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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 XIX. À Paullinus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 405-407).
XIX.
Pline à Paullinus.

Je vous avouerai ma douceur pour mes gens, d’autant plus franchement, que je sais avec quelle bonté vous traitez les vôtres. J’ai constamment dans l’esprit ce vers d’Homère :

Il eut toujours pour eux le cœur d’un tendre père[1] ;


et je n’oublie point le nom de père de famille, que parmi nous on donne aux maîtres. Mais quand je serais naturellement plus insensible et plus dur, je serais encore touché du triste état où se trouve mon affranchi Zosime : je lui dois d’autant plus d’égards, qu’ils lui sont plus nécessaires. Il est fidèle [2], complaisant, instruit : son talent principal, et son titre, pour ainsi dire, c’est celui de comédien. Il déclame avec force, avec goût, avec justesse, même avec grâce, et il sait jouer de la lyre, mieux qu’un comédien n’a besoin de le savoir[3]. Ce n’est pas tout : il lit des harangues, des histoires et des vers, comme s’il n’avait jamais fait autre chose.

Je suis entré dans tout ce détail, pour vous apprendre combien cet homme seul me rend de services, et de services agréables. Ajoutez-y l’affection que j’ai pour lui depuis long-temps, et que son danger a redoublée : car nous sommes faits ainsi ; rien ne donne plus d’ardeur et de vivacité à notre tendresse, que la crainte de perdre ce que nous aimons. Et ce n’est pas la première fois que je crains pour sa vie. Il y a quelques années que, déclamant avec force et avec véhémence, il vint tout à coup à cracher le sang. Je l’envoyai en Égypte pour se rétablir ; et après y avoir fait un long séjour, il en est revenu depuis peu en assez bon état. Mais ayant voulu forcer sa voix plusieurs jours de suite, une petite toux le menaça d’une rechute ; et bientôt après, son crachement de sang le reprit. Pour essayer de le guérir, j’ai résolu de l’envoyer à votre terre de Frioul. Je me souviens de vous avoir souvent ouï dire que l’air y est fort sain[4], et le lait très-bon pour ces sortes de maladies. Je vous supplie donc de vouloir bien écrire à vos gens de le recevoir dans votre maison, et de lui donner tous les secours qui lui seront nécessaires. Il n’abusera pas de vos bontés : car il est si sobre et si modéré, qu’il refuse, non-seulement les douceurs que peut demander l’état d’un malade, mais les choses même que cet état semble exiger. Je lui donnerai pour son voyage ce qu’il faut à un homme qui va chez vous. Adieu.


  1. Il eut toujours pour eux, etc. Homère, Odyss. ii, 47.
  2. Il est fidèle. J’ai lu est homo : c’est la leçon des dernières éditions. Dans le texte joint à la traduction de De Sacy, il y avait seulement homo probus.
  3. Mieux qu’un comédien n’a besoin de le savoir. Ce n’est pas, mieux qu’il appartient à un comédien, comme l’a traduit De Sacy : il y a entre les deux expressions une nuance qu’on apercevra aisément.
  4. L’air y est fort sain. J’ai conservé la leçon du texte de De Sacy, ibi et aerem salubrem, quoique je trouve dans l’édition de Schæfer, tibi et aera salubrem, sans aucune note qui annonce une yariété de leçon. Le texte sur lequel De Sacy a traduit me semble plus naturel, et le changement de tibi en ibi n’est pas si hardi, qu’on ne puisse se le permettre, sans l’autorité des manuscrits.