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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/III. À Nepos

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 89-93).
III.
Pline à Nepos[1].

Isée avait été précédé d’une brillante réputation ; et l’on a trouvé sa réputation au dessous de son mérite. Rien n’égale la facilité, la variété, la richesse de son élocution. Jamais il ne se prépare, et il parle toujours comme s’il était préparé[2]. C’est la perfection du langage grec, ou plutôt de la langue attique[3]. Ses exordes ont de la grâce, de la délicatesse et de la douceur, quelquefois de la grandeur et de la majesté. Il demande plusieurs sujets de discussion, prie les auditeurs d’en choisir un, et souvent même de lui indiquer l’opinion qu’il doit soutenir. Il se lève, il se compose[4], il commence : tout se trouve presque à la fois sous sa main. Ses pensées sont profondes, et les mots semblent voler au devant des pensées. Mais quels mots ! les mieux choisis, les plus élégans. On sent, à ses discours les moins étudiés, qu’il a lu beaucoup, et beaucoup composé[5]. Il entre naturellement dans son sujet ; il narre avec clarté ; il argumente vivement ; il récapitule avec force, et sème partout des fleurs avec un goût exquis. En un mot, il instruit, il plaît, il remue, sans qu’on puisse décider si c’est à remuer, à plaire, ou à instruire qu’il excelle[6]. Il ramène sans cesse de courtes réflexions, et des raisonnemens si justes et si serrés, que, même la plume à la main, on aurait peine à leur donner autant d’énergie. Sa mémoire est un prodige : il reprend, depuis le commencement, un discours qu’il vient d’improviser, et ne s’y trompe pas d’un seul mot. L’étude et l’exercice lui ont acquis ce merveilleux talent : car ce qu’il fait, ce qu’il entend, ce qu’il dit, tout se rapporte là. Il a passé soixante ans, et il ne s’exerce encore que dans les écoles[7]. C’est chez les hommes de ce genre qu’on trouve au plus haut degré la simplicité, la bonté, la franchise. Nous autres, qui passons notre vie dans les contestations réelles et dans le tumulte du barreau, nous nous familiarisons, même sans le vouloir, avec la finesse et la ruse. Les écoles, au contraire, où tout n’est que fiction, ne nous offrent aussi que des sujets où l’esprit se joue innocemment ; et rien n’est plus agréable, surtout dans la vieillesse. Car est-il pour la vieillesse un amusement plus doux, que celui qui fait les délices du jeune âge ?

Je crois donc Isée, non-seulement le plus éloquent, mais encore le plus heureux des hommes ; et vous, vous en êtes le plus insensible, si vous n’éprouvez un désir ardent de le connaître. Quand d’autres affaires, quand le besoin de me voir ne vous appelleraient pas ici, vous y devriez voler pour l’entendre. N’avez-vous jamais lu qu’un citoyen de Cadix, frappé de la réputation et de la gloire de Tite-Live, vint des extrémités du monde pour le voir, le vit, et s’en retourna ? Il faut être sans goût, sans littérature, sans émulation, j’ai presque dit sans honneur, pour ne pas céder à cette curiosité, la plus séduisante, la plus noble, enfin la plus digne d’un homme. Vous me direz peut-être, je lis ici des ouvrages où l’on ne trouve pas moins d’éloquence. Je le veux ; mais vous les lirez toujours quand il vous plaira, et vous ne pourrez pas toujours entendre ce grand homme. Ignorez-vous d’ailleurs que le débit fait une impression bien plus vive et bien plus profonde ? Ce que vous lisez l’emportât-il naturellement en énergie, les traits que l’orateur enfonce par le geste, par la voix, par le jeu de la physionomie, entreront toujours plus avant. Ne savons-nous pas ce que l’on raconte d’Eschine ? Un jour qu’il lisait à Rhodes la harangue que Démosthène avait prononcée contre lui, les auditeurs applaudissaient avec enthousiasme. Que serait-ce donc, s’écria-t-il, si vous eussiez entendu le monstre lui-même[8] ? Cependant, si l’on en croit Démosthène, Eschine avait un organe très-sonore[9] ; et Eschine avouait néanmoins que l’auteur du discours l’avait infiniment mieux débité que lui. Quel est le but de tout ceci ? C’est de vous déterminer à venir entendre Isée, quand ce ne serait que pour dire que vous l’avez entendu. Adieu.


  1. Nepos. On croit que ce Nepos, homme éloquent et instruit, est celui dont parle Martial, vi, 27.
  2. Et il parle toujours comme s’il était préparé. On a élevé des doutes très-graves sur les improvisations d’Isée. Philostrate dit positivement, dans la Vie des sophistes (i, 20, 2), qu’Isée n’improvisait jamais, et qu’il passait toute la matinée à préparer ses dissertations et ses harangues. Hermogène prétend que c’était la méthode de tous les anciens rhéteurs. Il faut convenir toutefois qu’Isée ne
  3. C’est la perfection du langage grec, etc. Le contresens de De Sacy est formel. Il traduit : Il se sert de la langue grecque, ou plutôt de l’attique. Ce détail serait froid dans un éloge, et surtout après ce trait dicit tanquam diu scripserit. L’énumération suivante : prœfationes tersœ, graciles, dulces, sert encore à déterminer, par la liaison des idées, le sens de sermo grœcus. Le langage, le style d’Isée à la grâce qui est propre à la langue grecque, et même celle qui distingue le dialecte attique. Ceci est une louange : c’est ce que De Sacy n’a pas senti.
  4. Il se compose. Le latin dit, il arrange sa robe. Leniter est consurgendum (dit Quintilien, xi, 3, 156) ; tum in componenda toga, vel, si necesse erit, etiam ex integro injicienda, duntaxat in judiciis, paullum commorandum, ut et amictus sit decentior, et protinus aliquid spatii ad cogitandum. Pline dit encore, iv, ii : Postquam se composuit, circumspexitque habitum suum, etc.
  5. Beaucoup composé. J’ai rétabli scriptio ; c’était évidemment la leçon adoptée par De Sacy.
  6. Sans qu’on puisse décider, etc. De Sacy a lu sans doute quod maxime dubites ; mais même avec cette leçon, il faisait un contresens, en traduisant : Il instruit, il plaît, il remue, et (ce que vous aurez peine à croire) il ramène sans cesse de courtes réflexions, etc. Pourquoi aurait-on peine à le croire ? serait-il donc plus difficile de ramener de courtes réflexions, que d’instruire, de plaire, de remuer ? Le quid maxime, dubites a un sens bien plus naturel et bien plus élégant.
  7. Il ne s’exerce, etc. De Sacy traduit, et il s’exerce encore dans les écoles. Le latin dit bien plus, il n’en est pas sorti ; il n’a pas paru au barreau, à la tribune. Isée suivait l’exemple d’Isocrate.
  8. Que serait-ce donc, etc. Quelques manuscrits, après θηρίον, portent τά αὑτοῦ ῥήματα βοῶντος, que Gesner n’ose pas condamner.
  9. Un organe très-sonore. C’est le sens de λαμπροφωνότατος, que j’ai préféré à μεγαλοφωνότατος et à d’autres leçons des manuscrits. De Sacy a traduit, Eschine avait la déclamation très-véhémente : j’ignore quel texte il avait sous les yeux.