoyance de l’avenir. Mon ami, dans le temps où l’on croyait au sortilège, j’aurais expliqué tout ce que vous me faites éprouver en disant que vous aviez le pouvoir de jeter sur moi un sort qui m’enlève à moi-même ; mais si cela était, si vous aviez cette puissance, que je vous trouverais cruel de ne pas prolonger l’illusion qui me fait sentir, au moins quelques moments, que la vie peut être un bien ! Oui, je vous dois de connaître, de goûter ce plaisir qui enivre l’âme, au point d’ôter tout sentiment de peine et de douleur. Mais voyez si je dois vous en rendre grâce : le charme cesse au moment où vous me quittez, et en rentrant dans mon âme, je me trouve accablée de regret et de remords : la perte que j’ai faite me déchire. J’étais aimée, et aimée à un degré où l’imagination ne peut pas atteindre. Tout ce que j’ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de M. de M... ; il remplissait toute sa vie ; jugez s’il a dû occuper la mienne. Ce regret suffirait bien pour faire le malheur et le désespoir d’une âme sensible. Eh bien ! je souffre plus cruellement encore par le remords qui pèse sur mon âme : je me vois coupable, je me trouve indigne du bonheur dont j’ai joui : j’ai manqué à l’homme le plus vertueux et le plus sensible ; en un mot, j’ai manqué à moi-même et j’ai perdu ma propre estime : jugez si j’ai le droit de prétendre à la vôtre ; et si vous ne m’estimez pas, y a-t-il moyen de m’aveugler au point de croire que vous puissiez m’aimer ? D’après cette connaissance de moi-même, et les réflexions qu’elle entraîne, croyez-vous qu’il puisse y avoir une créature plus malheureuse ? Ah ! mon ami, cette mobilité d’âme que vous me reprochez, et dont je conviens, ne me sert que lorsque je vous vois. C’est elle qui fait que toute ma vie n’est plus que dans un point : je vis en vous et par vous ; mais d’ailleurs savez-vous à quoi sert cette mobilité ? à me faire éprouver dans une heure tous les genres de tourments qui peuvent déchirer et abattre l’âme. Oui, cela est vrai, je sens quelquefois les angoisses, le découragement de la mort, et dans le même instant, les convulsions du désespoir. Cette mobilité est un secret de la nature pour faire vivre avec plus de force en un jour, que le commun des hommes n’a vécu en mourant à cent ans. Il est vrai que cette même mobilité, qui n’est qu’une malédiction de plus dans le malheur, est quelquefois la source de beaucoup de plaisirs dans une disposition calme : c’est peut-être même un moyen d’être aimable, parce que c’est une manière de faire jouir la vanité et de flatter l’amour-propre. Cent fois j’ai senti que je plaisais par l’impression que je recevais des agréments et de l’esprit des personnes avec qui j’étais : et en général, je ne suis aimée que parce qu’on croit et qu’on voit qu’on me fait effet ; ce n’est jamais par celui que l’on reçoit. Cela prouve tout à la fois, et l’insuffisance de mon esprit et l’activité de mon âme, et il n’y a dans cette remarque ni vanité, ni modestie, c’est la vérité. Mon ami, je veux vous dire le secret de mon cœur, sur le peu d’impression que vous prétendiez que me faisait l’idée d’une séparation de quatre mois ; voici ce que je m’en promettais : d’être rendue tout entière à ma douleur, et au dégoût invincible que je me sens pour la vie. Je croyais que, lorsque mon âme ne flotterait plus entre l’espérance et le plaisir de vous voir, de vous avoir vu, elle aurait plus de force qu’il n’en faut pour me délivrer d’une vie qui ne me présenterait plus que des regrets et des remords. Voilà, je vous le jure, la pensée qui m’occupe depuis près de deux mois ; et ce besoin actif et profond d’être délivrée de mes maux m’a soutenue et me défend encore contre le chagrin que me ferait éprouver votre absence. Ne concluez point déjà que je veuille vous prouver que je vous aime avec beaucoup de passion : non, mon ami ; cela prouve seulement que je tiens vivement à mon plaisir, et qu’il me donne la force de souffrir. Je vous l’ai déjà dit, ces mots sont gravés dans mon cœur, et ils prononcent mon arrêt : vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister. Après cela, dites tout le mal que vous voudrez de ma sensibilité : jamais je n’ai cherché à combattre la mauvaise opinion que vous aviez de moi ; je ne vous trouve ni sévère, ni injuste. Vous seul, dans la nature, êtes en droit de me mésestimer, et de douter de la force et de la vérité de la passion qui m’a animée pendant cinq ans.