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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/III. À Corellia Hispulla

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Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 171-175).
III.
Pline à Corellia Hispulla.[1]

Je ne pourrais pas dire si j’avais plus d’amitié que de vénération pour votre père, homme d’un mérite et d’une probité rares. Ce que je sens, c’est qu’en mémoire de cette ancienne amitié, et en même temps pour vos propres vertus, je vous aime tendrement. Jugez par là si je puis manquer de contribuer, non-seulement de mes vœux, mais de tous mes efforts, à rendre votre fils semblable à son aïeul ; je dis son aïeul maternel, quoique d’ailleurs je n’ignore pas que son aïeul paternel s’était acquis beaucoup de considération, ainsi que son père et son oncle. Votre fils apprendra bientôt à marcher sur leurs traces, si on lui donne un guide qui lui enseigne les routes de la science et de l’honneur ; mais il importe de bien choisir ce guide. Jusqu’ici son enfance l’a tenu auprès de vous, et sous la conduite de ses précepteurs : là, point d’erreurs, ou très-peu d’erreurs à craindre. Aujourd’hui, que le temps est venu de l’envoyer aux écoles publiques, il faut chercher un rhéteur dont la réputation soit établie, en vertu, en modestie, et surtout en sévérité de mœurs : car, entre autres avantages que cet enfant a reçus de la nature et de la fortune, il est doué d’une beauté singulière ; et c’est un motif, dans un âge si tendre, pour lui donner non-seulement un précepteur, mais un gouverneur et un gardien rigide.

Je ne vois personne plus propre à cet emploi que Julius Genitor. Je l’aime ; mais l’amitié que je lui porte ne séduit point mon jugement : c’est, au contraire, de mon jugement qu’elle est née. Genitor est un homme grave et irréprochable, peut-être un peu sévère et un peu dur, si l’on en juge d’après la licence du siècle. Sur son éloquence, vous pouvez vous en rapporter à l’opinion publique ; car le talent de l’éloquence se manifeste de lui-même et est apprécié sur-le-champ. Il n’en est pas ainsi des qualités de l’âme : elle a des abîmes où il n’est pas facile de pénétrer, et, sous ce rapport, je serai la caution de Genitor. Votre fils ne lui entendra rien dire, dont il ne puisse faire son profit ; il n’apprendra rien de lui, qu’il eût été mieux d’ignorer. Genitor n’aura pas moins de soin, que vous et moi, de rappeler sans cesse devant ses yeux l’image de ses ancêtres, et de lui faire sentir les obligations que leurs grands noms lui imposent. N’hésitez donc pas à le mettre entre les mains d’un précepteur, qui le formera d’abord aux bonnes mœurs, et ensuite au talent de l’éloquence, où l’on n’excelle jamais sans les bonnes mœurs[2]. Adieu.


  1. Corellia Hispulla. Cette Corellia est celle dont Pline plaida la cause (voyez liv. iv, 17). Il y avait une autre Corellia, sœur de Corellius, et très-liée avec la mère de Pline.
  2. Où l’on n’excelle jamais, etc. Pline semble faire allusion à cette définition de l’orateur : Orator est vir bonus dicendi peritus.