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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 I. À Sévère

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 337-341).
I.
Pline à Sévère.

On vient de me faire un petit legs, que j’estime plus qu’un legs considérable. Vous demandez pourquoi ? Le voici. Pomponia Gratilla ayant déshérité son fils Assudius Curianus, m’institua héritier avec Sertorius Severus, l’ancien préteur, et avec quelques chevaliers romains, distingués dans leur ordre. Curianus me pressa de vouloir bien lui donner ma part dans la succession, et d’établir par-là un préjugé en sa faveur contre mes cohéritiers ; mais en même temps il m’offrait de me laisser, par une stipulation particulière, cette même portion que je lui donnerais. Je lui répondis qu’il ne convenait pas à mon caractère de feindre publiquement une chose, et d’en faire une autre en secret ; que d’ailleurs je ne croyais pas qu’il fût honorable de faire une donation à un homme riche et sans enfans ; qu’enfin[1] cette donation serait inutile à ses desseins ; qu’au contraire, un désistement de mon droit les favoriserait beaucoup, et que j’étais près de me désister, s’il me pouvait prouver qu’il eût été déshérité injustement. J’y consens, reprit-il, et je ne veux point d’autre juge que vous. Après avoir hésité un moment : Je le veux bien, lui dis-je ; car je ne vois pas pourquoi j’aurais de moi moins bonne opinion que vous-même : mais souvenez-vous que rien ne m’ébranlera, si la justice m’engage à décider pour votre mère. — Comme vous voudrez, répondit-il ; car vous ne voudrez jamais que ce qui sera juste. Je choisis donc, pour prononcer avec moi, deux des hommes qui jouissaient alors dans Rome de la plus haute estime, Corellius et Frontinus. Assis au milieu d’eux, je donnai audience à Curianus dans une chambre. Il dit tout ce qu’il crut pouvoir établir la justice de ses plaintes. Je répliquai en peu de mots ; car personne n’était là pour défendre l’honneur de la testatrice. Après cela, je m’éloignai de lui pour délibérer ; et ensuite, de l’avis de mon conseil, je lui dis : Il paraît, Curianus, que le ressentiment de votre mère était juste.

Quelque temps après, il fait assigner mes cohéritiers devant les centumvirs ; il n’excepte que moi. Le jour du jugement approchait. Tous mes cohéritiers souhaitaient une transaction ; non qu’ils se défiassent de leur cause, mais les circonstances leur faisaient peur. Ils appréhendaient (ce qu’ils avaient vu plus d’une fois arriver à d’autres), qu’au sortir d’un procès civil devant les centumvirs, ils ne tombassent dans un procès criminel et capital. Il en était plusieurs, contre qui l’amitié de Gratilla et de Rusticus pouvait fournir un prétexte d’accusation[2]. Ils me prient de pressentir Curianus. Je prends rendez-vous avec lui dans le temple de la Concorde. Là je lui dis : Si votre mère vous eût institué héritier pour un quart de son bien, ou si même elle vous eût fait son unique héritier, mais que par des legs elle eût si fort chargé sa succession, qu’il ne vous en restât que le quart, auriez-vous droit de vous plaindre[3] ? Vous devez donc être content, si, étant déshérité, ses héritiers vous abandonnent la quatrième partie de ce qu’ils recevront. J’y veux pourtant encore ajouter du mien. Vous savez que vous ne m’avez point assigné : ainsi la prescription qui m’est acquise par une possession publique et paisible de deux années, met ma portion d’héritage à couvert de vos prétentions. Cependant, pour vous déterminer à faire meilleure composition à mes cohéritiers[4], et afin que votre considération pour moi ne vous coûte rien, je vous en offre autant pour ma part. Le témoignage secret de ma conscience ne fut pas le seul fruit que je recueillis de cette action ; elle me fit honneur. C’est donc ce même Curianus, qui m’a laissé un legs, pour rendre un éclatant hommage à mon désintéressement, qui, si je ne me flatte point trop, est digne de la vertu de nos ancêtres[5].

Je vous écris ce détail, parce que j’ai coutume de m’entretenir avec vous, aussi naïvement qu’avec moi-même, de tout ce qui me cause de la peine ou du plaisir : je crois, d’ailleurs, qu’il serait injuste de garder pour moi seul toute ma joie, et de l’envier à mon ami. Car enfin, ma sagesse ne va point jusqu’à ne compter pour rien cette espèce de récompense, que la vertu trouve dans l’approbation de ceux qui l’estiment. Adieu.


  1. Qu’enfin, etc. L’expression de Pline, in summa, est employée dans le sens de ad summam, comme dans cette phrase de Justin, liv. xiii, vers la fin : Diu mutuis vulneribus acceptis colluctatus est : in summa victus occumbit.
  2. Pouvait fournir un prétexte d’accusation. C’était sous Domitien : Rusticus avait été assassiné, Gratilla, sa femme, exilée : il s’agissait de la succession de celle-ci, et l’on conçoit que son amitié pouvait devenir fatale à ceux qu’elle avait cru devoir préférer à son fils.
  3. Qu’il ne vous en restât, etc. En vertu de la loi Falcidie, promulguée dès le règne d’Auguste, la réserve du quart des biens suffisait pour ôter à l’héritier légitime ce qu’on appelait la querelle d’inofficiosité contre le testament.
  4. Mes cohéritiers. Au lieu de ut coheredes, j’ai lu avec les derniers éditeurs ut te coheredes.
  5. Pour rendre un éclatant hommage, etc. De Sacy me paraît avoir fait un contresens, en traduisant : Il l’accompagne d’un éloge qui (si je ne me flatte point trop) est digne de nos ancêtres. C’est l’action, et non l’éloge, qui est digne de la vertu antique. Si quelque chose peut excuser la louange que Pline s’accorde ici, c’est le fait même, si honorable pour lui et par la confiance qu’on lui témoigne et par la noble manière dont il y répond.